Fin de vie en cancérologie : un décalage entre les sondages et le quotidien de soignants

Texte rédigé par des professionnels de santé de l’Institut Curie (Paris). Voir liste des signataires en infra

Tribune également publiée dans Libération, le 13 mars 2013

 

86 % des Français seraient, selon un sondage,  favorables à une loi légalisant l’euthanasie **. En tant que soignants, nous ne pouvons ignorer ce point de vue, mais quelle signification lui donner ? Sur le terrain de notre quotidien à l’hôpital, nous sommes très rarement confrontés à ce type de demande  qui persisterait dans le temps. Comment donc peut-on expliquer un tel décalage entre l’expression du grand public  et celle des patients ? Ce sondage ne reflète-t-il pas avant tout la crainte légitime de mal mourir ? Certains ont-ils été témoins de fins de vie inadmissibles qui les encouragent à programmer leur propre mort ?   Mais comment ne pas entendre aussi une certaine perte de confiance envers nous, les « soignants », et la crainte  de ne pas être bien pris en charge, écoutés, entendus et soulagés jusqu’au bout de la vie ?

Dans de rares cas, des patients en fin de vie présentent des symptômes physiques « réfractaires » à nos traitements. Selon la loi, les médecins peuvent alors proposer des traitements provoquant une sédation*** afin de soulager le patient physiquement et psychiquement, quitte à accélérer la survenue du décès. Ces décisions sont prises en concertation avec le patient, ses proches et les équipes soignantes. La sédation ne doit être ni banalisée, ni sous-utilisée. Son but est de soulager et non de faire mourir, une différence d’intention majeure pour le patient,  les proches, et pour nous aussi, soignants.

La loi Leonetti réaffirme aussi le droit du patient à refuser des traitements qu’il considère comme relevant de l’acharnement thérapeutique. Mais les médecins sont souvent confrontés à une situation contraire : des malades demandent la poursuite de traitements anticancéreux  alors même que l’équipe médicale envisageait leur interruption. La demande de vérité, forte chez les bien-portants ou les patients dont la maladie est peu évoluée, se transforme en fin de vie en une demande d’espoir et de traitements parfois déraisonnables. La réponse à ces demandes n’est pas facile car une annonce brutale de pronostic grave ou d’arrêt de chimiothérapie peut provoquer une sidération psychique, une détresse morale et    favoriser une demande de mort anticipée.

Les demandes d’euthanasie sont finalement rares et souvent transitoires. Beaucoup émanent des familles et non des patients directement.  D’autres correspondent à une période de détresse en rapport avec un symptôme plus difficile à tolérer et qui doit être traité. Les exemples sont nombreux de patients qui font une demande de ce type dans un moment de découragement ou de désespoir, puis reconnaissent a posteriori que si nous avions accédé à leur demande, ils n’auraient pu mener à bien certains projets personnels importants.

 

Les risques d’une légalisation de l’euthanasie

Au nom de l’autonomie du patient, quelques soignants envisageraient une modification de la loi afin d’aider les malades à mettre fin à leurs jours  de manière anticipée. Cependant, la plupart mettent en garde contre le risque prévisible de  dérives. Quel message sera alors reçu par les plus fragiles, rendus « euthanasiables » ? « ai-je encore ma place dans la société ? », « Dois-je demander la mort pour soulager ma famille ? ». Et quel traumatisme persistant chez les proches et les soignants qui ferait suite à la réalisation d’un tel geste ? L’accroissement du pouvoir médical ne conduirait-il pas à une déshumanisation de la médecine qui ne saurait quoi faire de ce pouvoir de tuer ?

Ainsi la légalisation du pouvoir d’euthanasier fragiliserait le lien thérapeutique soignant-soigné, jusqu’à le rompre. Le patient  oserait  il faire confiance aux soignants si ceux ci sont à même de lui rappeler la possibilité d’en finir plus vite ? La loi « sur la fin de vie » existe, c’est la loi Leonetti : elle permet d’aller loin dans le respect de l’autonomie, dans l’accompagnement, le soulagement, et parfois la sédation*. Elle constitue un cadre   fondamental  et un garant de sérénité de tous. Elle nous est enviée par de nombreux pays européens. Elle est probablement insuffisamment connue des soignants, mais aussi des citoyens.

Dans son rapport remis le 18 décembre au président de la république, le Pr Sicard a posé des conclusions qui correspondent le plus souvent à notre expérience de terrain : inégalité d’accès aux soins palliatifs, mauvaise connaissance de la loi actuelle, utopie à résoudre par une loi la grande complexité des situations de fin de vie. Le rapport souligne aussi le danger de dérives graves – vécues par d’autres pays- à autoriser l’euthanasie (avec cependant une ouverture sur une réflexion concernant le suicide assisté).

Dans cet esprit, nous groupe de soignants de l’Institut Curie, défendons les valeurs d’une médecine à la fois compétente et humaniste. Pour nous,  la prise en charge palliative centrée sur les attentes du patient – quelle que soit la vulnérabilité psychique ou physique que la maladie lui impose – est le meilleur garant du respect de sa dignité.

Nous voulons pour le malade en fin de vie, l’accès à des soins exigeants et de qualité. Nous pratiquons une médecine qui n’est pas toute puissante, qui connaît ses faiblesses et ses limites, et ne peut satisfaire toute demande. Nous voulons avant tout maintenir jusqu’au bout le lien de confiance.

** Sondage Ifop septembre 2012

*** Sédation : perte de conscience, endormissement

 

Signataires

Dr Isabelle Aerts

Dr Séverine Alran

Francisco Arbonés-Heredia, IDE

Lucille Aubert, IDE

Pr Pierre Bey

Jean-Christophe Biffaud, kinésithérapeute

Dr Carole Bouleuc

Dr Franck Bourdeaut

Dr Laurence Bozec

Dr Alexis Burnod

Dr Etienne Brain

Pauline Bruneton, AS

Dr Wulfran Cacheux

Dr François Campana

Sylvie Carrie, IDE

Chafia Chassaing, IDE

Dr Anne Chillès

Dr Laure Copel

Dr Jean Danis

Florence Deguerry, IDE

Dr Anne de la Rochefordiere

Flore Desgrees du Lou, IDE

Benedicte D’hendecourt, IDE

Dr Véronique Dièras

Dr Janine Dumont

Dr Marie-Christine Escande

Dr Marc Estève

Audrey Foisil, IDE

Dr Philippe Goater

Dr Geneviève Gridel

Dr Sylvie Helfre

Pr Claude Huriet

Sandrine Jourdain, IDE

Dr Irene Kriegel

Céline Lahalle, IDE

Dr Valérie Laurence

Dr Florence Lerebours

Dr Christophe Le Tourneau

Claire Llambrich, IDE

Dr Alain Livartowski

Edith Loureiro, IDE

Anne mask, IDE

Dr Sandra Malak

Dr Paul Meria

Dr Laurent Mignot

Dr Charlotte Ngô

Patricia Moisson

Dr Daniel Orbach

Dr Hélène Pacquement

Solene Padiglione, IDE

Dr Sophie Piperno-Neumann

Vérène Praud, IDE

Céline Richard, IDE

Dr José Rodriguez

Clothilde Roy, IDE

Martine Ruszniewski, psychologue

Dr Susy Scholl

Dr Brigitte Sigal

Nadine Stievenard, IDE

Pr Pierre Teillac

Dr Perrine Vourch, IDE

 

 

 

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