Donner la mort, un pouvoir délégué aux médecins ?

Emmanuel Hirsch Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud Dans les années 1980, le mouvement des soins palliatifs a tenté d’instaurer une nouvelle approche de la fin de vie. Dans un contexte d’abus de la technicité, alors que les personnes malades n’étaient pas encore reconnues dans leurs droits, cette mobilisation a permis de repenser l’engagement dans le soin. Ces militants d’une cause ignorée ou négligée, dénonçaient déjà les pratiques indignes : la dissimulation des pronostics graves, une indifférence au contrôle de la douleur et à l’apaisement de la souffrance, l’abandon lorsque la médecine s’avérait impuissante à guérir, le manque de concertation et déjà « la pente de l’euthanasie » pratiquée à l’insu sans susciter la moindre discussion. Trente ans plus tard, alors que la mort intervient dans près de 70 % des circonstances en institution, notre société s’est habituée à déléguer à des professionnels ses obligations face à celui qui meurt, au point d’occulter la signification du temps partagé avec l’autre en fin de vie. Tout semble indiquer en effet qu’après avoir choisi dans un premier temps la justesse d’une approche législative prudente (le 22 avril 2005), il conviendrait d’y renoncer faute d’avoir eu le courage politique à la fois de la soutenir en pratique et de la faire connaître dans les avancées qu’elle permettait. Le chemin vers la « libéralisation de la mort » devrait franchir une nouvelle étape relevant d’une urgence politique : la France se doterait dans les prochains mois d’une loi dépénalisant le suicide médicalement assisté, voire l’euthanasie. La « dernière liberté » invoquée depuis des années par les militants de « la mort dans la dignité » relèverait demain de protocoles dument exécutés dans un contexte médicalisé, alternative soignante estimée par certains plus digne que ne l’étaient les soins palliatifs. Cette « assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité » (proposition n° 21 du programme électoral de François Hollande en 2012) conclurait des années de disputations visant, prétendait-on, à conférer à la personne au terme de sa vie une considération et une autorité que lui avait confisqué une médecine par trop technique pour encore comprendre le sens d’une sollicitude. C’est pourtant à cette médecine que l’on s’en remettrait pour accomplir le dernier acte, conclure son œuvre : paradoxe qui ne semble que peu préoccuper ceux qui souhaitent lui confier cette ultime mission. À la suite d’une curieuse construction qui dans les années 1980 contestait la démesure du pouvoir médical et le scandale de « l’acharnement thérapeutique », c’est à son arbitrage que l’on s’en remettra pour abréger une existence considérée indigne d’être poursuivie. Certes, afin de sauver les apparences on y mettra pour la bonne forme la rédaction de directives anticipées opposables, voire un processus décisionnel collégial. Et le terme de sédation qui dénommera l’exécution d’un protocole médical ayant pour fin la mort d’une personne ne saura être attaché à l’acte euthanasique, tant les manipulations sémantiques permettent de préserver les apparences. La sédation serait ainsi « profonde » ou « terminale », pour ne jamais dire « euthanasique ». En fait, ces mêmes médecins que l’on contestait avec une telle véhémence hier dans leurs arbitraires et leur manque d’humanité, vont se voir confier le pouvoir légal d’interrompre une existence, certes dans le cadre procédural d’un dispositif élaboré avec la minutie d’un acte notarial et à la demande, nous dit-on, de 96 % des Français . Cette délivrance de la vie ainsi déléguée par nos politiques à la compétence médicale, semblerait la solution qui s’impose, plus efficace en fait que l’exigence de respect et de sollicitude témoignés à la personne malade et à ses proches dans le cadre d’un accompagnement vrai. S’en satisfaire comme d’une conquête de la liberté et d’une avancée démocratique, c’est renoncer à considérer notre présence et notre attention auprès de celui qui va mourir comme l’ultime expression de la réelle solidarité qu’il attend de nous.

 

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