Se mobiliser autour des solidarités : Ignorés de nos politiques, ils défendent une démocratie digne

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Sud – Paris Saclay
Auteur de Le soin, une valeur de la République, Les Belles lettres

L’inattention, voire le dédain politique à l’égard de ceux qui sur les terrains les plus exposés aux menaces de la rupture du lien social, de la disqualification, de l’exclusion, voire de la mort sociale, de ceux qui interviennent souvent avec le sentiment de résister seuls, n’est plus acceptable. Leur aspiration à une reconnaissance de ce qu’ils sont et font, porte tout d’abord sur le manque de considération accordée à leurs missions, au sens et à la portée de leur engagement. Les discours convenus, prononcés au gré des circonstances pour déplorer les violences et autres incivilités commises contre les forces de l’ordre, les pompiers, les enseignants, les magistrats, les journalistes ou les soignants ne sont plus crédibles. Ils témoignent d’une impuissance ou d’une volonté de renoncer, en pratique, à préserver dans leur faculté d’intervention celles et ceux dont la fonction est de témoigner de l’éthique de notre société. Ceux qui incarnent un sens exigeant du bien commun (prenant le risque parfois d’y sacrifier leur vie), héroïsés en situation de menaces, de fragilité, d’attentats ou auxquels est confiée la mission d’assumer le devoir de justice et d’éduquer à la citoyenneté, de soigner et de réparer notre bien commun à ce point maltraité, expriment un sentiment d’abandon, voire de mépris. Au point d’être parfois tentés par des positions politiques qui pourraient mettre en cause les valeurs mêmes qu’ils assument et qui les motivent encore. Auprès de quelle instance trouvent-ils encore la raison et la force de résister ?
Nous négligeons tout autant ce que représentent et honorent ces vigiles de la démocratie que les personnes et les causes qu’ils s’efforcent de préserver et de sauvegarder dans leur existence et leurs droits. Accorde-t-on l’attention qui convient à leur implication quotidienne au service de personnes reléguées aux marges de nos préoccupations, celles qui éprouvent l’indignité d’une déconsidération, d’une maltraitance bafouant ce que proclame notre République ? Cette urgence apparaît peu consistante dans les programmes des candidats à la présidence de la République. Ils ont, pour ce qui les concerne, hiérarchisé d’autres priorités dans leur agenda, et n’estiment pas nécessaire de consacrer leur temps à des rencontres, autres qu’éphémères et médiatisées, avec ceux qui ont développé, à l’épreuve du réel, un savoir et une expertise qui éclaireraient, de manière certaine, ce que devraient être nos choix de société.
Qu’une aide-soignante investie auprès d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer n’ose pas révéler à ses proches une mission professionnelle à ce point dévalorisée, en dit long sur notre attachement à l’expression de nos sollicitudes sociales, pour ne pas évoquer ici l’idée de fraternité. Qu’au dénigrement, à la suspicion, à l’ingratitude et parfois au mépris que subissent celles et ceux qui interviennent sur le front de nos urgences sociales, ne soient opposés que quelques positions compassionnelles ou à défaut le soutien d’un accompagnement psycho-social palliatif, est révélateur d’un renoncement ou d’une impuissance qui minent notre République. Que l’exemplarité d’un engagement humble mais résolu, avec la conviction qu’il s’oppose à la dissolution de nos valeurs démocratiques et à l’autre barbarie qu’est l’abandon des plus vulnérables, soit déniée en ces temps d’avilissement du souci du bien commun à des mentalités et des comportements inacceptables, est une perversion indécente que l’on ne saurait supporter davantage. On pressent à quel échec collectif, voire à quel chaos ou au mieux à quel « modèle social » alternatif nous condamne cette « logique du pire », ce culte de la négation et du mensonge assumé. Il ne s’agit plus de faire l’inventaire des abdications politiques, le répertoire des friches sociales et des espaces désertés de la République livrés à une perdition qui risque aujourd’hui de meurtrir notre démocratie, au point d’être incapable d’affirmer des principes susceptibles de mobiliser une société prête à abdiquer, à sacrifier ces valeurs durement acquises afin de vivre la liberté et d’assumer ensemble le sens de nos responsabilités.
Confrontée à des ruptures qui affectent et blessent ce qui lui est constitutif et à quoi elle était jusqu’alors attachée, notre société a d’autant plus besoin d’une intelligence de la sollicitude, de la confiance et de la bienveillance. Il lui faut développer une culture de la reconnaissance, en chacun de ses membres, d’une capacité à s’associer, avec sa compétence et ses aspirations, à l’invention d’un vivre ensemble pour aujourd’hui. Les technologies innovantes appliquées au vivant, à la communication, à la connaissance et à tant d’autres aspects de la vie sociale bouleversent en effet nos conceptions, nos repères et tout autant nos valeurs démocratiques. Il est des sourciers, soucieux de l’essentiel, pour nous redonner l’envie de puiser le sens oublié ou évité d’une mobilisation nécessaire.
« Prendre soin de la société » alors qu’on ne sait plus au juste quelles légitimités en gouvernent les orientations et en hiérarchisent les arbitrages, c’est comprendre et reconnaître la richesse d’engagements multiples et partagés qui font vivre (ou trop souvent survivre) l’exigence éthique de notre démocratie. Le devoir de nos politiques est de prendre en compte cette force de lien et d’innovation au cœur de notre société, de considérer avec sérieux l’expertise et la sagesse qu’expriment dans l’action ces « soignants », divers dans leurs champs de compétences, plus attentifs que d’autres de la vie de notre République. Si, faute de reconnaissance et de soutiens autres que déclamatoires, ils ne trouvaient plus la moindre raison de persévérer et d’espérer en nous, renonçant à sauvegarder cette conscience du bien commun, n’y perdrions-nous pas ce qui est indispensable au vivre ensemble ?
Six semaines avant l’échéance de la présidentielle, chacun a compris que le cumul d’élément de langages et de formules convenues livrées en vrac afin de satisfaire les intérêts partisans, les revendications individualistes ou de céder aux tentations populistes ne répondent en rien aux urgences de notre démocratie. Un candidat saura-t-il, in extremis, reconnaître la signification et la fonction sociales d’engagements humbles, pertinents et précieux qui servent au quotidien la vie publique et portent, au-delà des promesses, une intelligence du réel susceptible de nous permettre d’assumer ensemble l’invention d’une démocratie digne des valeurs dont elle est comptable ?

 

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