Fin de vie : pour une évolution législative justifiée

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale à l’université Paris Sud, auteur de Fin de vie. Le choix de l’euthanasie ?, éditions le Cherche midi

 

L’intelligence d’une approche politique

La concertation nationale sur la fin de vie engagée par François Hollande le 17 juillet 2012 s’est conclue le 12 décembre 2014 par une « Proposition de loi modifiant la loi 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie ». Ce temps d’écoute, de dialogue et d’approfondissement était nécessaire : il témoigne d’une exigence de respect, de prudence et de rigueur qui honore notre vie démocratique. Au-delà de la saisine de compétences convenues dans le champ de la santé et de la réflexion éthique, l’intelligence de cette approche politique aura été de favoriser l’émergence d’expressions trop souvent négligées dans le débat public. Au cours de ces deux années les postures se sont estompées, chacun prenant conscience de l’opportunité qu’il y avait à renoncer aux positions par trop marquées par l’idéologie ou des convictions réfractaires à l’analyse justifiée d’une réalité qui a évolué depuis 2005. Car contrairement aux idées reçues, la loi du 22 avril 2005 s’est implémentée dans le cadre des pratiques soignantes et a, plus qu’on ne l’admet, contribué à une pédagogie sociétale. Son évolution mesurée s’impose aujourd’hui comme le nécessaire ajustement de principes intangibles inspirés par les valeurs que nous partageons. Il me semble donc important de reconnaître la valeur et la signification de ce processus de délibération qui a été mené dans la transparence, avec pour souci d’associer, dans un esprit d’ouverture, le pluralisme des expériences, des expertises et des points de vue, sans concession, sans soumission, avec courage : de manière exemplaire. Cette démarche aboutie a rendu possible l’approche minutieuse de responsabilités complexes, délicates, relevant de nos devoirs d’humanité. Ainsi pouvons-nous dépasser ensemble le stade de controverses, de revendications, de positionnements figés qui s’avèrent aujourd’hui totalement dépassés, d’une autre époque.
La méthode choisie par le président de la République a situé le débat à son niveau d’exigence, renonçant aux slogans et aux sondages pour leur préférer l’argumentation, le discernement, la pondération et la concertation. Dans un premier temps la mission de réflexion sur la fin de vie a su recueillir avec justesse les ressentiments et les attentes suscités par la confrontation personnelle ou professionnelle au « mal mourir ». Remis le 19 décembre 2012, son rapport détaille les multiples circonstances de la fin de vie en France et soumet à une critique solidement étayée les hypothèses d’évolutions législatives avec leurs portée et conséquences possibles. Reprenant ce document de référence et répondant à de nouvelles questions formulées par François Hollande, dans leur avis n° 121 « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir » (1er juillet 2013) les membres du Comité consultatif national d’éthique poursuivent l’investigation, affinent les analyses et examinent avec précision les différentes options de ce que serait une approche de « l’assistance médicalisée en fin de vie » si, notamment, y étaient intégrés le suicide médicalement assisté ou l’euthanasie. Le 20 juin 2014 le Premier ministre confie enfin à deux parlementaires une mission visant à préparer un texte de loi relatif à l’accompagnement des personnes en fin de vie. C’est une « Proposition de loi modifiant la loi 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie » qui est présentée le 12 décembre au chef de l’État, et non une loi qui dépénaliserait l’euthanasie. Depuis le début de la concertation nationale, aucune instance n’a en effet exprimé une position favorable à une telle mutation législative, même si la notion « d’exception d’euthanasie » aura été évoquée, strictement encadrée, sans pour autant justifier sa transposition dans la loi. Cette proposition de loi procède d’un travail d’élaboration profondément respectueux de la singularité de circonstances intimes et ultimes qui sollicitent, face aux vulnérabilités existentielles, une solidarité profonde, un « engagement solidaire ». Ne serait-ce qu’à cet égard, sa légitimité s’avère indiscutable.

 

