Le souci d’autrui : témoigner notre sollicitude à l’enfant atteint de polyhandicap

Anne Dupuy-Vantroys
Chef de service auprès d’enfants polyhandicapés, doctorant, Département de recherche en éthique, université Paris-Sud 11

Revenir à l’essentiel

Ce qui marque nécessairement notre relation avec la personne polyhandicapée est le souci d’autrui, c’est à dire cette préoccupation permanente à l’égard de cet autre, à la fois tellement autre, différent de nous-mêmes, mais qui aussi, si étrangement, est un autre nous-même, s’inscrivant dans la même humanité, et est un autre que nous-mêmes, dans son identité propre, sa singularité, qui en fait un être irremplacable. Et ce souci d’autrui nous oblige à rompre avec l’égoïsme naturel de tout homme, à accueillir cet autre, à le prendre en considération, à s’en préoccuper, à prendre soin de lui, c’est à dire à lui porter une attention particulière, à se mettre à sa disposition, à se dépasser pour lui. Ce souci de l’autre mène à la sollicitude, La sollicitude est empathie, inquiétude pour l’autre, patience, écoute et disponibilité, sans attente de retour. S’inquiéter de l’autre et pour l’autre, c’est ne pas se satisfaire de l’existant ou du moindre mal, mais rechercher toujours un mieux-être pour lui, la meilleure existence possible, être attentif et à l’écoute de ce qu’il souhaite, et à l’affût de tous les signes qu’il donne qui permettent de le comprendre et d’améliorer son sort. Cette inquiétude oblige à être en éveil, à être actif, dans une recherche de l’essentiel, et amène à donner à l’autre, et au souci de l’autre, toute la place et l’attention qui lui sont dûes.

Avoir le souci de l’autre, c’est le respecter dans ses désirs, dans ses choix, dans ses volontés ; c’est donc entendre et prendre en compte, ses besoins et ses désirs, ses aspirations, ses attentes et ses questions, ses joies et ses peines, ses plaintes et ses souffrances, ses sentiments, quelque difficile ou douloureuse que puisse être leur expression, et y compris l’inexprimable, l’indicible, ou ce qui ne se dit pas ; c’est saisir toute la portée de ses silences. C’est respecter, au delà de ce qu’il exprime, le secret de son intimité. C’est le laisser déterminer lui-même, autant que faire se peut, ce qu’est le bien pour lui, et rechercher avec lui les moyens d’y accéder et d’accéder à la meilleure existence possible. C’est le reconnaître et le respecter dans son altérité, à la fois semblable et différent, avec une personnalité, une façon d’être qui lui sont propres. C’est aussi le respecter en tant que personne, dans son identité, et dans son histoire, donc dans son passé comme dans son présent, et son avenir. C’est respecter sa dignité, respecter son autonomie, et sa capacité à décider, si ténue soit-elle, ses amitiés et ses inimitiés ; c’est respecter son individualité, ses droits et ses libertés individuelles. C’est l’accompagner chaque jour et prendre soin de lui.

Avoir le souci de l’autre, c’est aussi faire preuve de patience à l’égard de l’autre, de sa faiblesse et de ses difficultés. Faire preuve de patience, c’est sortir du temps, de la précipitation, de l’urgence ; c’est ne jamais se lasser de l’autre, le reconnaître et l’accepter tel qu’il est, sans irritation et sans impatience – car l’impatience naît souvent de l’incapacité à supporter le décalage, la différence, la distance, entre ce qu’est l’autre et ce que l’on souhaiterait qu’il soit, l’image que l’on s’en fait, ou que l’on s’en était fait – faire preuve de patience, c’est retourner à l’essentiel. Le temps de la patience est un temps suspendu, « de quantité quelconque, mais de qualité illimitée. La patience est le temps qui laisse advenir le temps de l’autre (…), et qui réalise une rencontre entre le temps et l’éternité » (Michel Geofroy). Avoir le souci d’autrui, c’est aussi s’engager, pour aujourd’hui mais aussi pour demain, car quel sens aurait un engagement pris, s’il ne l’était au-delà de l’ici et maintenant, au-delà du temps ?

