DOSSIER. Euthanasie : le « modèle » belge à la dérive

Claire-Marie Le Huu-Etchecopar

Infirmière, Bruxelles

Comme nombre de professionnels de santé en Belgique, Claire-Marie Le Huu-Etchecopar dénonce, sur la base d’une observation de terrain, les dérives dans l’application de la loi relative à l’euthanasie du 28 mai 2002. Son témoignage est important, il contribue à la réflexion.

Naturellement, « Plus digne la vie » se fera un devoir de publier, comme il l’a fait par le passé, tout autre document présentant selon des points de vue différents les pratiques dans les pays qui ont dépénalisé l’euthanasie.

Lors de sa conférence de presse le 14 janvier 2014 François Hollande a énuméré les termes de la loi belge sur l’euthanasie sans jamais évoqué le mot. En Belgique, on se targue d’une loi sans dérives, contrôlée de manière absolue par une Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie. À ce jour, selon cette Commission, absolument toutes les euthanasies recensées ont été effectuées selon les conditions et la procédure prévues par la loi du 28 mai 2002.

Infirmière à Bruxelles, j’ai d’abord travaillé dans un service d’oncologie puis dans une unité de soins de support. De la sorte, j’ai rapidement été confrontée aux demandes et à la pratique d’euthanasies. Depuis six ans, j’ai observé combien cette loi ébranle considérablement les liens de solidarité que nous avons envers les malades. Plus que la mise en lumière de procédures bancales, nous assistons aujourd’hui à un changement radical des mentalités concernant la mort et l’accompagnement des mourants.

 

I. Euthanasies légales, éthiquement bancales

Depuis mon arrivée en Belgique en 2008, j’ai été le témoin direct de nombreuses euthanasies. Toutes ont été reconnues légales et inscrites de manière officielle dans les dossiers médicaux des patients. Dès ma prise de fonction et malgré des connaissances au départ limitées, j’ai détecté de graves défaillances d’ordre éthiques et déontologiques. À travers mon expérience personnelle dans des services de soins pratiquant l’euthanasie en Belgique, je souhaite montrer qu’il est possible, dans une chambre d’hôpital comme sur un plateau de télévision, de manipuler les opinions et les consciences, pour métamorphoser l’euthanasie en une idéologie du « mourir dignement ».

  • Monsieur R. n’a jamais demandé l’euthanasie : il a été libéré par « compassion »

C’est la parole d’un oncologue juste après l’euthanasie de Monsieur R. Quelques jours plus tôt, le médecin vient annoncer à l’épouse du malade que son mari est en phase terminale d’un cancer pulmonaire. Le médecin ajoute que le patient « souffrira énormément, bien qu’actuellement il ne présente aucun signe de douleur ni de tristesse ». L’épouse demande au spécialiste de ne dire mot à son mari « pour ne pas qu’il souffre davantage » et sollicite par la même occasion qu’on l’euthanasie pour lui épargner « l’horreur de la fin de vie ». Monsieur R. mourra par euthanasie sans jamais avoir eu connaissance de l’existence de sa maladie et sans avoir décidé ou même évoqué une seule fois le souhait d’avoir recours à l’euthanasie.

Suite à cette euthanasie, je demande des explications à mes supérieurs au cours de la réunion interdisciplinaire. En chœur, le psychologue, le chef d’unité, le chef infirmier et les oncologues, m’expliquent combien cette mort a été « douce, paisible et sans douleur », « une fin de vie digne » en somme. Sur un ton infantilisant, ils me rappellent qu’« en tant que soignant, il faut être compatissant », que « le pronostic vital  de Monsieur R. était compromis à brève échéance » et  qu’« il aurait certainement souffert de manière atroce ». L’aplomb du discours, la logique, en apparence, implacable du raisonnement, réduisent au silence les soignants.