Valeurs engagées dans la proposition de loi

La conclusion de ce temps de mise en commun, au cœur de la cité, d’un questionnement à tant d’égards inédit et si délicat à instruire dans un contexte sécularisé et médicalisé, peut surprendre ou décevoir ceux qui depuis des années entravent la mise en œuvre de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie. Ses détracteurs ont en effet décidé qu’elle n’était que transitoire, avant son abrogation et le vote d’une loi dépénalisant l’euthanasie. Pour les deux parlementaires qui présentent cette proposition de loi (Alain Claeys et Jean Leonetti), il convient davantage en effet de rendre effectifs les droits de la personne malade déjà affirmés dans trois lois (9 juin 1999, 4 mars 2002, 22 avril 2005) que de se fixer l’objectif d’un texte législatif qui renoncerait à proposer un cadre conforme aux valeurs de dignité et de respect qu’incarne l’idée de démocratie. Tel est le véritable défi politique des semaines qui viennent, puisqu’un débat parlementaire est annoncé pour janvier 2015 suivi d’une loi vers mars : nos parlementaires doivent saisir la teneur et l’urgence des enjeux présents. Faute de quoi demain, par défaut de résolution, de mobilisation, de compétences, de dispositifs et de moyens il est évident que l’épreuve du « mal mourir » en France conduira inévitablement à décider d’une gestion administrative de la fin de vie en recourant notamment à la pratique de l’euthanasie. Au-delà de tout esprit partisan, au cours cette instruction publique menée depuis deux ans auront été confirmées la valeur et la pertinence de cette approche humaniste, juste et prudente de nos engagements auprès de celui qui meurt. Celle que s’est choisie avec la loi du 22 avril 2005 le pays inspirateur des droits de l’homme : elle constitue du reste une référence reprise dans nombre de pays.
Il me semble important de prendre en compte la signification politique des positions affirmées dans le préambule de la proposition de loi qui sera discutée début 2015 au parlement : « Cette longue marche vers une citoyenneté totale, y compris jusqu’au dernier instant de sa vie, doit déboucher vers la reconnaissance de nouveaux droits. À la volonté du patient, doit correspondre un acte du médecin. » (…) « Ces nouveaux droits nous semblent répondre à la volonté des Français de sauvegarder leur autonomie et de mourir de façon apaisée. » Les valeurs de dignité et de liberté sont posées comme les principes à honorer dans des circonstances où, parfois, l’évolution d’une maladie avec ses conséquences sur l’intégrité de la personne semble les compromettre : « Toute personne a droit à une fin de vie digne et apaisée. Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour satisfaire ce droit. » Dans l’exercice de cette « citoyenneté totale » aucune option n’est privilégiée, de telle sorte que chacun peut se déterminer selon ses préférences pour autant qu’il ne sollicite pas de l’équipe médicale une euthanasie et qu’il ne soit pas contraint à décider par défaut. Ainsi l’accès aux soins de support et aux soins palliatifs doit pouvoir constituer une alternative tangible. Ce n’est pas le cas aujourd’hui en France, par manque de dispositifs dédiés tant en institution qu’au domicile et tout autant de formations appropriées. François Hollande a annoncé à ce propos un nouveau plan triennal de développement des soins palliatifs, ce qui témoigne de sa volonté de promouvoir cet autre droit que représente la possibilité de bénéficier des soins d’accompagnement en toutes circonstances.

 

Ce que permettra la sédation profonde et continue

Un des aspects particulièrement sensible de la proposition de loi concerne la sédation profonde et continue : elle relèvera d’un droit reconnu à la personne atteinte « d’une affection grave et incurable dont le pronostic vital est engagé à court terme (qui) présente une souffrance réfractaire au traitement » ou « d’une affection grave et incurable, (qui a décidé) d’arrêter un traitement, (ce qui) engage son pronostic vital à court terme ». Ce « traitement à visée sédative et antalgique provoquant une altération profonde et continue de la vigilance jusqu’au décès associé à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie » sera mis en œuvre à la demande de la personne. Elle en formulera la demande ou en aura exprimé la volonté dans la rédaction de ses directives anticipées qui s’imposeront « au médecin, pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement, sauf en cas d’urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation ». Ces directives deviendront ainsi « opposables » alors que dans la précédente loi elles constituaient seulement un avis ou une recommandation à prendre en compte pour orienter une délibération médicale collégiale, au même titre que la position exprimée par la personne de confiance.
La sédation profonde et continue à la demande d’une personne éprouvant une « souffrance réfractaire au traitement » ou atteinte d’une affection grave et incurable qui « engage son pronostic vital à court terme », représentera une évolution marquante dans les pratiques. L’appréciation des conditions d’indication de la sédation pourra en effet relever de critères personnels qui doivent être respectés, sans pour autant qu’ils interviennent dans le contexte limitatif du stade terminal d’une maladie. Cette conception de la « sédation terminale » applicable à des circonstances qui pourraient a priori ne pas relever au sens strict de la fin de vie est complétée par deux articles de la proposition de loi que certains ne manqueront pas de considérer comme une sorte d’ouverture possible vers ce que serait, faute d’encadrement précis, une logique d’euthanasie (dissimulée) : « Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas subir tout traitement. » ; « La nutrition et l’hydratation artificielles constituent un traitement. » En pratique l’équipe médicale se verra entravée de toute faculté d’appréciation de la recevabilité de la décision de la personne malade, ce qui ne manquera pas d’avoir une conséquence discutable sur les pratiques professionnelles, ne serait-ce que du point de vue de la signification même de l’engagement dans le soin. À cet égard il conviendra d’être attentif aux conséquences de la loi dans le contexte, par exemple, d’une tentative de suicide.
C’est dire à quel point cette proposition de loi ne se limite pas à la reformulation superficielle et opportuniste de certains aspects de la loi du 22 avril 2005. Elle tire de son évaluation critique des avancées significatives susceptibles de répondre y compris aux quelques circonstances qui justifiaient de nouvelles dispositions. À ce propos l’irruption en 2014, au cours de la concertation nationale, de la situation de M. Vincent Lambert, a suscité des clarifications d’autant plus justifiées que le Conseil d’État y a consacré le 24 juin 2014 une décision contentieuse. Encore serait-il indispensable de ne pas assimiler sans une extrême prudence certains états de handicaps sévères ou de maladies neurologiques dégénératives à une approche relevant sans autre discussion d’une législation relative à la fin de vie. Un encadrement rigoureux s’imposera pour éviter les interprétations abusives ou extensives d’un des articles de cette proposition de loi : « Lorsqu’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin a l’obligation de s’enquérir de l’expression de la volonté exprimée par le patient. En l’absence de directives anticipées, il recueille le témoignage de la personne de confiance et à défaut de tout autre témoignage de la famille ou des proches. »

