Fin de vie, la loi doit-elle évoluer ?

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

A lire L’euthanasie par compassion ? Manifeste pour une fin de vie dans la dignité, Emmanuel Hirsch, éditions érès

 

À l’épreuve de circonstances qui déjouent bien souvent les illusions de maîtrise, les a priori ou les représentations intellectuelles, voire esthétiques de ce que serait une « bonne mort » ou une « mort dans la dignité », les vérités théoriques s’avèrent décevantes et trop souvent inconsistantes. Les dialogues intimes et ultimes dont témoigne l’expérience d’une relation assumée jusqu’à l’instant de la mort, engagent au discernement, à la rigueur et à l’humilité. Il me paraît donc essentiel de ne pas renoncer dans l’empressement des conjonctures et des opportunismes, aux valeurs et aux fidélités indispensables, de ne pas dénaturer l’esprit de fraternité par envie précipitée d’euthanasie, au nom d’une conception de la dignité dont je comprends pourtant parfaitement la signification.

Une telle exigence en appelle certainement au courage de penser aussi sérieusement que les droits en fin de vie, nos engagements face aux vulnérabilités de la maladie, du handicap, des dépendances et de ces autres formes de négligences, de mépris et de relégations indignes d’une société solidaire.

Ce ne sont pas tant les conditions extrêmes de prises de décisions difficiles qui défient aujourd’hui nos conceptions et nos représentations des droits de la personne en fin de vie, que l’urgence de ne pas y sacrifier une certaine idée du vivre ensemble.

Le contexte actuel est révélateur d’une impatience savamment entretenue à légiférer en faveur de l’euthanasie. Cela en recourant à des stratégies qu’il conviendrait d’analyser en des termes moins simplificateurs que ces slogans qui, par exemple, invoquent l’urgence de « restituer une liberté confisquée » à la personne qui souhaite qu’un médecin mette fin à son existence. Cette construction idéologique, bien que sommaire et confuse, est néanmoins parvenue à son objectif pragmatique : donner à croire qu’il ne s’agissait plus tant de débattre de la justification légale de l’euthanasie que d’arrêter le calendrier parlementaire qui permettrait de consacrer enfin cette « dernière liberté ».

Pourtant, les personnes atteintes de maladies incurables n’espèrent pas prioritairement, comme sollicitude à leur égard de la part de la société, la considération  accordée avec tant de véhémence et parfois de provocations aux conditions de leur mort. Leurs aspirations de citoyen excèdent l’espace sommaire dans lequel certains enferment et réduisent leurs véritables revendications. Il y a de la vie à vivre, malgré et au-delà de la maladie, avant de consacrer le temps qui reste à « réussir sa mort » !

 

Vulnérabilité extrême

Comment inventer aujourd’hui une approche du mourir qui ne trouve pas sa seule dignité dans l’affirmation d’une idée de maîtrise bien équivoque et aux conséquences incertaines ?

Comment penser le temps d’une existence qui s’achève sans être assigné à tout anticiper, à tout réguler selon des valeurs ou des normes qui s’imposeraient comme des évidences, alors que dans ce domaine nos savoirs et nos convictions sont bien fragiles ?

Comment préserver une certaine conception de la sollicitude et de la solidarité, dans un contexte de vulnérabilité extrême qui semblerait assujetti à l’impératif de décisions dans l’urgence ?

Comment attester d’une attention véritable, autre que compassionnelle et ramenée à la politique des expédients, au regard des réalités humaines et sociales de l’exclusion ou du déni en fin de vie ? Ces circonstances déportent aux limites de l’acceptable ceux dont est niée la parole et méprisée l’existence. Au point de générer des sentiments de peurs et de menaces diffuses que renforcent les discours discriminatoires et accentuent les insécurités.

Comment exprimer une considération effective et demeurer hospitalier à l’égard des personnes affaiblies par la maladie, les dépendances, les différentes formes de relégation éprouvées comme du mépris, voire, selon une désignation radicale du désespoir, dans ce qui les condamne à une « mort sociale » ? Ces hostilités à la personne progressent à mesure que les logiques de l’efficience, de la performance et de la rentabilité expulsent les fragilités humaines et imposent leurs règles avec les conséquences d’un désastre.