Le moment éthique par excellence

Et ce souci de tous les instants vient prendre racine, s’élaborer, se construire, autour de la rencontre avec cet autrui, qui est découverte et prise en compte de sa vulnérabilité spécifique, qui appelle à la compassion, et nous rend responsable de lui.
Comme le rappelle Emmanuel Levinsa, la vulnérabilité est le propre de tout être humain. Elle en est une de ses caractéristiques et le définit. En ceci, elle appartient à la fois à la personne handicapée et à nous-mêmes, et si la vulnérabilité de celle-ci nous est perceptible, si nous la ressentons et nous sentons dans l’obligation d’y répondre, c’est qu’elle interpelle notre propre vulnérabilité, y trouve une résonance, qui nous permet d’entendre et d’accueillir cette fragilité. La vulnérabilité d’autrui se découvre, pour levinas, dans la rencontre avec son visage, non pas en tant que réalité corporelle, mais dans ce qu’il est une fenêtre ouverte sur l’infini de l’être ; ce que le visage me révèle ainsi, c’est la pure contingence d’autrui, dans sa faiblesse et dans sa mortalité, et donc dans sa pure humanité. Éthique et infini : « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle (…). Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. » Difficile liberté. Essais sur le judaïsme : « Autrui est le seul être que l’on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. » Cette double approche de la rencontre avec le visage de l’autre, qui est à la fois tentation et interdit du meurtre, me semble apporter un autre éclairage et faire particulièrement résonance avec notre rencontre avec les personnes polyhandicapées : en effet, leur vulnérabilité, leur perte massive d’autonomie ou plutôt de capacité à faire seules et donc leur dépendance à l‘autre, la lourdeur de leur prise en charge, leurs malformations physiques, si ingrates parfois dans ce qu’elles donnent à voir, les difficultés d’échange et de partage, leur souffrance et celle qu’elle engendre chez leurs proches, peuvent être à la fois source de désir de meurtre (tuer celui ou celle par qui la souffrance arrive ne pourrait-il réussir à faire taire la souffrance née avec lui ou avec elle ?) ou, de façon moins radicale, de désir de rejet, de violence (à l’origine de nombre de maltraitances) ; mais cette vulnérabilité peut aussi et heureusement, à l’inverse, engendrer une profonde compassion et un désir de protection, le souci d’autrui, que viennent renforcer un regard, un sourire, un lien qui se tisse, si tênu soit-il, un échange autre que verbal, mais qui peut atteindre parfois la perfection de l’infini d’une rencontre (« lorsque les âmes se parlent »), un moment de bonheur partagé, si fragile ou fugitif soit-il, une force de vie que rien parfois ne semble pouvoir atteindre, malgré tous les aléas de leur pathologie. Ainsi la vulnérabilité de la personne polyhandicapée peut-elle susciter chez l’autre à la fois violence et compassion, haine et rejet et aussi souci de l’autre, ces deux approches pouvant être totalement contradictoires et perçues comme absolument incompatibles, ou, au contraire, intimement liées et traduire la difficulté et l’ambivalence de la rencontre avec cet autrui, dans son identité si particulière, dans son étrangeté mais aussi dans son humanité si semblable à la nôtre, et qui nous renvoie à notre propre humanité et à notre propre vulnérabilité.