  • Monsieur L. a « bénéficié » d’une euthanasie dans l’urgence, pour pallier des douleurs aiguës non suffisamment soulagées

Monsieur L. souffre d’un ostéosarcome du fémur droit. Hospitalisé, il a évoqué l’euthanasie au cas où son état se dégraderait. Un jour, alors qu’il est pris d’une crise de douleur foudroyante, sa femme, désespérée, appelle au secours le personnel médical : selon elle, il faut impérativement répondre à la demande d’euthanasie de son mari. Les infirmiers, paniqués, appellent d’urgence l’oncologue. Ils proposent d’augmenter les doses de morphine et de mettre en place un protocole de sédation provisoire, afin d’apaiser les symptômes et l’état de détresse. Mais l’oncologue refuse. Au milieu de l’angoisse et de l’agitation, le médecin ordonne aux soignants une préparation létale qu’il administre aussitôt à monsieur L. Un an après, l’épouse revenait dans le service et accusait les soignants d’avoir « assassiné son mari ».

L’oncologue est réticent à employer des traitements morphiniques. Aujourd’hui encore, malgré l’usage fréquent et bien maîtrisé de la morphine, certains médecins en ont encore peur. De nombreux patients subissant des souffrances terribles ne sont pas suffisamment soulagés. Dans ce contexte, nous pouvons aisément imaginer combien le désespoir peut être à l’origine d’une demande d’euthanasie. D’autre part, le contexte d’urgence dans lequel a été pratiqué cette euthanasie a conduit à une mort brutale, inhumaine et profondément choquante, aussi bien pour l’épouse que pour les soignants. Pourtant, rappelons-le, le patient entre dans les critères de la loi : demande réitérée/souffrance insupportable/maladie incurable, etc.

  • Madame G., « délivrée » d’une agonie trop longue

Une sédation palliative a été administrée  à Madame G. : elle est dans le coma depuis cinq jours. Sa famille, angoissée, guette le moindre signe de fin de vie. L’équipe soignante, continuellement sollicitée, est éprouvée par l’agitation incessante. C’est alors que le médecin, manifestement lassé par l’agonie, décide d’« abréger les jours » de Madame G., pour la « délivrer de la déchéance ». Personne ne dénonce ce geste, qui, dans l’imaginaire de la famille et des soignants, témoigne de l’altruisme et de l’humanité du médecin. Un geste pourtant brutal qui règle de manière radicale le « problème de l’agonie ».

 

En Belgique, les mentalités ont changé

Après onze ans de pratique légale d’euthanasie en Belgique, les mentalités autour de l’image de la mort changent profondément. De plus en plus, contrairement à l’euthanasie, la sédation palliative en fin de vie est considérée comme une mort sans aucun sens, dénuée d’humanité et décourageante. Certains médecins la considèrent même comme hypocrite si on l’assimile à une mort naturelle : « Assimiler sédation et mort naturelle est en fait une construction qui permet d’évacuer un sentiment de culpabilité et de considérer l’acte comme moralement bon, supérieur aux autres interventions médicales possibles. »[1]

Il est certes difficile pour les proches d’accompagner une personne en fin de vie. Cependant, j’ai remarqué au fil de mes différentes expériences (en unité de soins palliatifs en France puis en oncologie et unité de soins de supports en Belgique), combien les idées et les choix d’une famille sont influencés par l’image que l’équipe soignante leur renvoie du patient, d’eux-mêmes et de leur situation. La difficulté pour une famille de vivre l’agonie de proche, est en grande partie liée à la perception que l’environnement (soignants, institution, société) a de l’agonie.

Lorsqu’une équipe soignante est au clair sur un projet commun d’accompagnement des personnes en vie, mais également sur sa représentation de la mort et sur l’intention qu’elle met derrière la sédation palliative (elle n’est pas « faire mourir la personne » mais « soulager les souffrances »), l’accompagnement de la famille est beaucoup plus serein. Au contraire, lorsqu’il existe la possibilité d’euthanasie, peut s’ancrer dans les esprits l’idée d’une mort plus « rapide, indolore, propre, nette ». Le temps de l’agonie ne possède alors plus de valeur, plus d’existence, c’est un morceau de vie qui est considérée comme superflu. Cette confusion tient au fait que la loi belge, contrairement à la loi Léonetti,  n’encadre pas la pratique de la sédation, ne la définit pas et ne l’intègre pas dans la pratique des soins.

