La dignité, un moteur précieux d’évolution vers la compréhension du monde

par Véronique NORMAND-ROUETTE, Kinésithérapeute, Bondy

 

La dignité à défendre : un cheval de bataille pour le bien de l’humanité

La dignité est un lieu commun de lutte pour notre humanité. c’est la suprême valeur où tout le monde tombe d’accord pour la défendre, la préserver, c’est le top de l’humanité, la valeur absolue de l’être, la vertu du bien, du beau et du vrai, la fin des fins.
Les hommes sont prêts à tout pour défendre cette cause, Au nom de la dignité, il y a la paix comme la guerre, il y a le bien qui rassemble et le bien qui oppose; il y aurait l’homme digne, celui qui n’est pas misérable, et le misérable qui n’est pas un homme digne ou pas encore un homme digne.
Mais comme le disait Pascal dans ses pensées : « la grandeur de l’homme est grande de ce qu’il se connait misérable. »
Si son sens a évolué au gré des différents courants des événements de l’Histoire que l’humanité a traversé, de collective, citoyenne, elle a par le post-individualisme moderne pris un sens plus personnel et plus intime.
Considérée et revendiquée comme un droit, motif de révoltes, voire de guerre froide, elle apparait néanmoins aussi et avant tout comme un devoir envers soi-même et envers l’autre.

La notion de dignité est en effet fortement liée aux notions de justice et de responsabilité. Elle apparait abondamment dans les textes de loi, chartes et déclarations, mais elle apparait également dans les actes responsables de chacun ; être responsable de soi, c’est aussi être responsable de son enfant, de ses parents, de ses proches et amis, de ses voisins et collègues, c’est être responsable et digne de ce nom de citoyen, qui étend notre dignité au fur et à mesure que s’étendent nos responsabilités. Plus on a de responsabilité, plus on est digne d’être un citoyen autonome, respectable, capable, plus on est digne de légitimité, plus on est digne de confiance. Plus on est digne.
Mais la notion de dignité se retrouve à l’inverse dans le plus grand dénuement, la plus grande dépendance, la plus grande vulnérabilité.
Elle semble nous dire: lorsqu’il n’y a plus rien, il reste la dignité. On veut tous mourir dans la dignité. C’est paradoxalement dans les situations les plus graves, les plus périlleuses où elle est le plus menacée qu’elle se revendique et s’affirme le plus. Il faut préserver sa dignité lorsque tout le reste est menacé; cela signifie qu’on pourrait la perdre. C’est sa fragilité qui sans doute qui lui donnerait toute sa valeur.
Il y aurait donc une dignité irréfragable de l’être humain, indépendamment de son statut social, indépendamment de son mérite, indépendamment de son état physique ou mental. C’est ce qu’affirment d’une certaine façon les textes déontologiques régissant les professions de santé. Le respect de la dignité de la personne, du citoyen, constitue la base d’une l’éthique.
Le serment d’Hippocrate, les textes de Nuremberg, les lois de bioéthiques affirment tous la nécessité de préserver cette dignité inaliénable.
Il y a cette humanité qui nous rend digne, digne d’y appartenir, digne d’être un humain; mais aussi digne d’être humain.

 

Qu’est-ce qu’être humain?

Est-ce que tous les humains sont humains ? Est-ce que tout le monde est digne ?
Est-ce qu’il suffit de marcher sur deux pieds, pas comme un animal pour être digne. Le papillon n’est-il pas digne de sa nature de butiner les fleurs?
Non, la notion de dignité n’est pas question de nature, on n’est pas digne une fois pour toutes d’être simplement humain, on est susceptible de l’être, de le devenir et priés de le rester.
La dignité se détache donc de la notion de droit, de respectabilité, de compétence, d’autonomie, de nature, de l’état de cette nature.
Mais alors que veux dire j’ai le sentiment d’être digne, est-ce un sentiment ? Une vertu ? Une émotion à la vue d’un acte ou d’un sentiment beau ?