Pour levinas, c’est de cette rencontre avec la vulnérabilité de l’autre qui nous affecte, avec son altérité et son humanité, qui nous sollicitent et nous interpellent, qui s’imposent à nous, que naît ce souci de l’autre, cette responsabilté pour l’autre, responsabilité incontournable, qui s’impose d’elle-même, à laquelle il ne pourrait être dérogé sans culpabilité, et qui n’attend pas de réciproque. « La responsabilité naît dans l’instant où l’autre m’affecte, et cette affectation me rend responsable malgré moi (…). La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision. La responsabilité où je me trouve vient d’en-deçà de ma liberté (…). Nul n’est bon volontairement (…). J’en suis responsable sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard ; sa responsabilité m’incombe (…). Je suis responsable de lui sans en attendre la réciproque. » (Autrement qu’être ou au delà de l’essence) Cette responsabilité pour autrui est démesurée, infinie, et ne relève pas du domaine du choix ; elle comprend une forme de passivité : elle ne repose sur aucun engagement libre, mais s’impose au sujet auquel elle incombe comme une obsession, et à laquelle il ne peut se dérober. Cette responsabilité est une forme de vocation au sens fort : elle répond à un appel (vocare : appeler, en latin). Et « plus je réponds, plus je suis responsable ». Cette responsabilité, infinie, n’atteint donc jamais son terme. Catherine Chalier dans La souffrance d’autrui décrit ainsi le moment où naît ce souci d’autrui : « Ce moment de bouleversement, de saisissement, qui ne laisse même pas le temps d’en examiner les raisons, se donne précisément, et sans esquive possible, dans le face-à-face avec le visage d’autrui, visage qui par sa nudité et son essentielle indigence, par sa détresse toujours plus grande que la mienne et tout l’aléa de sa mortalité, en appelle à moi en tourmentant à jamais ma quiétude. En cet instant se lève et s’éveille en moi un autre souci que celui de la pulsation sereine de moi-même dans mon être, une autre crainte que celle qui borne mon horizon à moi-même, je me sais responsable du sort de l’autre, responsable au point de perdre devant lui toute innocence d’être. » Levinas associe cette notion de responsabilité à celle de « substitution » qui consiste, non à se mettre à la place de l’autre, mais « à s’associer à la faiblesse (la vulnérabilité) et à la finitude essentielle d’autrui ». La substitution, c’est sortir de l’égoïsme, être pour l’autre, tout mettre en oeuvre pour rendre sa vie meilleure, et aller jusqu’à se sacrifier pour autrui ; c’est le souci de l’autre pour l’autre, sans lequel le sujet perd son humanité. Pour Levinas, cette « responsabilité-pour-autrui » représente le moment éthique par excellence, le noyau éthique de la relation d’aide, qui se met en oeuvre au moment de la rencontre avec l’autre différent, au moment où l’autre est accueilli « en son étrangeté la plus extrême, où l’autre n’est véritablement rencontré qu’à partir d’un fonds d’humanité – un fonds qui n’est jamais normé une fois pour toutes et dont il faut explorer les possibilités à l’infini ». (Raphaël Célis : Le schème de la disponibilité chez Paul Ricoeur).

