Vincent Lambert, une déroute éthique et politique

Vincent Lambert, une déroute éthique et politique

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay

 

Publié dans le Huffington Post, 12 juillet 2019

« Mort pour l’exemple »

Dans une remarquable tribune publiée hier jeudi dans Le Monde – « Vincent Lambert, mort pour l’exemple » –, Michel Houellebecq pose un constat redoutable : « Ainsi, l’État français a réussi à faire ce à quoi s’acharnait, depuis des années, la plus grande partie de sa famille : tuer Vincent Lambert. » L’Écrivain poursuit son analyse et soumet une question qu’il nous faudra assumer politiquement : « Dans ces conditions, fallait-il tuer Vincent Lambert ? Et pourquoi lui, plutôt que les quelques milliers de personnes qui à l’heure actuelle, en France, partagent son état ? »
L’heure n’est plus à la déploration des controverses consternantes qui ont nourri une errance médico-légale ayant abouti à ce fiasco. Nous avons été impuissants à éviter la déroute éthique de cette judiciarisation d’une décision de mort médicalisée. M. Vincent Lambert est « mort pour l’exemple » dès la première tentative médicale, le 10 avril 2013, interrompue par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne. Avant même que ne soit déclenché le 2 juillet 2019 l’ultime protocole ayant pour intentionnalité sa mort programmée,
Depuis, dans l’attente du verdict, M. Vincent Lambert avait pour cadre de survie la chambre d’une unité de soins palliatifs. Son droit fondamental était pourtant de bénéficier de l’accueil dans une unité de soins dédiée aux personnes en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel. « Pour l’exemple », alors que des médecins spécialisés se sont engagés jusqu’au dernier instant pour défendre la seule option soucieuse de son état d’extrême vulnérabilité, cette liberté lui a été refusée. Faut-il rappeler qu’une circulaire du ministère chargé de la Santé du 3 mai 2002 instituait ce dispositif respectueux de la personne dans son parcours de vie, 2 mois après le vote de la « loi Kouchner » du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ? Dans son important rapport du 5 mai 2014 concernant M. Vincent Lambert, le Comité consultatif national d’éthique avait été attentif à expliciter la réalité se son handicap neurologique. Rien à voir avec les soins palliatifs, rien à voir avec la fin de vie : « La situation d’une personne qui est depuis plusieurs années dans un état de conscience minimale ou état pauci-relationnel représente une situation particulière et extrême de handicap lourd et stable, ne mettant pas en jeu le pronostic vital, qui est aussi celle d’autres personnes atteintes de polyhandicap et incapables d’exprimer leur volonté. »
Ces dernières heures nombre de réactions nous donnent à penser que si la logique implacable de cette « mort pour l’exemple » avait pour objectif l’affirmation d’un consensus moral, il s’agissait d’une profonde erreur d’analyse. Et dès lors que la puissance publique est intervenue, comme on l’a compris, il importera de savoir s’il ne s’agit de sa part que de rendre effective une décision judiciaire. Car le risque est celui d’une interprétation autre : celle de l’ouverture, de notre pays, à la pratique consentie de l’euthanasie, y compris sur une personne en situation de handicap. Puisque c’est ce dont il s’agit. Osera-t-on en effet maintenir que la sédation profonde et continue jusqu’au décès de M. Vincent Lambert, 9 jours durant, diffère d’un acte d’euthanasie, certes prolongé dans le temps plutôt que d’être immédiat ? Osera-t-on soutenir que ces conditions de mort, rendues publiques ces dernières semaines, sont plus humaines et dignes que l’euthanasie ? Osera-t-on demander aux instances de contrôles des pratiques de l’euthanasie aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg si leurs « critères de minutie » auraient été compatibles avec la décision d’euthanasier M. Vincent Lambert ?
« Mort pour l’exemple ». Mais où est l’exemplarité et à quoi vise la démonstration ? S’agit-il de préserver les apparences de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ? Elle ne résistera pas aux conséquences de ce qu’elle prétendait éviter : les dérives de pratiques consécutives à ses ambiguïtés, ses approximations et ses insuffisances. Elle permet en effet d’apprécier, selon son expertise, ses convictions et parfois même au regard de contingences, ce qu’il en est d’une obstination déraisonnable ou non, de la distinction dans l’alimentation et l’hydratation d’une personne entre soin et traitement, de ce qui diffère entre euthanasie et sédation profonde et continue jusqu’au décès programmable selon la dose des produits injectés. Dans ce contexte de confusion et d’approximation, l’inquiétude des personnes malades, des familles et des professionnels de santé qui exercent dans un contexte dont on connaît la complexité et les contraintes, est réfutée alors qu’elle devrait interroger. De telle sorte que la défiance s’insinue là où les circonstances devraient imposer la confiance et la certitude de décisions justes, insoumises à des aléas inacceptables.

