Vincent Lambert : reconnaître d’autres droits de la personne malade

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud, directeur de l’Espace éthique/AP-HP

Des soins prolongés

« La personne malade a droit au respect de sa dignité. » La référence à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé qui énonce ce principe pourrait s’imposer dans le contexte des controverses suscitées par la situation de Vincent Lambert. Cette même loi précise : « Les professionnels mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort. » Du reste, deux mois après son vote, une circulaire du ministère chargé de la santé était consacrée le 3 mai 2002 « à la création d’unités de soins dédiées aux personnes en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel ». Le concept de « soins prolongés » y est évoqué en tenant compte de ses spécificités : « ils s’adressent à des personnes « atteintes de maladies chroniques invalidantes avec risque de défaillance des fonctions vitales, nécessitant une surveillance médicale constante et des soins continus à caractère technique ». On le voit donc, l’approche des modalités d’accueil et de suivi des personnes cérébro-lésées n’est à aucun moment conditionnée par une réflexion portant sur la fin de leur vie, même s’il convient d’anticiper de manière concertée les phases d’évolutions. Il peut même apparaître surprenant que le cadre d’existence actuel de Vincent Lambert soit une unité de soins palliatifs et non une structure dédiée. Des professionnels compétents ont su développer une expertise indispensable dans un contexte douloureux, complexe et incertain qui sollicite une qualité d’attention et de retenue tant à l’égard de la personne en état de conscience minimale que de ses proches.
L’existence de ces personnes se poursuit sans le recours aux moyens qui « apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie » que réprouve la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Et, si elle s’imposait selon des critères médicaux probants, la décision relative à une limitation ou à un arrêt des traitements encadrée par la « loi Leonetti » serait intervenue dans la phase intensive de réanimation. À cet égard se pose la question du pronostic, lorsqu’à la suite d’un accident vasculaire cérébral ou d’un traumatisme crânien les séquelles sont susceptibles de compromettre la qualité de vie de la personne et ses facultés relationnelles. Il serait intéressant d’évaluer à cet égard dans les pratiques les conséquences d’évolutions tant législatives que du point de vue de l’imagerie fonctionnelle. Tout semble indiquer que les décisions s’envisageraient désormais en amont, « dans les premières heures », ne serait-ce qu’avec le souci d’éviter l’engrenage de situations estimées insupportables. Le doute est-il alors favorable à la survie de la personne alors qu’elle aura rarement anticipé une réalité aussi catastrophique et qu’il est humainement impossible de se la représenter ? Les proches sont-ils à même d’exprimer un point de vue fondé, alors que l’impact d’un tel désastre que rien ne permettait de présager bouleverse leurs repères et les soumet à des dilemmes sans véritable issue satisfaisante ? Serait-il possible de définir un seuil temporel au-delà duquel la situation serait considérée irrévocable, s’agissant par exemple de traumatisme crâniens dont l’évolutivité est incertaine ? Dans ce cas c’est en termes de mois, voire d’années que le processus décisionnel s’élabore, et aucune législation actuelle n’intègre la situation d’une personne stabilisée dans un état de conscience minimale dont la poursuite des soins apparaitrait à un moment donné injustifiée.