 

II. Omerta et marginalisation des soignants

C’est à partir de ces situations vécues que je me suis rendue compte que les soignants étaient délibérément maintenus dans l’ignorance ou contraints au silence.

 

La méconnaissance de la loi sur l’euthanasie et la fin de vie

Dans un des services où j’ai travaillé, certains patients sont accueillis le matin dans une chambre et en sortent deux heures après en direction de la morgue, après l’euthanasie programmée par l’oncologue. Les infirmiers ne sont pas mis au courant. On peut aisément se figurer le choc émotionnel que ce manque délibéré d’information et de communication, peut provoquer. Même s’ils sont ébranlés, les soignants ne se révoltent pas car ils connaissent peu ou mal la loi. Aucune formation ne leur est proposée.

 

La peur des représailles

Dans ce même service, la direction (médecins, directrice des soins, cadres de santé) place les soignants dans la peur des représailles. Beaucoup d’entre eux expriment régulièrement la peur de perdre leur emploi s’ils venaient à remettre en question le système. Cette peur est fondée : certains soignants désireux de quitter le service ont été menacés d’exclusion de l’ensemble du réseau dont la structure hospitalière fait partie, la direction pouvant exercer des pressions pour qu’ils ne retrouvent pas de travail.

 

La parole des infirmiers tue

Lors des réunions d’équipe pluridisciplinaire, créées à l’origine pour échanger nos points de vue sur la prise en charge des patients, la parole des infirmiers est complètement tue. Personne n’ose parler des euthanasies vécues difficilement ou des questionnements par rapport à certaines décisions médicales. Lorsqu’un infirmier remet en question une euthanasie, la conversation portant sur le fond et les faits est détournée. Les médecins et cadres de santé y répondent systématiquement par la même antienne : « l’acte était choisi, humain ».

 

Aucune voie de recours

N’ayant pas été entendue par mes responsables directs, je me suis rendue auprès de la direction pour dénoncer ces actes illégaux. La directrice des soins ne m’a pas écoutée. Elle m’a enjoint de me taire. Aussi, les recours en justice paraissent impossibles, il faut pour cela des preuves, des témoignages de familles qui souhaitent s’engager et dénoncer, et le courage des soignants d’affronter tout un système de santé qui protège les médecins.

Depuis onze ans, la Commission de contrôle et d’évaluation des euthanasies n’a jamais, pas une seule fois, transmis de dossier à la justice[2], ni retenue de pratique inquiétante parmi les dossiers pour lesquels il a été demandé des précisions. Cela montrait-il que la loi n’est pas si restrictive et que les conditions réunies peuvent être facilement manipulées ?

S’ajoutent à ce contexte, des demandes de plus en plus importantes d’euthanasie pour cause d’une souffrance morale insupportable lorsque la personne est lasse de vivre dans son état de vie, même lorsqu’elle ne souffre pas de maladie incurable ou de souffrance physique.

 

III. La souffrance morale : le nouvel éden de la « bonne mort »

 

À travers des exemples de mise en scène médiatique de morts jugées « exemplaires » ; puis à travers une euthanasie vécue récemment, je voudrai montrer comment l’euthanasie s’érige comme une idéologie. Onze ans après la dépénalisation de l’euthanasie, de plus en plus de demandes ont trait à la souffrance morale. Au niveau éthique, ces demandes posent de nombreuses questions, elles font souvent l’objet de discussions et de désaccords entre soignants, tant elles sont à la frontière du légal.

