Les hommes n’ont jamais renoncé à faire valoir leur dignité

par Pierre LE COZ, Maître de conférences en philosophie, Faculté de médecine, Marseille

 

« Il ne faut pas perdre de vue que l’homme est le plus surprenant de tous les êtres et que nul ne peut prédire comment la société se comportera dans un quelconque futur. »

(Hans Jonas)

 

L’homme a toujours été hanté par la fragilité fondamentale de sa condition. Il n’a jamais eu la vie facile. Il a été contraint de fabriquer des techniques pour survivre, puis de fabriquer d’autres techniques pour corriger les méfaits des techniques antérieures. Il a inventé des cultures et des systèmes d’organisation sociale, puis les a corrigées progressivement pour les ajuster à ses besoins de convivialité, d’amitié et d’entraide. Il n’a eu de cesse de batailler pour rendre ce monde le plus habitable possible. Paradoxalement, la fragilité inhérente à sa condition a fait de lui plus inventif de tous les animaux. Sa faiblesse a fait sa force. Son courage face à l’adversité a fait transparaître sa dignité.

Le mythe de Prométhée

La fragilité de la vie humaine est dépeinte de façon imagée à travers le célèbre « mythe de Prométhée » que nous a légué l’Antiquité grecque. Dans le récit de ce mythe, Platon fait dire à Protagoras, l’interlocuteur de Socrate1 (1): « l’homme est nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes (2)». » Le trait distinctif de l’homme est d’être le plus démuni de tous les animaux. Il livré à lui-même au sein d’une nature sauvage où tous les animaux ont été équipés pour se protéger et se nourrir, à l’exception de lui-même.

Que s’est-il donc passé pour que l’homme se retrouve en pareille situation ? Un dieu nommé Epiméthée était chargé de distribuer à tous les animaux des armes et des atouts. Mais il a oublié l’homme. Le dieu Epiméthée « attribua aux uns la force sans la vitesse et aux autres la vitesse sans la force, donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là mais imagina pour eux d’autres moyens de conservation (3)». Epiméthée est un dieu étourdi et c’est l’homme qui a fait les frais de son inadvertance. Oublié dans la distribution des atouts par Epiméthée, l’homme se trouve livré à l’abandon : il n’a pas sa place dans ce système d’équilibre général qui permet même au plus faible d’assurer sa descendance.

Et pourtant notre espèce a survécu. Grâce à Prométhée qui lui a fait don de « l’art de manier le feu », l’homme a inventé des solutions pour se tirer d’une situation initiale bien compromise, a priori désespérée. Il a créé des outils et construit des abris. Il s’est confectionné des habits pour se protéger des prédateurs et se « draper dans sa dignité ».

La force mobilisatrice des valeurs de l’éthique

Lorsque l’un de nos semblables est frappé par le handicap ou la maladie grave, les moyens techniques ne suffisent plus. Et pourtant, la situation reste inchangée pour l’être humain : il lui faut puiser dans les ressources de son imagination, de sa sensibilité et de son intelligence pour faire face à la difficulté de la situation. Le dénuement de l’autre nous convoque et nous appelle. Son visage nous fait prendre conscience de ce que Lévinas appelle la « responsabilité sur autrui (4) » . Les animaux ont des griffes ou des crocs, des becs ou des pinces, mais ils n’ont pas d’éthique. L’éthique commence dans le dénuement assumé, le retrait de soi pour laisser passer l’autre avant soi (« après vous, je vous en prie ! (5) »). Je cesse de regarder l’autre du haut de ma puissance parce que j’ai découvert une puissance venue d’ailleurs, la puissance du visage.
Cette puissance du visage n’est pas la puissance des puissants de ce monde, une puissance mondaine. C’est la force d’une présence, d’un regard qui se tourne vers moi et m’incline à une réaction d’humanité. Face à un visage pâle, un teint blafard, une expression faciale de tristesse, nous ne pouvons pas rester sans rien faire. Nous ne pouvons pas tourner les talons et passer notre chemin. Bien que démuni, le soignant fait preuve d’une humanité qui est empreinte de « cette vraie générosité envers l’avenir [qui] consiste à tout donner au présent (6)» dont parle Camus pour qualifier l’éthique de l’homme révolté.

Parfois notre société est tentée par le nihilisme : à quoi bon ? Notre espèce n’est-elle pas à la dérive, et comme frappée d’une incurable folie ?  Ne sommes-nous pas pris au piège de nos dispositifs techniques déshumanisants ? Bien qu’il fût l’un des philosophes les plus préoccupés par la menace technique, Hans Jonas lui-même a toujours pensé qu’on ne devait jamais renoncer devant l’ampleur de la tâche. Il a entrevu « l’obligation de ne pas céder au fatalisme », la « nécessité de ne pas céder à la résignation (7) ». Ce devoir envers les générations futures est aussi un devoir de fidélité envers tous ceux qui nous ont précédés et ont contribué à édifier le monde dans lequel nous vivons, nous confiant la tâche de poursuivre notre obstination raisonnable à faire valoir notre dignité.

 

Références

Platon, Protagoras, 329 a, traduction d’E. Chambry, Garnier Flammarion, 1967.

Ibid., 321 c

Ibid., 321 a.

Levinas E., Éthique et infini, Paris, Le Livre de Poche. 1984.

Ibid.

Camus A., L’homme révolté, op. cit., p. 375.

Jonas H., Une éthique pour la nature, Desclée de Brouwer, Paris, [1993], 2000,  pages 61-62.

 

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