Devoir de non abandon

Pour d’autres auteurs, le souci d’autrui vient se fonder sur le sens du devoir, qui peut être instinctif et spontané et s’imposer à nous de façon naturelle, ou être le fruit de préceptes moraux déterminés culturellement et socialement. La notion de devoir fait référence à la notion d’obligation que chacun s’impose à lui-même, obligation qui est donc une autodétermination de la volonté ; ce sont la conscience et la raison qui définissent alors le sens du devoir et enjoignent de le respecter. Être obligé, c’est être lié à soi-même, à ses propres engagements, fruit de notre volonté raisonnable. Mais la notion de devoir fait aussi référence à la notion de contrainte, qui s’impose à la personne et s’exerce sur elle indépendamment de sa volonté. La contrainte fait notamment référence à la norme sociale, issue de l’opinion, des habitudes ou des moeurs, de la culture ou du contexte socio-culturel, le plus souvent acceptée et intériorisée car elle fait partie intégrante du lien social et de l’intégration dans la communauté. Ainsi le devoir d’aide et d’assistance, le « devoir de non-abandon » s’impose, à la plupart d’entre nous, socialement et moralement depuis l’enfance, et y déroger serait risquer d’être montré du doigt, critiqué et mis à l’écart, voire rejeté par tout ou partie de la société. Cette notion du devoir d’assistance renvoie notamment à la pensée et à la morale chrétiennes, fondement de notre morale sociétale, et à l’origine d’un certain nombre de préceptes directifs et prescriptifs ou, à l’inverse, restrictifs. Le devoir d’amour à l’égard du prochain, et donc de souci de l’autre et de solidarité à son égard, est un des devoirs les plus importants de la religion chrétienne, puisqu’il est le deuxième commandement du décalogue, juste après le devoir d’amour de Dieu. Cet « amour du prochain » que le christianisme exalte est un amour consacré à autrui, mais autrui considéré dans sa qualité fondamentale d’homme et de prochain ; c’est un sentiment sans attente de réciprocité et, d’une certaine façon, indépendant de ce qu’est l’aimé, de ses actes et de ses attitudes ou de sa valeur morale ; c’est le désir de faire le bien de l’autre, ou de celui qui est dans le besoin, et la bienveillance à son égard ; c’est le don et l’oubli de soi, pour l’autre. Ce commandement est à l’origine du “devoir de compassion”, de “charité chrétienne”, à l’égard du plus faible et du plus vulnérable. L’homme ne peut déroger à son devoir, ni en pensées, ni en parole, ni par action, ni par omission, et la transgression est un facteur important de culpabilité, puisqu’il n’existe qu’une alternative : le bien ou le mal, et donc ce qui n’est pas bien est mal. A l’inverse, l’exécution de son devoir apporte à l’homme grâce et mérite ; le devoir de chacun est d’accepter les épreuves, chacun ayant à « porter sa croix », mais disposant pour ce faire des grâces nécessaires pour le secourir sur ce difficile chemin. Le souci de l’autre est donc un devoir auquel nul ne saurait déroger, mais aussi auquel nul ne saurait vouloir déroger, face à l’indigence et au dénuement d’autrui, et à fortiori de la personne polyhandicapée, face à sa vulnérabilité.

Cette vulnérabilité qui nous interpelle et nous affecte, jusqu’à ne plus vous laisser aucun répit à vous parents dans ce souci constant de l‘autre, est en même temps appel à l’aide, appel à la bienfaisance et à l’assistance, appel à la sollicitude et à la compassion. La compassion prend en compte cette situation de détresse et/ou de dépendance de l’autre, sa souffrance, son innocence et l’injustice de son sort. Pour Jean-Jacques Rousseau, la compassion est « un sentiment naturel (…) qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui dans l’état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de vertus, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix » ; c’est une émotion altruiste qui porte vers autrui, et amène ceux qui l’éprouvent à tenter de soulager cette peine, de la rendre moins lourde pour celui qui en est victime ; c’est cette émotion qui nous pousse les uns et les autres vers le souci d’autrui, vers une empathie, une écoute, une compréhension, un regard particuliers à l’égard des personnes polyhandicapées, qu’elles soient vos enfants ou les personnes que nous accompagnons, professionnellement ou bénévolement.
Mais comment imaginer que cette souffrance des personnes polyhandicapées ne soit pas aussi la nôtre, et a fortiori celle des parents si souvent submergés par un océan de douleur, face à la différence de leur enfant, à leur impuissance devant celle-ci, devant leur désir fou et inextingible de réparer l’irréparable, et de le réparer, si grand soit leur respect de ce qu’il est, de son humanité et de sa dignité, et quelle que soit leur acceptation de ce handicap ; eux qui sont parfois submergés par le découragement, par cet envahissement de leur vie par le polyhandicap de leur enfant, qui les empêche de mener une vie qui leur soit propre et ne soit pas réduite à l’accompagnement de cet enfant dépendant, dont le handicap les a rendu dépendant de lui et de son besoin d’aide permanent, les privant de leur autonomie, voire de leur liberté ? Comment imaginer que cette compassion qui est la leur et qui les amène à un souci d’autrui, permanent, obsédant, sans limites ni dans le temps, ni dans les actes, allant jusqu’au don de soi, voire jusqu’au sacrifice, subi, consenti ou choisi, puisse se mettre en oeuvre et durer, sans aide et sans compassion, sans solidarité et sans partage de leur souci à l’égard de l‘enfant handicapé, mais aussi sans souci d’autrui à leur égard ?