Les médias, eux, n’émettent aucune contradiction ou sollicitation à la prudence. Les euthanasies qu’ils exposent peuvent ainsi apparaître comme une étape logique d’extension naturelle de la loi.

 

1. Cas médiatiques qui façonnent le dogme de la « bonne mort »

 

Anticipation d’une souffrance future

Il s’agit de personnes qui ne souffrent pas dans le présent mais qui anticipent de probables souffrances liées, par exemple, à la perte d’autonomie.

« Marc et Eddy Verbessem, des jumeaux monozygotes (vrais jumeaux) nés sourds. Tous deux cordonniers dans la région anversoise, les frères – inséparables –  ont toujours vécu sous le même toit. C’est l’annonce d’un diagnostic d’une maladie oculaire dégénérative, un glaucome avec perte progressive de la vision pouvant mener à la cécité, qui fut l’élément déclencheur de l’issue fatale, révélée ce week-end dans la presse néerlandophone. Car si pour ces deux hommes de 45 ans, nés avec ce handicap, le fait d’être privés de l’ouïe n’était pas un réel problème, l’idée de ne plus pouvoir se voir et de perdre toute autonomie leur est apparue littéralement insupportable. Une longue réflexion les a amenés à prendre peut-être la plus lourde des décisions : demander l’euthanasie. Voici un an, donc, que les deux frères ont entamé les démarches nécessaires. Le 14 décembre dernier, réunissant apparemment toutes les conditions légales requises, ils se sont rendus à l’UZ Brussel de Jette. »[3]

 

Nous pressentons le danger éthique sous-entendu : peut-on euthanasier des personnes qui ne relèvent pas des critères de la loi, au nom d’une souffrance potentielle future ? Dans cette situation particulière, la demande d’euthanasie est justifiée en fonction de critères légaux et non éthiques. Une journaliste a demandé à Jacqueline Herremans, présidente de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), et membre de la Commission de Contrôle des euthanasies, si « La demande d’euthanasie répondait aux conditions légales »[4], soulevant-là qu’il s’agissait exclusivement d’une « souffrance psychique ». La présidente a répondu : « En effet, ils ne souffraient pas de réelles douleurs physiques. Cela dit, si l’on s’en réfère aux trois conditions essentielles de la loi, ils répondent aux critères. Cela faisait un an qu’ils étaient en demande. Pour ce type de cas, pour lequel le décès n’est pas prévisible à brève échéance, il faut à tout le moins deux médecins consultants, le second s’attachant plus particulièrement à la qualité de la demande. Il faut voir s’il s’agit bien d’une demande volontaire, réitérée et réfléchie et si l’on a aussi bien examiné toutes les pistes possibles avant d’en arriver à cette décision. La deuxième condition est la souffrance, qui peut être d’ordre physique ou psychique, ce qui était en l’occurrence le cas. La troisième condition est que la souffrance est causée par une affection grave et incurable, ce qui est le cas aussi. Actuellement du moins, même si à l’avenir, on peut espérer trouver des solutions. »[5]

Les conditions de la loi sont donc réunies. En revanche, remettre en question le regard de la société face à la détresse de ces malades, ou bien soulever le manque de créativité dans les relations humaines, ou enfin, envisager d’accompagner les jumeaux à s’adapter à leur handicap, de tout ceci il n’en est pas question.

 

La vieillesse comme souffrance

Christian de Duve, Prix Nobel de médecine en 1974, est décédé par euthanasie le 4 mai 2013 à l’âge de 95 ans. En lui rendant hommage la présidente de l’ADMD ne parvient pas à démontrer que le professeur entrait dans les critères de la loi : « Doit-on encore se justifier lorsque l’on choisit l’euthanasie ? »[6] Pour quelle raison choisir la mort à 95 ans, dans un état physique et mental encore bon ? Le professeur se rendait tous les jours à la piscine et participait régulièrement à des émissions de télévision. Le premier signe de faiblesse (une chute) lui a fait comprendre la vulnérabilité naturelle due à la vieillesse.

