Comprendre « l’affaire Amélie ». Polyhandicap : éthique de la responsabilité, point de vue d’un père

Cédric Gicquel

Alors que le Conseil d’État doit se prononcer, à la demande de l’État, sur le devenir d’Amélie (jeune femme atteinte d’autisme que ses parents sont contraints de maintenir au domicile faute de structure d’accueil), il convient de mieux saisir certains enjeux qui échappent trop souvent à l’attention de tous. Ce texte d’une telle intensité, enraciné au plus profond de la réflexion et porteur d’un sens exceptionnel de l’engagement, nous semble à ce point important que nous vous en présentons sa version intégrale. Il nous semble de nature à inspirer aux décideurs politiques et aux différents responsables institutionnels d’autres critères de jugement afin de vivre humainement le sens d’une responsabilité politique vraie.

« Tu veux rester à ses côtés
Maintenant, tu n’as plus peur
De voyager les yeux fermés
Une blessure étrange dans ton cœur. »
Léonard Cohen, Suzanne

C’est donc un papa, un jeune papa, qui va parler de la responsabilité à travers le prisme de son expérience.
Quelques éléments biographiques afin de mieux comprendre l’origine de cette parole.
Worou-Guillaume est né au Bénin, en pleine brousse, il y a cinq ans maintenant.
Grossesse normale, pas de soucis particuliers, accouchement sans problème.
Beau bébé, parents heureux !

Retour en France, à l’âge de 6 mois…nous constatons des retards dans la motricité, des « angoisses nocturnes », des mouvements stéréotypés mais on nous dit que cela n’est rien, juste un peu de retard. Au fur et à mesure, les déficits de motricité prennent de l’importance, des regards évasifs, un manque de tonicité, nous inquiètent. Une kyrielle d’examens à Necker, une attente d’un diagnostic précis, un parcours du combattant pour trouver une prise en charge adapté avec ce leitmotiv de la part de certains médecins « arrêter de vous inquiéter, tout va bien ». Arrive, une IRM a deux ans, plus énigmatiques que les autres, mais toujours pas de diagnostic étiologique.

Il n’y a pas eu d’annonce du handicap, il n’y a pas eu ce moment, cette date précise que de nombreux parents ont en mémoire où l’on vous annonce que votre fils est handicapé. C’est une annonce implicite, qui se déroule sur des mois et des mois. Des allusions parfois à l’autisme mais rien de plus. C’est grâce à une psychomotricienne du CMPP, qui avait fait un stage au CESAP, que nous avons pu à la fois trouver une structure adaptée mais aussi un nom sur le mal de Guillaume.

Polyhandicap

Les médecins ne nous avaient jamais parlé de polyhandicap et nous découvrons, au jour le jour, la signification de ce nom : polyhandicap.
Dans notre « malheur », nous découvrons que notre fils possède quelques acquis que d’autres non pas : il peut se déplacer à quatre pattes, il n’a jamais fait de crises d’épilepsie, il n’a pas de corset, il est en « bonne santé », pas de va et vient à l’hôpital, même pas de fausses routes pour les repas !
Ai-je eu de la culpabilité en regardant mon petit bonhomme qui ne marche pas, ne mange pas tout seul, fait de grands sourires, crie souvent, regarde le monde avec étonnement, a des crises d’angoisses, a des pleurs ou des rires incontrôlés, a des stéréotypies ?

Pas forcément, je ne me sens pas coupable, peut-être parce qu’il n’est pas sorti directement de mes entrailles, par contre, souvent, je me sens coupable de mon incapacité à m’occuper de lui, à prendre le temps, à vivre à son allure « Avec eux, il fallait une patience d’ange, et je ne suis pas un ange », J.L Fournier, On va où Papa ?

Alors qu’est-ce qu’être responsable de son enfant ? Quelle est donc cette éthique de la responsabilité que doit cultiver le parent de tout en enfant mais avec plus de force quand le petit d’homme est handicapé et qu’il est polyhandicapé.

