IVG et fin de vie

Valérie Depadt-Sebag

Maître de conférences en droit, université Paris 13

Mireille Depadt

Philosophe

La question de la fin de vie supporte-t-elle la comparaison avec celle de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ?
Envisagée sous l’angle sociologique ou philosophique, la question conduirait à ouvrir une vaste problématique, où devrait être posée la question de la nature du vivant, de son début et de sa fin.
Envisagées sous un angle strictement juridique, les choses apparaissent moins complexes, car l’IVG met fin au développement d’une personne en puissance, d’un être vivant qui, jusqu’au moment de la naissance, sous réserve d’être né vivant et viable, n’a pas le statut de personne. C’est donc la prise en compte de la détresse de la femme enceinte qui justifie l’article 1er de la loi de 1975, celui-ci permettant qu’il soit porté atteinte au principe selon lequel la loi garantit « le respect de tout être humain dès le commencement de la vie ». En revanche, la fin de vie dont nous parlons est celle d’une personne, c’est-à-dire d’un être humain doté de la personnalité juridique. De ce point de vue, l’opposition est radicale : dans le premier cas, l’être dont il s’agit n’a pas le statut juridique d’une personne, d’où le recours à la situation de la femme qui le porte. Dans le second, l’être concerné est une personne au sens juridique du terme.
Néanmoins, la façon dont l’IVG a fait son entrée dans la vie sociale et dont elle est devenue une possibilité légale peut nous aider à penser le devenir d’une éventuelle autorisation de l’aide à la fin de vie.
Car il est pourtant un point sur lequel la mise en parallèle de l’IVG et de la fin de vie aboutit à des similitudes incontestables : le parcours suivi par la société dont a émané la demande.
L’avortement, qu’il soit volontaire ou thérapeutique, relève du domaine de la vie privé dans ce qu’il a de plus intime. Jusqu’à la légalisation de l’IVG, la décision d’interrompre une grossesse et les actes qui s’ensuivaient relevaient de l’intime, mais entraînaient leurs participants sur un autre domaine : celui de l’illicite. L’intimité et l’illicéité constituaient donc les deux raisons justifiant de décider et d’agir dans l’ombre de la société et de la loi.
Pourtant, la montée de la revendication de la rue jusqu’à la scène politique et juridique fut accompagnée d’un phénomène de publicisation. Le texte de loi sanctionnant l’IVG était encore en vigueur, mais avait cessé d’être appliquée car les magistrats eux-mêmes ressentaient d’une part son inadaptation face à l’évolution des esprits, d’autre part l’injustice qu’il y avait à sanctionner celles qui, par manque de moyens financiers et d’information, n’avaient pu franchir les frontières afin d’interrompre leur grossesse à l’abri du droit français et dans la garantie de conditions d’hygiènes satisfaisantes. On assista alors au récit de femmes célèbres non pas « avouant », mais disant publiquement avoir eu recours à cette technique, jusqu’au célèbre manifeste des 343. À l’intérieur de cette pétition parue le 5 avril 1971 dans le Nouvel observateur, 343 personnalités féminines affirmaient avoir avorté, prenant le risque de poursuites pénales qui, en réalité, n’impressionnaient personne que les plus démunies.
Une fois la loi promulguée, la question de l’IVG, en même temps qu’elle cessa d’être l’objet d’un combat, redevint une affaire privée. Aujourd’hui, un avortement n’est plus un secret au sens de sa dissimulation aux yeux de la loi, mais il relève de la sphère de la vie privée. Depuis son retour à l’intime, il est de nouveau envisagé par les femmes dans ses véritables caractères, à savoir un acte psychologiquement difficile et affectivement douloureux.
La considération de cette « histoire » peut nous aider à réfléchir sur le devenir, au sein de la vie sociale, d’une éventuelle légalisation de l’aide à la fin de vie.
La décision d’aider un proche à abréger sa vie relève également de la sphère de l’intime, même si l’intime se trouve parfois élargi au cercle des très proches.
L’acte qui applique cette décision participe aujourd’hui encore de l’illicite, avec quelques nuances si on le compare à celui consistant à réaliser une interruption de grossesse antérieurement à la loi de 1975. De fait, l’assistance au suicide ne connaissant aucune sanction spécifique, les poursuites judiciaires relèvent de textes d’ordre plus général comme le meurtre ou l’empoisonnement.
Cependant, par leurs fondements inadéquats et au-delà de ces derniers, la mise en cause de ceux qui ont assisté une personne souhaitant abréger sa vie aboutit dans la grande majorité des cas à un non lieu, creusant le fossé entre la loi et son application et, par là, portant atteinte à la démocratie.
Et comme il en a été pour l’avortement, on constate aujourd’hui que la parole se libère et nombre de travaux en tous genres font état de récits de personnes soit en ayant aidé d’autres soit à mettre un terme à leur vie, soit les ayant accompagné pour le faire à l’extérieur de nos frontières. Depuis ce qu’on a appelé les «affaires » Vincent Humbert et Chantal Sébire, l’étau du secret s’est desserré, et, un témoignage, voire une inculpation, appelant d’autres témoignages, on peut penser que la question de l’aide à la fin de vie est sur la pente du devenir public.
Est-ce que cela correspond à un changement de la mentalité consistant à faire de la fin de vie une affaire publique ? Certainement pas. Ce phénomène correspond à une demande sociale qui porte la parole jusqu’à l’espace public.
Le rapprochement avec l’histoire de l’IVG laisse penser que si une loi l’autorise, l’aide à la fin de vie, après être passée par l’exposition publique, retrouvera son lieu naturel : la sphère de l’intimité et qu’elle restera, elle aussi, comme l’IVG, ce qu’elle est pour ceux qui la choisissent, un moment difficile et douloureux, voire tragique.
Le passage par l’exposition dans l’espace public aura été le passage obligé entre l’intime du secret et celui du respect, entre le silence de l’interdit et celui de la conscience de chacun.

 

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