Peu importe que Christian de Duve ne souffrait d’aucune maladie incurable, la vieillesse peut être considérée comme une souffrance. Le Premier ministre Elio di Rupo a lui-même salué « l’engagement de citoyen dont a fait preuve Christian de Duve tout au long de son existence »[7]. Cet hommage rendu nous révèle une idée centrale : l’euthanasie est un « geste citoyen », un modèle de société. L’exemple de sagesse du Prix Nobel a eu les honneurs de la presse : tous ont applaudi sa lucidité et sa force. Une journaliste du quotidien Le Soir nous raconte sa dernière entrevue avec le vieil homme : « Je suis beaucoup plus proche de la mort que ça, je dois organiser ma disparition », m’a-t-il dit. Il avait eu un malaise et il est resté par terre, sans pouvoir se relever. Il a reconnu que ça a été le signal. C’est un homme extrêmement digne, heureux et satisfait de sa vie […] mais de fait, affaibli. »[8]

Son euthanasie apparaît comme un choix évident, même, un acte de générosité, d’avoir décidé de mourir avant de coûter à la société. La valeur de la vie dépendrait donc de sa capacité à produire de bon et d’utile dans une société (mobilité, vitalité, prouesse), jusque dans la maîtrise de sa mort. Peut-on demander l’euthanasie en prévision d’un état de déclin dû à l’âge ? Quelle image relayée à travers les médias cela donne-t-il  à la personne âgée ?

 

La solitude

Les soignants commencent à être préoccupés par le nombre croissant d’euthanasies de personnes profondément seules. Il s’agit du cas médiatique de Nathan, la personne transsexuelle dont on pressent le désespoir de ne pas être entouré. Rejeté et maltraité par sa famille, sa mère aura ces mots avant de lire la lettre de Nathan écrite avant sa mort : « Sa mort ne me fait rien. Je ne ressens aucune douleur, aucun doute, aucun remords. »[9]

« Nathan est né Nancy dans une famille qui comptait trois garçons, et avait été rejeté par ses parents, qui souhaitaient un nouveau garçon, selon le quotidien, qui l’a interrogé la veille de sa mort. Rêvant depuis son adolescence de devenir un homme, il avait successivement, entre 2009 et juin 2012, subi un traitement et deux opérations : une cure d’hormones, une ablation des seins, et un changement de sexe. Des opérations dont il n’était pas satisfait : sa poitrine restait trop forte et le pénis qu’on lui avait placé était « raté ». « J’avais préparé des dragées pour fêter ma nouvelle naissance, mais la première fois que je me suis vu dans le miroir, j’ai eu une aversion pour mon nouveau corps, avait raconté Nathan. J’ai eu des moments heureux, mais au final la balance penchait du mauvais côté », avait-il résumé, estimant être « resté quarante-quatre ans de trop sur cette terre ». »[10]

 

La maladie mentale, une dépression, ont-elles été diagnostiqué ? A-t-il déjà été suivi par un psychiatre, un psychologue ? Officiellement, il ne s’agit pas de dépression, ce critère n’entrant pas dans le cadre de la loi. Pour accepter la demande d’euthanasie, il a donc été conclu que Nathan est dans une détresse morale insupportable à cause d’un corps qu’il n’a jamais accepté.

 

Un modèle de « belle mort » : le couple

« Un couple âgé du Brabant flamand a demandé et obtenu une double euthanasie. C’est une première en Belgique. L’homme, âgé de 83 ans, souffrait d’un cancer en phase terminale. Son épouse, âgée de 78 ans, qui présentait des maladies liées à la vieillesse, incurables et douloureuses, n’imaginait pas la vie sans son mari. Le couple n’avait pas d’enfant et était relativement isolé. Ils sont morts à leur domicile mardi[11]. »

 