 

Pour une « assistance socialisée en fin de vie »

L’heure n’est pas encore d’analyser dans le détail une proposition de loi qui risque d’être soumise dès janvier aux controverses politiciennes et aux pressions partisanes convaincues de l’urgence d’aller plus loin et de dépénaliser l’euthanasie. Il est toutefois important, en démocrate, de considérer les conclusions de cette concertation nationale comme l’affirmation de valeurs fortes à propos desquelles on se saurait transiger. Il convient de créer les conditions favorables non seulement à l’appropriation de nouveaux droits reconnus à la personne malade jusqu’au terme de sa vie, mais également à l’affirmation de nos devoirs d’humanité là où nos responsabilités humaines et sociales sont engagées. Car ce n’est pas l’énoncé de procédures, de protocoles et de dispositifs administratifs, voire notariaux qui apportera ce supplément d’humanité et de sollicitude revendiqué comme un besoin fondamental lorsque nous sommes confrontés à la maladie grave, aux handicaps, à la souffrance et à la mort. À elle seule l’anticipation de circonstances si difficiles à se représenter et à assumer n’est en rien garante de notre faculté d’exercer de manière autonome une maîtrise idéalisée sur des circonstances qui par nature défient nos certitudes et rendent inconsistantes nos tentations de contrôle, notre « volonté de puissance ». Cette évocation ou formulation d’une sédation profonde et continue que certains dénomment déjà « sédation palliative », « sédation terminale » ou « sédation euthanasique » n’évite pas d’interroger ce qu’il en adviendra des conditions mêmes de l’accompagnement, de la relation de soin dès lors qu’y renoncer et y mettre un terme anticipé pourra constituer la manière « digne » et « apaisée » de se détacher des vivants. Cette ritualisation de l’endormissement jusqu’à ce que la mort advienne dans cette forme d’apparente sérénité, pourra bien vite perdre toute justification au point de rendre davantage impatient de la mort et de contester cette prolongation d’une existence ainsi dépouillée de la moindre signification. S’y ajouteront, à n’en pas douter, toutes sortes de normes, de suggestions, de contraintes (y compris d’ordres gestionnaires et économiques) qui influeront sur la faculté d’autodétermination notamment des plus vulnérables parmi nous. L’exigence de vigilance s’impose donc à chacun d’entre nous, en dépit de notre intime conviction de la justesse du cadre législatif proposé, attentif à prévenir les dérives et profondément respectueux de la personne dans son humanité et ses valeurs.
Les évolutions législatives qui seront discutées au parlement début 2015 procèdent d’une approche responsable des aspirations à l’autonomie et à la responsabilisation : il convient aujourd’hui de les reconnaître comme les droits fondamentaux (bien que trop souvent formels) de la personne malade. Le défi est donc celui de leur effectivité, ce qui tient certes à une volonté politique mais tout autant à notre capacité d’affronter notre finitude, d’assumer les conditions d’exercice de nos responsabilités sur la vie sans les déléguer à un « acte du médecin », y compris consenti. Il serait pernicieux que les extensions envisagées de la loi du 22 avril 2005 ne soient pas accompagnées d’une mobilisation sociétale qui permette de penser et de vivre la maladie ainsi que la fin de vie en société : reconnu dans une « citoyenneté totale ». Le défi politique ne se limite donc pas à proposer une loi relative aux « droits des malades » ou à « l’assistance médicalisée en fin de vie », là où devrait tout autant être pensée et assumée ensemble « une assistance socialisée en fin de vie ».

 

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