Il y a donc un sentiment de dignité, une émotion de la dignité, une dignité aussi fragile qu’une émotion, une dimension purement humaine de la pensée, de la conscience ou de l’inconscience. L’être humain caractérisé par son intelligence serait donc paradoxalement vulnérable par la puissance même de sa pensée. Par une simple émotion, il serait susceptible de ressentir un sentiment de dignité ou un sentiment d’indignité ?
Les neurosciences qui commencent à nous dévoiler les mécanismes émotionnels, nous révèlent combien nos émotions influent sur notre pensée dans les structures internes même de notre cerveau, dans ses mécanismes biologiques et chimiques et combien elles sont tributaires de notre environnement extérieur, et de la façon dont on reçoit les stimuli extérieurs, dont on les perçoit et les ressent.
Le fait de ressentir un bien-être ou une menace influerait de façon conséquente sur notre façon de réagir, sur nos capacités d’adaptation et sur notre sentiment d’estime ou de dignité de nous-mêmes.
Il est vrai que lorsque nous faisons un acte que l’on ressent comme digne, bon, droit, altruiste, un acte vertueux, nous nous sentons bien, digne d’appartenir à la vie, digne d’être en vie, digne de la vie. Les recherches sur l’empathie démontrent également combien le fait même de voir un acte digne s’effectuer devant nos yeux, comme si on participait visuellement à un acte « beau », suffirait à déclencher ce sentiment de bien-être, ce sentiment de beau, ce désir d’en être digne et influer sur nos propres actes.

Il semble que lorsqu’on éduque un enfant, on lui apprend à bien se comporter, à avoir de belles pensées et de beaux actes, on lui apprend la dignité. L’éducation ne réside pas qu’à apprendre et dispenser des informations, elle doit apprendre à communiquer, à mettre en relation l’enfant avec le monde qui l’entoure pour qu’il ait envie de découvrir et d’apprendre. Il est évident qu’on apprend et enregistre mieux dans sa mémoire les choses qui nous nourrissent, nous apportent une satisfaction parce qu’on les ressent ou expérimente avant de les comprendre. L’enfant qui apprend bien trouve du plaisir, même dans l’effort. Il devient digne de ce qu’on lui apprend. Il devient autonome.
En rééducation neuromotrice l’enfant, qu’il soit atteint de handicap moteur, mental ou sensoriel se développe plus harmonieusement dans un climat de confiance, de réassurance et de joie, que lorsqu’on lui impose un programme d’investigation qu’il n’a pas choisi.
Chaque effort qu’il fait est un acte qui porte sa dignité.
Plus l’enfant est handicapé, plus il nous force à nous dépasser pour trouver des solutions, ou les inventer quand il semble ne pas y en avoir. Plus il a de difficultés, plus il convoque chez nous cette émotion de dignité qui nous donne envie de lui apprendre et de lui faire découvrir qu’il peut, mais aussi qu’il a des limites.
Se développer c’est grandir en soi, c’est agrandir son champ de possible, c’est espérer devenir mieux : l’espoir est une dignité.
Découvrir ses limites, c’est acte de courage : le courage est une dignité.
Découvrir les limites de l’autre, c’est se socialiser, c’est acte de civilité : la civilité est une dignité.
Ne rien découvrir du tout mais exister en soi, parce qu’on ne peut pas, ou parce qu’on ne peut plus, c’est être présent. Être une présence, c’est aussi acte de dignité.

 

La dignité partagée

Tout ce que j’ai découvert auprès des enfants m’a appris à comprendre la responsabilité du devenir, de l’à-venir, m’a convoqué à une responsabilité immense et m’a interrogée sur mes lacunes, mes limites, la prudence, la vigilance, la persévérance, la patience, la présence, la dignité.
La dignité d’avoir un travail qu’on aime, de le faire le mieux possible, la dignité d’aimer son travail come participant au monde qui nous entoure, la dignité d’avoir un toit, une sécurité, un abri, d’avoir à manger et de pouvoir s’assumer au quotidien.
Et puis il y a cette peur de ne pas faire face lorsque les difficultés s’accumulent, lorsque que la maladie vient rompre cette lutte pour bien vivre et la transformer en lutte pour vivre, pour vivre avec, puis pour vivre sans.
Il y a cette peur d’être dépassé, puis cet effectif d’être dépassé, d’avoir besoin de l’autre, d’être à son tour dépendant du bon vouloir des autres, de leur pouvoir, de leur solidarité, de leur humanité.
il y a dignité à s’en remettre à l’autre, à faire confiance, à chercher un abri pour se protéger soi-même, le temps de l’orage , le temps du péril.
Il y a une dignité à penser l’amitié, non comme une simple camaraderie, mais comme un partage des profondeurs, y compris de la détresse, de la vulnérabilité.