Comment envisager l’indignation au-delà d’une posture intellectuelle ou d’une protestation éphémère, comme appel à une mobilisation dans l’urgence des compétences et des talents au service d’un intérêt général qui n’a rien à faire de l’esprit partisan ? Résister à l’individualisme, au repliement sur soi ou à l’obnubilation de sauvegarder ses seuls intérêts, devrait s’exprimer dans la préoccupation morale qu’affichent avec tant de véhémence ceux qui, persuadés qu’il est temps de « changer la mort[1] », prétendent ériger d’autres valeurs.

 

S’il est une liberté à reconquérir, elle ne saurait se limiter à la revendication de l’autodétermination de la mort, même si je suis respectueux des personnes qui assument cette position en terme de choix personnel, je veux dire sans chercher la validation légale d’une position qui relève de la sphère privée, de l’intime. Le droit de bénéficier d’une position maintenue dans la préoccupation des vivants, de conditions d’accompagnement dignes de l’idée d’humanité, constitue un enjeu que j’estime déterminant. Il s’agit-là d’une responsabilité qui saisit notre société dans sa capacité d’affirmer le sens ultime du lien et de la fraternité. C’est dire à quel point ses réponses s’avèrent essentielles et relèvent d’une obligation morale forte, d’engagements cohérents qui ne sauraient se satisfaire du registre compassionnel ou des formules incantatoires, en fait indifférentes à la vérité et à la singularité des circonstances.

 

À la croisée des chemins, les conditions sont semble-t-il réunies pour inscrire à l’agenda des prochaines décisions politiques une possible extension de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, là où le législateur avait souhaité jusqu’à un temps récent marquer une limite.

Le droit de vivre dans la dignité sollicite davantage nos responsabilités que l’octroi de la mort au nom d’une conception discutable de l’idée de dignité. Pour autant, la parole de la personne accablée par la maladie et confrontée à l’inéluctable, parfois à l’insoutenable violence d’une souffrance, ne saurait laisser indifférent. Je vois une certaine forme d’indécence, ou alors une profonde méconnaissance des réalités de l’existence qui échappent à toutes tentatives d’interprétations sommaires, à vouloir considérer, sans autre forme, que légitimer le « don de la mort » ou le meurtre compassionnel constituerait la réponse espérée par celui qui éprouve le sentiment d’un désastre alors sans recours.

Plutôt que de considérer la dépénalisation ou la légalisation de l’euthanasie comme l’expression supérieure de nos responsabilités et de nos solidarités à l’égard de celui qui souffre, ne conviendrait-il pas d’accorder une plus juste attention et de témoigner une autre disponibilité aux personnes en attente d’humanité, là où on leur propose comme solution préférable d’anticiper leur mort ?

En pratique, tenter d’éradiquer l’obsession de la finitude humaine et de la mortalité en recourant aux vertus d’un discours compassionnel désormais politisé, consiste à simplifier et à systématiser l’accès au meurtre par consentement mutuel, en légalisant l’euthanasie.

Indice d’une élévation de nos principes moraux, de notre émancipation, le « faire mourir » procèderait ainsi des bonnes pratiques, voire des convenances sociales. Au point de proposer la solution idéale non pas aux circonstances modernes de la fin de vie, mais aux contraintes de toute nature qu’elles provoquent, y compris sur notre système d’Assurance-maladie…

 

Considérer que la solidarité en fin de vie incarne une position de dissidence et de résistance face aux abdications d’une compassion dévoyée, consiste à affirmer de manière explicite qu’on aspire à une révolution dans nos approches en termes de sensibilisation et de responsabilisation de la société, d’initiatives publiques, mais également d’affirmation et de diffusion d’une culture politique des soins de confort comme des soins palliatifs.

Certaines incantations si présentes aujourd’hui m’évoquent le texte de la chanson de Georges Brassens sur lequel je conclurai mon propos : « Mourir pour des idées » : « O vous, les boutefeux, ô vous les bons apôtres ; mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas. Mais de grâce, morbleu, laissez vivre les autres ! La vie est à peu près leur seul luxe ici bas. Car, enfin, la Camarde est assez vigilante. Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux. »



[1] Léon Schwartzenberg, Pierre Viansson-Ponté, Changer la mort, Paris, Albin Michel, 1977.

 

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