Le Dr Marc Englert (professeur honoraire ULB, rapporteur à la Commission euthanasie) avance les arguments du Dr Marc Cosyns (généraliste à Gand), en faveur de cette euthanasie :

Objectif : minimiser les risques de souffrance due à un suicide raté (l’euthanasie étant une mort douce…) : « Je considère très important que ces personnes aient montré qu’on peut mourir ainsi et qu’un survivant désespéré ne doit pas nécessairement se procurer une corde ou un revolver mais qu’une solution légale est possible lorsque, comme cette femme, on souffre de maux incurables qui peuvent être démontrés. »[12]

Répondre à la solitude des personnes âgées :  « On sait que le nombre de suicides de gens âgés de plus de 80 ans est particulièrement élevé. Il en est certainement parmi eux qui sont restés seuls et qui souhaitent mourir pour cette raison. Ce n’est pas incompréhensible. Il y a des gens qui ont vécu une union fusionnelle avec leur partenaire, comme l’a si bien exprimé Jacques Brel dans “La chanson des vieux amants”. […] Mais en même temps, nous devons faire savoir à ceux dont les souffrances ne peuvent vraiment pas être soulagées que l’euthanasie est possible … »[13]

Le militantisme du couple leur donne tous les droits : « Bien que le fait soit rare, il ne serait pas unique. Le Dr Cosyns déclare connaître cinq cas récents similaires, dont deux qu’il a pratiqués lui-même. Il considère néanmoins que l’histoire de ce couple est particulière parce que les patients ont fait savoir dans leur nécrologie qu’ils sont morts le même jour et qu’ils remerciaient le médecin qui les avait aidés. Il estime qu’ils ont brisé un tabou et déclare qu’il les admire pour l’avoir fait[14]. »

L’épouse donc, qui « n’imaginait pas la vie sans son mari »[15], a été euthanasiée au motif de maladies liées à la vieillesse comme l’arthrite rhumatoïde. Rappelons que selon la loi belge, il n’est pas nécessaire d’être en phase terminale pour obtenir le droit à l’euthanasie et que le motif de souffrance insupportable est suffisant. Est-ce que la dégradation de la qualité de vie et la baisse de l’autonomie dues à la vieillesse peuvent justifier la pratique de l’euthanasie ? Du fait du nombre d’affections incurables (diabète, arthrose, ostéoporose, surdité, Alzheimer, etc..), les restrictions de la loi sur l’euthanasie sont une fiction.

 

2. Cas pratique à l’hôpital

 

Pour ma part, je peux  exposer le cas concret d’une des dernières euthanasies à laquelle j’ai assisté. Cette histoire fait apparaître à la fois :

- le manque de solidarité de toute une société ;

- la pression exercée sur les soignants ;

- des médecins devenus plus militants que thérapeute.

Il s’agit d’une dame d’une soixantaine d’année dont les facultés cognitives et la capacité à se mouvoir se sont dégradées à cause des effets de la chimiothérapie. Elle est par ailleurs en rémission de son cancer. Elle dit avoir fait une demande anticipée d’euthanasie et renouvelle sa demande au vu de la dégradation de son autonomie et de ses pertes de mémoires importantes.

Face à cette demande d’euthanasie, la difficulté pour les soignants était triple, du fait de :

1. Ses pertes cognitives. Un jour, elle me  demande : « mais dans le fond vous me l’avez faite cette euthanasie ou non ? », comme s’il s’agit d’un traitement quelconque. Elle ne semble pas vraiment se rappeler de quoi il s’agit. Mais pour les médecins, c’est une bonne chose, elle a enfin prononcé le mot « euthanasie » ! C’est la première fois depuis longtemps, qu’elle en parle spontanément. Pour relancer la demande, le défi est de lui faire dire « je veux une euthanasie » sans avoir l’air de lui proposer, car dans la loi, la demande doit être volontaire et réitérée.

