Une humanité partagée

par Marie-Hélène BOUCAND, Médecin, membre du Conseil d’administration de l’Association française des syndromes d’Ehlers Danlos (AFSED)

 

Évoquer le terme de la dignité me conduit à évoquer notre commune appartenance à une même humanité. Pour ce, j’aurai recours à ma double expérience de médecin et de malade.
J’ai été médecin auprès de patients cérébro-lésés en état végétatif persistant, ou en éveil de coma, et de patients présentant un locked-in-syndrome (c’est-à-dire totalement paralysés et ne pouvant communiquer que par un code oculaire propre à chacun). La déchéance apparente de ces malades, la propension du recours à un lexique végétal pour les caractériser : « plantes vertes ou légumes », la tendance collective à « jauger » de la justification ou non de leur existence m’ont toujours alertée sur notre tendance spontanée à exclure ceux qui avaient – en apparence – perdu tout point commun avec moi, avec nous, les « bien-portants ». Reconnaître l’autre en humanité, reconnaître sa dignité indéfectible d’homme, nous conduit à veiller à ne pas étiqueter, classifier, et en final exclure celui qui ne nous ressemble plus.
J’ai progressivement découvert combien il était fondamental pour l’autre, pour moi, pour tout autre, pour la dimension collective de notre humanité, de ne pas réduire l’autre à ce qu’il nous donne à voir ou à entendre.
En effet, le face à face avec le corps de l’autre, traumatisé, abîmé, détruit, détérioré, défiguré, déshumanisé, nous fait mal et nous touche. C’est l’image et la représentation de ce que je suis qui est en péril dans ce type de soins, surtout pour les soignants affrontés au corps à corps de la toilette, des soins d’escarres, des changes, des poses des « gavages », des soins de trachéotomie ou des aspirations trachéales. Des soins tous très difficiles à assumer humainement pour les soignants.
Le corps déformé qui se donne à voir, directement accessible à mes yeux vient toucher ma représentation visuelle du corps humain, la figure d’homme à laquelle je me réfère, et implicitement celle de mon propre corps. L’expression « il n’a plus figure humaine » traduit bien la difficulté de pouvoir reconnaître en l’autre, ce qu’il a de commun avec moi : sa condition d’homme, alors qu’il ne me ressemble plus, n’a plus de trait commun avec la communauté humaine dont je fais partie. Pour me protéger, il me faut donc mettre à distance cette partie commune de notre humanité qui n’a plus rien de commun avec moi et qui pourtant en fait toujours partie.

Il serait, en effet, trop facile d’exclure le malade ou la personne handicapée parce qu’il nous gênerait ou ne nous concernerait pas. Il est des nôtres et cette reconnaissance s’inscrit dans l’exigence de notre relation humaine. C’est bien cette reconnaissance qui risque d’être menacée, particulièrement dans la relation de soin. Elle exige une vigilance d’autant plus importante que le patient aura perdu toute capacité de relation, toute apparence ou tout visage humain reconnaissable. Cette attention est laborieuse et difficile. Elle exige que la relation de soin s’ajuste, se modifie, s’améliore. C’est au cœur de la relation avec l’autre que la dignité est reconnue ou bafouée. Relation qui se fait dans le face-à-face, dans le « peau à peau » des soins, dans le cœur à cœur de la sollicitude pour l’autre, dans la reconnaissance de sa dignité en tant qu’homme.
Cette exigence doit faire de nous des veilleurs, pour résister à la tentation de la désespérance et à l’exclusion. Des veilleurs, chacun là où nous sommes, des soignants dépositaires et responsables des humains en souffrance qui nous sont confiés. Des résistants.

Cet espace, qui évite la confusion entre le paraître et l’être, m’est apparu encore avec plus d’acuité depuis que je suis moi-même en situation de handicap et de maladie parfois très invalidante. Récemment, dans une situation postopératoire difficile, j’ai réalisé que j’avais été respectée en tant que personne humaine, au-delà de ma propre auto-évaluation, dans la mesure où j’ai été entourée de personnes qui ont été garantes et témoins que je n’étais pas que la maladie et me l’ont manifesté. Malgré ma totale dépendance vécue alors, je n’ai pas été réduite à la maladie ou à ses complications.
Cet espace de la non-confusion fait que je ne peux jamais totalement  «saisir» ni « réduire » l’autre ni à sa maladie ni à ce que je crois connaître de lui. C’est la part mystérieuse de chacun de nous qui est en devenir, c’est là où la relation à l’autre devient « inter-essante ». Elle nous engage et ne nous permet pas de nous dérober. Notre responsabilité y est engagée. La personne handicapée et/ou malade nous fait grandir un peu plus dans notre humanité. Elle est dans l’essentiel et nous apprend à ne pas la laisser passer sans la voir. Sans ce respect, l’autre serait réduit à la condition de « chose », objet de savoir, objet de pouvoir, objet de soin, objet, et non sujet.

Reconnaître la dignité d’une personne lourdement handicapée en appelle ainsi à la solidarité. Elle en appelle à la vie de chaque jour, jour de rencontre, jour de relation avec un autre : la reconnaissance de la dignité humaine relève de l’attestation de la solidarité enracinée dans une commune appartenance à l’espèce humaine. Cette attitude se conjugue avec  l’espérance et le respect, indispensables face à la personne en grande détresse, en état de grande dépendance ; en fait face à toute personne. Désirer l’autre, c’est l’instaurer dans la vie, c’est rompre l’enfermement ou l’impossibilité d’une vie concevable, compte-tenu de l’apparente inhumanité de la situation.

Si je ne partage pas cette reconnaissance d’une humanité partagée, l’autre devient totalement dépendant du respect que je lui porte, du regard que je pose sur lui. Ce serait probablement la plus grande des dépendances. C’est ce regard qui reconnaîtra ou non la dignité de la personne.

 

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