 

La dignité infiniment partagée, même dans le péril

Il y a une dignité à se mettre hors du monde pour se laisser la possibilité d’y revenir, il y a une dignité de la solitude et du silence, il y a une dignité à revenir aux choses essentielles du « tout les jours » , de l’ordinaire, de se réjouir du tout petit effort, de la toute petite étincelle de vie, il y a une dignité à voir la vie dans chaque chose, à la considérer comme précieuse lorsque le temps devient compté, il y a une dignité à maintenir, contenir l’autre auprès de nous, une dignité à ce qu’il nous fasse un appel, un signe, un murmure, un sourire, un regard. Il y a une dignité de celui qui s’en remet à nous et une dignité de celui qui ne démissionne pas, qui ne renonce pas à lui voir un à-venir, une raison de vivre, de désirer, d’espérer.
Et puis, il y a une dignité de se révolter contre la douleur, contre ce qui fait mal, contre ce qui devient trop, contre l’excès de violence de la maladie, contre ce qui anéanti toute perspective , il y a dignité à se battre contre le désespoir réel et effectif d’une situation de fin de vie, à cette résistance à l’accablement, à la lassitude.
Peut-être que dans tous ces appels d’en finir plus vite, il y a aussi cette dignité de vouloir couper au couteau la douleur, la misère, l’indifférence de ceux qui n’entendent pas, de découper aux ciseaux l’injustice de la maladie, l’injustice de ne plus pouvoir, l’injustice de ne plus avoir de corps, ni de voix, ni de cœur à l’ouvrage , l’injustice de ne pas être bien traité, l’injustice du manque de soin, l’injustice du manque d’attention et d’égard, au moins pour ce que l’on a été,
Peut-être qu’à ces demandes qui demandent à mourir, on y pourrait lire autre chose que mourir mais un appel à être autrement que cet être décharné, indésirable, un appel à être vu autrement qu’un monstre qui fait peur, qui pèse lourd et coûte cher à la société, à ses proches, autrement que cet être inutile et persécutant , autrement que le diable ou le mal lui-même.
Peut-être y a-t-il une grande dignité à ces cris, et une grande dignité à celui qui tente d’y répondre, d’y trouver une solution? Sans anéantir davantage, peut-être qu’il y a une grande dignité à répondre à l’autre, même dans l’impossible de ses derniers retranchements, peut-être que la plus grande dignité se trouverait au moment où il n’y a plus rien à faire, et surement plus rien à dire.
Peut-être qu’être présent dans ses cris pour apaiser, rassurer, et même démentir ce désespoir pour y mettre autre chose, peut-être qu’apporter un palliatif, un autre point de vue n’est pas rien, à ce moment là, peut-être que prendre soin du corps, c’est aussi apaiser l’esprit, peut-être que préserver jusqu’au bout un sens à un accompagnement, à une relation, à un lien d’humanité, est plus digne que de couper le fil avant qu’il ne se rompe. Peut-être qu’il est plus digne de mourir dans les bras de l’humanité, au milieu des siens, peut-être qu’il est plus digne de laisser s’exprimer l’au revoir, de laisser le dernier mot à celui qui part.

 

Une dignité de l’après

Peut-être que c’est plus digne pour celui qui reste, pour le proche, pour l’ami, pour le professionnel de santé qui a déployé des trésors d’énergie, de patience, des multitudes de gestes et de manifestations de leur humanité partagée, autour d’une cause pourtant perdue. Mais peut-être qu’une cause perdue d’avance a un sens, peut-être que chaque mort recèle un message d’avenir, un message qui demeure en nous, dans notre mémoire et nos émotions qui nous fait plus humain, plus capable, plus souple à la vie, plus compréhensif, et plus apte à vivre soi-même.

Peut-être que la dignité est de sauvegarder de l’oubli la vulnérabilité qui nous apprend de la notre, qui nous apprend à comprendre mieux le monde, peut-être que ce débat sur ce qu’est la dignité arrive à point nommé d’une évolution de société, et que même s’il apparait que nous n’ayons pas tous la même conception de la dignité, il est essentiel de la mettre en dialogue, puisque nous sommes tous d’accord pour la préserver, et qu’il faut peut-être reconsidérer l’opposition, comme un précieux moteur d’évolution et un désir commun d’apporter de l’eau à notre moulin, pas pour y trouver un consensus mou, mais pour que l’expérience de chacun puisse permettre de participer à une dignité commune et de décider ensemble de ce qui va dans le sens d’un partage qui rassemble, plus justement et plus surement notre humanité.
Comme l’aurait dit notre ami Coluche « ce n’est pas parce que tout le monde a tort que j’ai pas raison ou ce n’est pas parce que tout le monde a raison que j’ai tort, ou encore ce n’est pas parce que j’ai raison que tout le monde a tort. »