2. De la nature floue de sa souffrance (pas de douleurs ou de symptômes réfractaires au traitement). Au niveau physique elle n’a aucune douleur et est en rémission de son cancer. Donc, pas de maladie incurable, pas de décès à brève échéance. La seule solution est de trouver à quel point sa souffrance morale était insupportable. Lorsque les soignants s’assoient à côté d’elle pour discuter, elle retrouve le sourire et réclame que l’on reste davantage auprès d’elle. Pendant des semaines elle ne demande plus l’euthanasie. Cependant, dès qu’elle se sent seule, elle en reparle de manière assez vague.

3. De son entourage à l’influence inquiétante. L’entourage, constitué d’amis et peu de famille en raison de conflits, parait totalement inadapté. Il harcèle sans cesse les soignants en réclamant l’euthanasie de la dame. Les soignants se sentent mal à l’aise car ils comprennent bien que sous la demande de la patiente il y a une autre réalité : celle du sentiment d’abandon à cause du manque de solidarité. Les accompagnants sont sans doute sincères, cherchant pour la malade son bien-être. Mais leur bienveillance est dénuée d’empathie, ce recul nécessaire à une vraie solidarité. La patiente leur demande tout le long de l’hospitalisation une brosse à dents. Au lieu de brosse à dent, ils lui apportent ce qu’ils croient être bons selon eux : du vin, des gâteaux, mais ne satisfont jamais la demande de la dame.

De plus, la majorité des soignants éprouvent de la frustration car de nombreux dispositifs auraient pu être mis en place pour améliorer son confort et son désir d’être davantage entourée. Au départ, elle a accepté des structures adaptées à ses besoins, puis, sous l’influence de son environnement, elle y renonce. Ses proches sont enfermés dans l’émotion de voir leur amie handicapée. Ils ne supportent pas la voir différente. Toute autre solution que l’euthanasie leur parait inimaginable. Sur le petit carnet où ils lui laissent des messages  lorsqu’elle dort, il est question d’euthanasie à chaque page. On peut y lire des mots tels que : « N’oublie pas ton euthanasie, c’est ton droit, il faut que tu demandes aux médecins sinon ils ne te la feront jamais… ».

 

C’est dans ce contexte, que les médecins favorables à la pratique de cette euthanasie, ont dû trouvé des arguments. Afin de contourner chacune de ces difficultés, et répondre légalement à la demande d’euthanasie, des « solutions » ont été trouvées :

1. Pour l’impossibilité d’évaluer correctement sa demande d’euthanasie à cause des pertes cognitives, il a été décidé de favoriser les convictions et demandes antérieures aux pertes de mémoire, (appuyés par la lettre anticipée d’euthanasie), plutôt qu’un changement d’avis qui pourrait être dû à ses pertes de mémoire.

2. D’autre part il fallait déterminer la nature de la souffrance morale. La diminution de son autonomie étant irréversible, c’est celle-ci qui crée une souffrance morale insupportable.

3. Enfin, en ce qui concerne la défaillance de solidarité influençant ses choix, l’argument en faveur de l’euthanasie a été : son entourage fait partie de son bien-être, même si l’influence sur sa personnalité et sur ses décisions sont néfastes, ce n’est pas à nous d’en juger. De même, ce n’est pas aux soignants de pallier le manque de solidarité.

 

 

Conclusion : l’interprétation de la loi sans réelles limites se refuse à toute réflexion éthique

 

La médiatisation de ces « belles morts » semblent induire l’idée que l’euthanasie représente la mort la plus digne, la plus humaine. Elle devient un modèle du bien-mourir selon des critères de beauté et de dignité. En ce sens, il peut s’instaurer chez les malades, une culpabilité à continuer à vivre. L’acte d’euthanasie deviendrait un acte humain exemplaire. La dichotomie mentale qui en résulte entre « bonne » et « mauvaise » mort, dénature les liens de solidarité dans une communauté et rend la mort définitivement taboue.