Une exigence de prudence

Dans ce contexte extrême, éprouvé dans sa violence, son injustice, l’arbitrage de la décision ne saurait relever de la seule procédure médicale formellement recevable. D’autres enjeux conditionnent la recevabilité d’une décision qui doit tenir compte de la pluralité des points de vue et surtout de l’intérêt direct la personne concernée. Lorsque la discussion porte sur l’irréversibilité d’un traumatisme, sur les facultés, même limitées, d’évolution dans le temps, quels principes ou quelles valeurs faire prévaloir alors que rien n’indique ce que serait la préférence de la personne ? Peut-on se satisfaire de l’interprétation hasardeuse de postures, de crispations qui inclineraient à y voir l’expression d’un refus ou au contraire d’une volonté de vivre ? Au nom de quelle autorité et selon quels critères assumer le choix de renoncer ou au contraire celui de poursuivre ? La position des proches doit-elle s’avérer déterminante alors que l’on sait l’impact des circonstances sur leur vie au quotidien ? Les compétences médicales elles-mêmes n’auraient-elles pas parfois leurs limites dans la capacité de discernement lorsque le soin d’une personne relève de considérations humaines et sociales autres que strictement techniques, et plus encore lorsque certains aspects de ce qui apparaît de l’ordre de la survie semblent échapper aux tentatives d’évaluations strictement scientifiques ? Le débat portant sur les caractéristiques mêmes d’un état pauci-relationnel en disent long des incertitudes qu’il importe de ne pas négliger en préservant une exigence de prudence.
Un projet de loi relatif à la fin de vie nous est annoncé dans les prochains mois. Il devrait concerner les conditions d’assistance médicalisée en fin de vie, et déjà certaines discussions de qualité portent sur des directives anticipées qui pourraient être opposables, sur le suicide médicalement assisté et sur la sédation terminale. Il y a quelques jours encore, le président de la République a rappelé son attachement à l’encadrement strict des évolutions qu’il souhaite. Les valeurs de solidarité et de compassion sont sollicitées, ainsi que l’importance de situer de tels enjeux au plan de la responsabilité politique. Après s’être laïcisée, puis médicalisée, notre approche de la mort s’est politisée. Demain l’enjeu sera de la resocialiser et de tenter de reconstituer l’expression d’une sollicitude témoignée à la personne malade et à ses proches jusqu’au terme de son existence qui ne se limiterait pas à définir les seules conditions de sa mort.
Pour autant, a priori cette évolution législative ne paraît pas relever de circonstances liées à la maladie chronique, aux maladies neurologiques dégénératives, à certaines formes de handicaps qui ne sont pas assimilables d’emblée à la fin de vie. À commettre cet amalgame, nous serions conduits à condamner à la mort certaines formes de vie qui, pour inhabituelles et endommagées qu’elles soient, continuent de solliciter notre attention. Afin d’éviter toute interprétation hasardeuse ou ces dérives observées dans les quelques pays qui ont dépénalisé l’euthanasie, les instances sollicitées par François Hollande pour éclairer sa décision estiment que la difficulté sera précisément de caractériser ce qui justifierait spécifiquement une extension des indications de la loi relative à la fin de vie. Des notions comme celle de « sédation euthanasique » ou d’« exception d’euthanasie » sont avancées, notamment pour tenter d’apporter une réponse compassionnelle aux situations les plus délicates. A propos de la décision collégiale arbitrée dans les conditions que l’on sait par l’équipe de l’unité de soins palliatifs où est hospitalisé Vincent Lambert, l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation est interprétée comme une « euthanasie passive ». Outre l’importance qu’il y aurait à clarifier les concepts afin de nous prémunir d’interprétations préjudiciables à l’intérêt direct de la personne malade, ne serait-il pas opportun de consacrer une véritable réflexion aux situations inhérentes à la chronicité de certaines maladies, aux conséquences des maladies évolutives ou aux handicap sévères qui limitent ou abolissent les facultés cognitives, voire la vie relationnelle de la personne ? Il n’est pas sage d’appréhender ces réalités humaines sous le seul prisme des conditions du terme de l’existence.

 

Une révision de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades

Lorsque la personne n’est pas ou plus en capacité de consentir, son assentiment peut-il encore être sollicité, ainsi que le préconise l’Association Médicale Mondiale dans la version de la déclaration d’Helsinki revue en octobre 2013 ? Comment apprécier, de manière rétrospective, quelles étaient les préférences d’une personne incapable de communiquer afin d’en tenir compte dans une prise de décision médicale ? Ne devrions-nous pas repenser notre approche d’obligations qui, pour s’avérer plus fortes à l’égard de la personne du fait même de son extrême vulnérabilité, engagent en toutes circonstances à ne se préoccuper que de son intérêt propre et à y consacrer les dispositifs adaptés ?
En fait, une voie jusqu’à présent inexplorée me semble s’imposer désormais dans la concertation nationale sur la fin de vie et, au-delà, s’agissant des personnes dans l’incapacité de consentir ou de refuser un traitement. Ne serait-il pas cohérent d’intégrer les évolutions législatives annoncées portant sur la fin de vie, à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé révisée, tout en accordant un soin particulier à la prise en compte des réalités complexes de la maladie chronique, des maladies neurologiques évolutives et des handicaps complexes ? D’autres droits doivent donc être reconnus à la personne malade : susceptibles de répondre avec humanité et compétence à des attentes jusqu’alors négligées ou dévoyées. De telle sorte que le « parcours de vie » dans le « parcours de soin » évoqué avec tant de justesse dans la Stratégie nationale de santé puisse relever de l’engagement effectif d’« assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort » ?
La dignité du soin tient essentiellement aux conditions qui favorisent une relation de confiance. Cela engage à tenir compte de valeurs d’humanité qui ajoutent à la complexité d’arbitrages redoutables, notamment dans le contexte d’incertitudes, d’ambivalences et d’approximations évoquées publiquement dans l’accompagnement de décisions qui touchent à l’existence de Vincent Lambert. C’est pourquoi, peut-être, la justice garante des droits de la personne a par deux fois affirmé une position contradictoire à celle arbitrée par des médecins du CHU de Reims. Plutôt que de déplorer ces jugements ou de dénoncer « une mauvaise loi » qu’il conviendrait d’adapter y compris aux circonstances ne relevant pas de la fin de vie, ne convient-il pas d’approfondir notre réflexion et de mieux comprendre nos responsabilités dans les circonstances qui nous interpellent aujourd’hui ?