Le droit de chacun à bénéficier de soins dignes

Clémence Joly

Médecin, responsable de l’unité de soins palliatifs, Centre hospitalier de Pont Audemer (Eure)

La proposition de loi Claeys-Leonetti, en proposant « une sédation profonde et continue (…) jusqu’au décès associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie » à « la demande du patient d’éviter toute souffrance et de ne pas prolonger inutilement sa vie » crée un droit-créance. En cela, elle reflète parfaitement la postmodernité occidentale, avec sa tendance à réifier la personne et à utiliser chacun « comme un moyen et non toujours comme une fin ».

« Pathologisation » de la souffrance
La première condition est la demande du patient d’éviter toute souffrance. Comment « soulager la souffrance », principe même de la médecine hippocratique, peut-il se transformer en « éviter toute souffrance » ? L’Occident a pathologisé la souffrance, qu’elle soit physique, psychique, sociale ou spirituelle. Comme pour la mort, nous assistons à une désymbolisation et une désocialisation de la souffrance. En objectivant la souffrance, l’homme postmoderne espère la maîtriser. Et en réponse à cette souffrance pathologisée, la médecine propose un agir réducteur lors de sa prise en charge, par une réponse purement pharmacologique. Ainsi, « éviter toute souffrance » par une sédation est un avatar de l’illusion de pouvoir avoir un contrôle sur la souffrance. La demande de « ne pas prolonger inutilement sa vie », est significative d’une pensée utilitariste et d’une vision de la vie centrée sur la performance. Or qui peut être juge de l’utilité d’une vie : le patient, le médecin, l’entourage ? L’expérience de ceux qui accompagnent les personnes en fin de vie montre que bien souvent, c’est l’entourage qui questionne sur l’utilité de la vie qui se termine. L’assertion « ne pas prolonger inutilement la vie », si elle n’est pas liée à l’intention bienfaisante du médecin, entraîne clairement un risque euthanasique.
Le but classique d’une sédation est de diminuer la perception de la douleur, le risque d’abréger la vie étant accepté mais non voulu, contrairement à ce que laisse entendre la rédaction ambiguë de la proposition de loi. Entretenir une ambiguïté sur les termes, laisser penser qu’on peut se passer de l’intentionnalité quand on pose un acte, quel qu’il soit, c’est nier la raison, c’est se laisser emporter par ses émotions, sans prendre le temps de les analyser. Le patient, comme le soignant, est soumis à des contradictions et des projections sur la vie et la mort. Le rôle de la loi est d’encadrer ces ambivalences, pas de les laisser flotter, encore moins de les encourager.
Un effet secondaire majeur de l’altération de la vigilance du patient est la perte de la relation. Double paradoxe, quand on sait l’importance du langage et de la relation dans le soulagement des patients, et ambivalence de celui qui veut maîtriser sa vie jusqu’au bout en demandant une sédation, mais qui, pour ce faire, s’en remet sans retour aux professionnels de santé.

Favoriser le contrat ou la relation ?

Plus profondément, cette proposition de loi, éloignant la pratique médicale de ce qui fait son fondement depuis Hippocrate nous interroge sur le sens de la médecine et du soin. Car il s’agit là d’un changement de paradigme de la médecine.
Ce projet de loi purement contractualiste, réduit la relation malade-médecin à un simple contrat dans une visée hyper individualiste, avec un demandeur et un exécutant, et nie ce qui en fait pourtant son fondement : la relation. Car un malade, surtout s’il est atteint d’une maladie grave et incurable, vient d’abord chercher auprès du professionnel de santé une écoute, un accompagnement, la certitude de ne pas être abandonné. La confiance réciproque et la bienveillance du médecin n’annulent pas l’autonomie du patient, elles en sont au contraire la condition. La souffrance du soigné appelle la responsabilité du soignant. Ce projet risque d’entraîner le contraire de ce qu’il recherche, en cassant la confiance et l’alliance thérapeutique : une plus grande solitude des malades.
Changement de paradigme également en transformant la traditionnelle obligation de moyens de la médecine hippocratique en une obligation de résultat, dangereuse quand on connaît la complexité de nombre de situations de fin de vie : « les traitement n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie (…) sont suspendus » Or les décisions médicales ne peuvent résulter d’injonctions données aux médecins. Elles sont adaptées à chaque cas, et font appel à des facteurs multiples (situation clinique, environnement, singularité du patient) et à une réflexion éthique complexe, impliquant le patient, son entourage, les équipes de soins. Imposer une logique numérique du tout ou rien, c’est ignorer totalement la façon dont se prennent les décisions médicales, l’incertitude inhérente à la pratique médicale, le lent travail d’herméneutique des professionnels de santé. C’est faire fi également de la notion de proportionnalité des soins qui est au cœur de toute pratique médicale. C’est, hélas, prendre le risque de déresponsabiliser les médecins et de limiter leur créativité éthique.

Le droit de chacun à bénéficier de soins dignes

Venons-en enfin aux questions économiques. Certes, les médecins ont des progrès à faire pour faire reculer l’obstination déraisonnable. Mais n’y a-t-il pas une hypocrisie des pouvoirs publics à favoriser par la T2A les actes techniques voire l’acharnement par rapport à l‘accompagnement ? Ce qui soulage l’angoisse existentielle de l’homme devant la mort, c’est la présence, l’écoute, l’accompagnement, le respect, la sollicitude. Cela demande du temps, des moyens, de la formation. Ce n’est pas l’affaire du seul corps médical, mais de la société toute entière. Pour la Cour des Comptes le « développement des soins palliatifs demeure dans notre pays très en deçà des besoins et des attentes », la France arrivant en 23° position sur 40. Faire dormir en fin de vie coûte moins cher qu’un long accompagnement : nul besoin de psychologue, les patients ne parlent pas, moins de soins de nursing, la toilette est plus rapide chez un patient sédaté, et si on pose une sonde urinaire les mobilisations sont encore réduites. Une agonie est-elle ressentie comme trop longue ? La loi permettra implicitement d’augmenter les doses. La priorité pour bien mourir n’est pas une nouvelle loi, mais d’abord l’accès au droit de chacun à bénéficier de soins dignes, requérant une vraie volonté politique, un engagement réel des pouvoirs publics et la solidarité de tous. Et surtout cette proposition de loi, tant par sa rédaction confuse que par l’anthropologie qu’elle révèle, nous oblige à réfléchir de façon urgente en société au sens du soin et du métier de soignant.

 

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