Si la vulnérabilité nous montre la sagesse de contourner la violence de l’affrontement, à faire au mieux, au moins pire, à faire non seulement ce qu’on peut, mais du mieux que l’on peut, il y a une dignité à être plus digne et à dépasser notre révolte, notre dilemme, notre point mort, notre zéro, pour nous laisser détourner de notre absolutisme ponctuel d’une dignité établie une fois pour toute, à laquelle s’accrocher, pour y voir une dignité renouvelée de jour en jour, toujours à venir, toujours à naitre, pour y distinguer une issue, une promesse à tenir, un nouvel horizon.

La dignité du sens partagé

Peut-être que la grande vulnérabilité, travailler auprès des grands malades, auprès du handicap, auprès de la maladie incurable, nous fait voir qu’il n’y a pas d’idéalisme à avoir, de grands mots auxquels s’agripper, mais simplement une grande humilité à vivre tout simplement, en n’opposant pas les misères et les grandeurs des hommes, mais en les rendant complémentaires, indissociables, et digne d’être appris, compris, enseignés et transmis à travers les générations, comme faisant partie de l’histoire de l’humanité, de notre histoire à chacun,
Puissent les sciences, les philosophies, les mathématiques du zéro aux infiniment plus et moins, puissent l’Histoire, le présent et l’avenir nous prouver qu’on se trompe de moins en moins, puissent l’es arts, la nature, la santé, l’éducation, la culture contribuer à cette dignité à laquelle on est tellement attachés. La dignité n’est pas personnelle, ni collective, elle est partagée dans un lien, une relation, une communication entre nous et l’autre. Que cela demeure, non seulement dans nos actes quotidiens, mais aussi dans l’exercice d’une profession, dans le soin que nous y apportons, dans le soin que j’apporte à mes patients, dans le soin qu’ils m’apportent au jour le jour et qui donnent sens à nos vies.

 

La dignité d’un avenir

Puisse-t-on rester attachés et en lien, sans rompre ce lien entre nos savoirs, nos interrogations, nos inquiétudes et nos incertitudes, entre nos dires et nos actes, nos désirs de dignité, pour les générations à venir.

Anna 5 ans, à la mort de son tonton m’a demandé: « Dis Tatou, c’est quoi qui est le plus fort, l’amour ou la mort ? » Là est la question.
Je n’ai trouvé que cette réponse dans ma valise diplomatique : « ton tonton est mort mais nous l’avons aimé jusqu’au bout et nous l’aimons encore, n’est-ce pas ? »
Alors Anna s’est mise à écrire des mots d’amour à ses nounours…

 

La confiance de l’amitié

La consolation est faite d’illusions et de mensonges, elle est nécessaire. Parce qu’à 5 ans, lorsqu’on est en bonne santé, on est encore dans une pensée magique du tout ou rien. Mais par amour, on sait bien qu’on peut faire autant de bien que de mal.
Et ce n’est peut-être pas ce mot de dignité qui voile cet autre mot dont il est question auquel on devrait penser.

En fin de vie, personne ne peut plus tromper personne, la vérité est dure , et toute nue d’illusion, et même si on voulait la cacher ou la protéger d’un voile de douceur , elle est une réalité qui n’est ni digne, ni indigne, elle est.
La moindre chose que l’on puisse faire c’est de prendre le temps nécessaire de rester aux cotés de celui qui part, de mettre tout en œuvre pour soulager la douleur et la souffrance, mais laisser la personne accomplir sa vie à son rythme, sans lui imposer le nôtre.
La chose la plus difficile est de s’abstraire de soi-même, de sa propre douleur, de s’abstraire de ce qui ne nous appartient pas, de s’abstraire de ce qui ne dépend pas de nous, c’est de s’abstraire de notre propre conception d’une mort dont on ne connait rien, c’est accompagner l’autre sur le chemin qui se dessine de lui-même, un chemin provisoirement écrit dans l’incertitude, qui s’ accomplit sans qu’on y puisse plus rien de cette confiance qui nous mène au bout.
La confiance de l’amitié.

 

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