Nos devoirs à l’égard des plus fragiles

M. Vincent Lambert n’était pas en fin de vie. Si l’on s’en tient à la loi, M. Vincent Lambert, pourtant professionnel de santé, n’avait ni désigné une personne de confiance, ni rédigé ses directives anticipées. D’autre part rien n’indiquait explicitement que la loi s’appliquait à une personne en situation de handicap ou de perte de sa faculté de discernement. Soyons clair, si l’on considère qu’une personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer en phase évoluée, et donc dans l’incapacité de faire valoir sa volonté, pourrait relever de cette loi, je ne suis pas certain que nos valeurs de solidarité résisteraient à la tentation d’une telle abdication. La démonstration faite aujourd’hui par les rapporteurs de la loi en 2016 de son interprétation extensible, inquiète. Nous ne pourrons pas différer la révision de cette loi de la sorte déconsidérée, quelque soit l’acharnement de ses propagandistes à en exalter les avancées qu’elle cautionne. Certaines voix autorisées indiquent qu’elle interviendrait à la suite de la révision actuelle de la loi relative à la bioéthique.
Il aurait été essentiel d’être exemplaire dès 2013 pour prétendre donner des leçons « pour l’exemple » et s’estimer en fait fondé à arbitrer de la dignité ou de l’indignité du parcours de vie d’une personne en situation de handicap. L’exemplarité au regard d’une vulnérabilité humaine s’affirme dans notre mobilisation à son service et dans cette exigence inconditionnelle de présence bienveillante auprès d’elle. Le souci éthique de l’autre concerne la préservation, la reconnaissance et la qualité de son existence plutôt que l’ordonnancement « par respect de sa dignité » de sa mort médicalisée. Nos obligations premières visent à lui assurer sollicitude et solidarité. Rien à voir avec des disputations et des expertises visant à justifier une décision médicale initialement fondée sur des arguments contestés.
M. Vincent Lambert est le symbole de notre incapacité à discerner, dans un contexte complexe et douloureux, ce que sont nos responsabilités et ce que sont nos véritables urgences. « Pour l’exemple » et selon une stratégie dont la lisibilité et la pertinence justifiera des approfondissements, « l’exception d’euthanasie » évoquée dans l’avis du Comité consultatif national d’éthique « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie » (27 janvier 2000) a été appliquée dans des circonstances qu’aucun argument connu n’est parvenu à légitimer. « Fallait-il tuer Vincent Lambert ? » s’interroge Michel Houellebecq. Que comprendre de ce dont témoignent les conditions de la mort de M. Vincent Lambert, au-delà d’un échouement qui aurait dû être évité ? S’il est une urgence désormais, après le temps du recueillement, c’est d’analyser dignement et avec courage cette défaite de l’éthique, cette injure faite aux valeurs qu’incarne notre démocratie et une conception responsable du vivre ensemble.
Dans son avis sur les expérimentions sur des personnes malades en état végétatif persistant (24 février 1986), le Comité consultatif national d’éthique tient un propos d’une profonde justesse : « Ce sont des êtres humains, qui ont d’autant plus droit au respect dû à la personne humaine qu’ils se trouvent en état de grande fragilité. » Notre société est d’autant plus vulnérable lorsqu’elle ne parvient plus à considérer et à assumer ses devoirs à l’égard de ses fragiles. Notre société est d’autant plus vulnérable lorsque la confusion, le doute, la suspicion et la défiance s’insinuent dans des domaines aussi sensibles et intimes que nos conceptions de la vie, des droits inaliénables de la personne et du respect de l’idée d’humanité.