Lorsque le sens des mots et les valeurs qu’ils portent ne sont pas ou plus partagés

par Catherine OLLIVET, Présidente de France Alzheimer 93

 

Démocratie ?

Qui se souvient encore qu’en 1976, le Cambodge a porté le glorieux nom de « Kampuchea démocratique » et que son premier ministre Pol Pot a fait exécuter un million de ses six millions de compatriotes, au nom de cette démocratie ?…

 

Bientraitance ?

Lorsque je lis aujourd’hui dans des documents de « formation à la bientraitance » qu’il faut frapper à la porte avant d’entrer et dire bonjour, n’y a-t-il pas de bonnes raisons de s’interroger, bien avant les grands mots emphatiques, sur la toute simple disparition du minimum requis de « bonne éducation » pour vivre en société ? Même les animaux ont des rituels lorsqu’ils se rencontrent sur terre ou dans les airs ! Des règles de vie en société doivent être assumées individuellement pour être partagées collectivement, et dire tout simplement « bonjour » ne peut que faire partie de ces rituels sociaux de base, indispensables dès l’enfance.

 

Discriminations ?

Les « victimes » de discriminations sont aujourd’hui des millions à s’en plaindre dans notre pays. Mais la nature elle-même est discriminante : à ce jour, les hommes ne peuvent pas porter un enfant dans leur ventre ce qu’ils regrettent vivement, les chiens sont privés de la capacité de miauler ce qui les traumatise chaque fois qu’ils rencontrent un chat, et le ver de terre a de grands risques d’être mangé par une taupe ce qui est clairement un abus de faiblesse. Plutôt qu’une victimisation qui conduit à l’impuissance, le vrai combat des Hommes, n’est-il pas plutôt dans une éducation à la différence ?

 

Modernité ?

Lorsqu’en 1933, l’eugénisme paraissait à la pointe de la modernité sociale, il s’est heureusement trouvé quelques pays « rétrogrades » pour résister. On a pu voir, très peu de temps après, dans des conditions particulièrement atroces, combien cette soit disant modernité était mortifère. Mais cette tyrannie du concept de modernité ressurgit en permanence aujourd’hui encore, lorsque sont discutées par exemple certaines lois de la bioéthique, comme si les mêmes concepts de chosification de l’Homme n’allaient pas produire les mêmes effets, dans notre société sans mémoire.

 

Dignité

Mais de quelle dignité parle-t-on ? Celle de la personne ou celle du regard que nous lui offrons ? Une dignité intrinsèque, ou des valeurs partagées de respect de l’autre ?

Lorsqu’une personne en grande précarité se rend aux ²Restos du cœur² et s’exclame : « j’ai ma dignité quand même ! », ne s’agit-il pas plutôt d’une légitime revendication : « j’ai droit au respect, même si je n’ai pas les moyens de faire mes courses au supermarché comme tout le monde » ?
Lorsque l’ADMD revendique pour des personnes âgées, malades, devenues dépendantes des autres pour leur vie quotidienne,  le droit de demander l’euthanasie à un médecin « pour mourir digne et ne pas coûter à leurs enfants », la dignité aurait donc une valeur financière, ou un coût financier ?

Ce ne sont pas les personnes malades qui risquent de perdre leur dignité, mais bien certaines familles, certains soignants, la société et ses représentations de la maladie, qui risquent de perdre leur dignité par des comportements indignes à leur égard.
Ainsi, comment expliquer que dans un même établissement d’accueil pour personnes âgées dépendantes, lorsque je rencontre successivement les deux équipes qui alternent leur prise en charge des besoins des personnes accueillies, j’ai l’impression qu’elles ne me parlent pas des mêmes malades ni des mêmes familles ? Pour une équipe « les familles sont odieuses  et les malades sont très agressifs » ; pour l’autre « il y a parfois certains proches qui sont très exigeants… et le plus souvent, les malades nous montrent beaucoup de reconnaissance pour ce que nous faisons pour eux… ». Pourtant il s’agit bien du même établissement, avec la même architecture, la même organisation, la même direction, le même prix de journée, et  le même ratio de personnel.
Ce ratio de personnel, argument suprême, argument unique, bouc émissaire de tous les maux des institutions, qui occulte toute réflexion, tout effort de recherche d’une responsabilité individuelle, toute obligation de se confronter à soi-même et aux autres pour trouver d’autres réponses.

Ainsi Marguerite, 92 ans, opérée d’un col de fémur, accompagnée chaque matin par une kinésithérapeute, quitte sa chambre avec son déambulateur pour faire quelques mètres dans le couloir  du service, avec sa chemise d’hôpital ouverte dans le dos, laissant voir à tous ses fesses. «  A mon âge, montrer son derrière, c’est difficile » dit-elle doucement lorsque une fois par hasard, une infirmière pense à coller un petit morceau d’albuplast au « bon endroit  pour préserver sa dignité ». Mais en fait, ne s’agit-il pas plutôt de préserver sa légitime pudeur ? Car qui a perdu sa dignité : Marguerite indécente malgré elle, ou certains personnels soignants du service qui l’ont vu ainsi chaque matin, sans se poser la moindre question, sans agir en conséquence ? Pourtant, je suis intimement convaincue que l’immense majorité d’entre eux a dû ressentir de la gêne, peut être même de la honte vis-à-vis de cette collègue indifférente qui accompagnait Marguerite. Mais ils n’ont rien dit, rien fait.
La dignité des soignants, ce peut être relever avec tact les dysfonctionnements comportementaux individuels et collectifs, sans faire semblant de n’avoir rien remarqué.
Le conflit, à condition qu’il s’exprime dans le respect, peut aussi être une source féconde de respect mutuel et donc de liberté.

Ainsi lorsque le mari et la fille d’une personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer, sont incapables de se retrouver à son chevet, autrement qu’en se hurlant des injures pour en venir pratiquement aux mains, qui a perdu un comportement digne ? La maman malade, vulnérable, qui n’a plus  ses capacités d’indépendance physique, si loin dans son monde Alzheimer, telle cette description maintes fois présentée des malades au stade terminal dont « la vie ne mérite pas d’être vécue », ou ces proches qui sont incapables de faire taire leurs dissensions ? Par leur violence mutuelle, ils nient son existence même et celle des autres malades dans les chambres voisines, au point que le médecin chef de service se retrouvera obligé de demander au juge le droit d’imposer des jours alternés de visite pour éviter toute rencontre.

Confusion des mots, confusion du sens des comportements, chacun aujourd’hui s’est emparé d’expressions toutes faites, de préférence avec emphase, et sème à tous vents des jugements qui ne peuvent qu’être « éthiques ».
Et si le comportement digne se trouvait dans le regard d’une humble aide-soignante qui, penchée sur la vieille dame indigne de vivre puisque Alzheimer, lui caresse doucement les cheveux tout en chantonnant, apaise son angoisse de s’endormir qui lui vient du fin fond de sa mémoire d’enfant ?

 

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