D’autre part, l’interprétation de la « souffrance morale » est si large qu’il ne semble pas y avoir de limites légales à la pratique de l’euthanasie (baisse de l’autonomie due à la vieillesse, peur d’être seul, peur d’une souffrance future, lassitude de vivre, etc.).

Il en est de même pour le critère de « maladie incurable ». La loi autorise l’euthanasie pour des diagnostics de maladies dont le décès n’est pas prévu à brève échéance : Alzheimer, asthme, diabète, arthroses, arthrites, cécité, etc..

Enfin, la non-nécessité d’être en phase terminale d’une maladie, donne la possibilité d’anticiper une souffrance future, qui n’est donc pas une réalité, mais qui génère une peur toujours plus grande de la mort.

Ces complaisances de la loi ne dissimulent-elles pas une réalité d’abandon des plus fragiles ? Cet état des lieux n’est-il pas symptomatique d’une société en proie à la solitude, à la peur d’être mal accompagné, et à une carence de confiance envers les soignants ?

L’ouverture désormais de l’euthanasie aux mineurs n’est que la résultante d’une banalisation progressive de l’euthanasie dans les mentalités et révèle de plus en plus la fracture entre les militants et les médecins de terrain. Cent-soixante pédiatres ont adressé une lettre ouverte aux députés disant qu’il n’y avait ni urgence, ni utilité à l’extension aux mineurs. Les pédiatres argumentaient, exprimant leur avis en tant que spécialistes de terrain. Ils n’ont pourtant pas été intégrés au débat. Celui-ci a bien eu lieu, mais, semble-t-il, entre militants uniquement.

La question de l’accompagnement de la fin de vie apparaît dès lors, comme relevant d’un choix de société significatif des valeurs qu’elle porte : quelle place donnons-nous aux malades ? Quelle image avons-nous d’eux ? Qu’est-ce qu’accompagner humainement une personne ? Ces questions sont d’autant plus primordiales que les idées et les choix d’une famille sont influencés par l’image que l’équipe soignante leur renvoie du patient, d’eux-mêmes et de leur situation.

Il paraît aujourd’hui urgent pour les soignants, de se réapproprier une vision du bien-commun, ne serait-ce que pour assurer à la personne malade une sollicitude et une dignité jusqu’au terme de leur existence.



[1]Lossignol D., Damas, F., « Sédations continue : considérations pratiques et éthiques »,  Rev. Med Brux.,  2013, p.27.

[2]Rapport aux chambres législatives de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, tous les deux ans depuis 2004.

[3]Dardenne L., La Libre.be, « Euthanasie: unis, à la vie. Et à la mort. », 14 janvier 2013.

[4]Ibid.

[5]Dardenne L., La Libre.be, « La demande d’euthanasie répondait aux conditions légales », 14.01.2013.

[6]Herremans J., « Christian de Duve, merci ! » in Bulletin de l’ADMD, n° 128, juin 2013, p.8.

[7]de Decker C., Colart L., « Décès de Christian de Duve : Une personnalité scientifique exceptionnelle», Le Soir, 6 mai 2013.

[8]Propos recueillis par Delvaux B., « Si on continue comme cela, ce sera l’apocalypse, la fin », Le Soir, 10 avril 2013.

[9]Rebillat C., « Un transsexuel euthanasié après avoir changé de sexe », Paris Match, 02 octobre 2013.

[10]Le Monde.fr, « Après un changement de sexe raté, un Belge obtient le droit à l’euthanasie », Le Monde, 02 octobre 2013.

[11]D’après « La Libre » du 28.03.2011, Englert M., « Mourir ensemble par euthanasie : une première ? », in Bulletin de l’ADMD Belgique, n° 120, juin 2011, p.11.

[12]D’après « De Morgen » du 28.03.2011, Englert M., « Mourir ensemble par euthanasie : une première ? », in Bulletin de l’ADMD Belgique, n° 120, juin 2011, p.11.

[13]Ibid.

[14]Ibid.

[15]Ibid.

 

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