Une éthique du quotidien

L’objet de la responsabilité c’est le vulnérable en tant que tel selon Paul Ricœur , en ce sens l’enfant polyhandicapé est bien ce vulnérable car il ne possède pas cette autonomie minimale ; non seulement il ne la possède pas en acte mais il ne la possède pas non plus en puissance.

En ce sens, le sujet polyhandicapé est vulnérable à vie. Cette vulnérabilité s’exprime dans le quotidien.

Manger, se vêtir, se laver, être propre sont pour nous un combat au jour le jour.
Guillaume mange facilement, pas de fausse route si tout est bien mixé ou assez écrasé, il sait exprimer sa faim en se mettant devant le frigidaire et en grognant mais il ne peut ni boire ni manger seul ; il faut aussi se mettre à son horaire car il ne peut pas gérer sa sensation de faim et se met à pleurer en cas de retard.
Il en est de même pour le reste de la vie quotidienne, il faut s’adapter au rythme à la fois temporel mais aussi « acquisitionnel » de Guillaume. Bien qu’il fasse des efforts pour nous aider, nous sommes obligés de coller à ses capacités et non aux nôtres.

Mais le quotidien nous interroge aussi fondamentalement. La question éthique se pose aussi de façon très concrète, dans le quotidien.

Guillaume depuis deux ans met sa main dans la bouche, se faisant baver et mouillant ses affaires ;cette stéréotypie lui est préjudiciable sur le plan physiologique(risque de déformation du palais mais blessures aux doigts) sur le plan social(refus de la part des autres de rentrer en relation avec lui car il a la main pleine de bave) mais aussi sur le plan psychologique(il se coupe volontairement de la relation à autrui pour s’enfermer dans la succion de lui-même et concentre toute son attention sur ce geste répétitif).

Nous lui avons donc, après concertation avec l’équipe du CESAP, mis des attelles au niveau du coude qui l’empêche de mettre sa main dans la bouche. Or, ce système est une contrainte tout autant physique que psychologique et provoque de temps en temps des plaies sur les bras. Depuis plus d’un an et demi, il porte ce système d’attelles en journée mais aussitôt enlevées, il remet ses mains dans la bouche. Quelle répercussion psychologique sur Guillaume avec cette contrainte quotidienne ? Une contrainte donc pour le « bien » de Guillaume mais qui nous questionne.

Autre contrainte, le brossage des dents. Guillaume refuse catégoriquement toute intrusion dans sa bouche, s’il accepte les aliments dans sa cuillère, il est impossible d’introduire quoique ce soit d’autre. Tous les soirs, quand nous ne sommes pas fatigués car parfois nous capitulons devant cette épreuve et pour lui et pour nous, il faut attraper Guillaume, le ceinturer et lui laver les dents : pleurs, cris et énervements. Mais nous savons que si nous ne lui brossons pas les dents tous les jours, il risque des caries, des problèmes de gencives ,donc pour éviter une souffrance potentielle nous sommes obligés de lui faire violence.
Une contrainte donc pour le « bien » de Guillaume.

Couper les ongles. Guillaume entre facilement en contact avec autrui avec ses mains, il attrape les cheveux, les visages, il faut donc lui couper les ongles assez régulièrement afin qu’il ne blesse pas dans sa prise de contact mais aussi qu’il ne se blesse pas lui-même (régulièrement, il se griffe le bas ventre).
De nouveau, nous sommes obligés de lui faire violence car il refuse de nous donner sa main, se met à gesticuler dans tous les sens : pleurs, cris et énervements.

Ce sont ce que j’appelle des violences paradoxales car elles sont produites avec une intention bénéfique pour Guillaume et pourtant elles sont éprouvantes et pour lui et pour nous. Le comprend-il ? Cette question me travaille toujours. Comprend-il que nous le faisons pour son bien, parce que nous l’aimons et que nous ne voulons pas qu’il souffre plus tard ?
C’est une épreuve particulièrement culpabilisante car elle nous renvoie à notre propre violence, à nos limites.

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