Être soucieux de l’enfant polyhandicapé

Car, au quotidien, avoir le souci d’autrui, de l‘enfant polyhandicapé, petit ou grand mais toujours dépendant de des parents, s’il n’est pas accueilli en internat, oblige à une disponibilité de chaque instant, de jour comme de nuit, à la fois pour l’aider et pour le protéger contre ce qui pourrait le mettre en danger, et y compris contre lui-même. C’est ne plus pouvoir s’endormir sans souci, paisiblement, sereinement, s’il y a le moindre risque sur le plan médical et/ou comportemental, en raison de l’angoisse de ce que sera la nuit, et rester sans cesse vigilant ; c’est être réveillé parfois plusieurs fois par nuit et perdre tout rythme biologique cohérent. C’est l’aider à la toilette, au lever, au coucher, et, par là même, le porter ou le soutenir bien souvent, ce qui représente une lourde charge, physique et psychique, sans l’aide, le plus souvent, ou de façon parcimonieuse ou incomplète, de matériel ou d’une installation appropriés. C’est passer parfois beaucoup de temps à l’accompagnement des repas, qui demandent d’autant plus de temps, de disponibilité, d’énergie, qu’inversement ils font l’objet d’un désintérêt et deviennent alors une nécessité vitale, pour la personne handicapée. C’est aussi accomplir un certain nombre de tâches jusqu’aux plus ingrates tels que les changes et les toilettes, changes qui s’accompagnent aussi, bien souvent, du nettoyage des vêtements et/ou de la literie souillée. C’est aussi devoir concilier l’ensemble de ces tâches et de cet accompagnement avec d’autres contraintes à la fois personnelles (famille, enfants, état de santé, horaires de travail – quand vous avez pu continuer à travailler – et difficultés d’aménager ceux-ci afin de faire face aux responsabilités familiales, risque d’absentéisme souvent toléré dans un premier temps, puis difficilement accepté lorsqu’il se répète, voire s’accentue). C’est se battre en permanence pour son enfant, quel que soit son âge, pour qu’il ait une place au sein de la société, une place en établissement, pour le respect de ses droits ; c’est lutter pied à pied pour qu’il ne soit pas sacrifié sur l’autel de l’indifférence ou de la finance (du coût de sa prise en charge), et le souci d’autrui s’accompagne alors de révolte et de colère, puisqu’il ne peut s’abandonner à la résignation.

Avoir le souci d’autrui, c’est aussi faire passer l’intérêt de l’autre avant le sien, et se trouver ainsi souvent dans l’impossibilité de pouvoir à la fois s’occuper de l’autre et de soi-même, de pouvoir disposer de soi-même et de son temps librement, “ne plus avoir une minute à soi” ; c’est souvent avoir l’impression d’être dévoré, phagocyté par l’autre qui prend toute la place, c’est s’oublier jusqu’à avoir le sentiment de ne plus exister, de ne plus exister que par l’autre, pour l’autre, à travers l’autre ; c’est appartenir à l’autre, et donc ne plus s’appartenir à soi-même ; avoir le souci de l’autre, ce peut être mourir à soi-même et perdre jusqu’à son âme. C’est être mis en dépendance par la dépendance de l’autre, de la personne handicapée ; ce peut être être confronté à la violence de l’autre, se faire taper, mais aussi griffer ou mordre, lorsqu’il s’agit d’un enfant polyhandicapé qui souffre et n’a pas d’autre moyen pour s’exprimer et/ou exprimer sa souffrance et son désarroi ; c’est aussi, avec un tel enfant, l’entendre pleurer, crier, voire hurler, parfois des heures durant, et culpabiliser de ne pouvoir apaiser sa douleur, tout en s’efforçant de ne pas perdre patience. Avoir le souci d’autrui, c’est donc parfois aller jusqu’au bout du bout, et même au delà, de ce qu’une personne peut supporter ou endurer, jusqu’à l’abnégation, survivre sans être sûr de savoir pourquoi, et à défaut de savoir comment, c’est aller jusqu’à dépasser ses propres limites jusqu’aux tréfonds de l’insoupçonnable. C’est alors être dans la nécessité permanente de se faire violence pour ne pas répondre par la violence à la violence de l’autre, à une situation qui fait constamment violence. Avoir le souci d’une personne polyhandicapée, c’est aussi, quelquefois, vivre avec la mort qui rode, qui parfois même vient s’asseoir à votre table ou au chevet de celui qui souffre, jusqu’à devenir étrangement familière, et ne plus savoir si on la redoute et voudrait l’éloigner, ou si l’on attend sa venue avec impatience jusqu’à la souhaiter, à la solliciter, même si c’est avec douleur et culpabilité. (C’est aussi parfois aller au delà du seuil de la douleur, être dépassé par l’intolérable, être envahi par des envies de meurtre, ou d’euthanasie, de suicide aussi, pour soulager et mettre fin à la souffrance de l’autre, à la sienne, mais surtout pour mettre fin à une situation sans issue où chacun se perd à soi-même).

Si le souci d’autrui, de la personne polyhandicapée, s’inscrit « naturellement » dans le cadre de la solidarité familiale qui remonte à la nuit des temps, où les rôles de chacun sont clairement définis et où les parents s’occupent et prennent en charge leurs enfants jusqu’à ce que ceux-ci prennent leur indépendance, lorsque ces enfants ne deviendront jamais indépendants et capables de se prendre en charge dans la vie quotidienne, puis de se suffire à eux-mêmes, ce souci d’autrui peut-il continuer à être leur apanage ? Certes de nombreux professionnels, dans le cadre de l’accueil en établissement notamment, en externat ou en internat, en « ambulatoire » ou à domicile, des bénévoles également, partagent ce souci d’autrui , comme le font aussi souvent les autres membres de la famille, et viennent accompagner les parents, voire se suppléer à eux dans la prise en charge du quotidien et des tâches matérielles, leur permettant ainsi de redevenir les parents de leur enfant, d’être davantage dans le « prendre soin » et l’accompagnement, plutôt que dans le soin et la prise en charge. La difficulté d’être parent d’une personne polyhandicapée, outre les contraintes matérielles, temporelles, la mise en dépendance par la dépendance de l’autre, et la violation bien souvent de sa liberté de choix, ne vient-elle pas, au moins en partie, de cette confusion des rôles ? Comment être à la fois dans le soin et dans le prendre soin, dans une relation de dépendance réciproque et dans un corps à corps incongru, voire obscène, d’une part, et en même temps dans une relation affective d’échange et de partage ?
Le souci d’autrui ne peut relever de la seule solidarité familiale, qui ne peut tout assumer, et ne devrait être que complémentaire de la solidarité publique et collective : en effet, si la science et la médecine ont tant progressé, prolongeant ou sauvegardant la vie, ce ne sont pas les familles qui ont fait ce choix, mais bien la société ; n’est-ce donc pas aussi à la société d’assumer les choix, dont elle est responsable, dans la totalité de leurs conséquences ? Comme me l’écrivait Martine Laurent parlant des parents de personnes polyhandicapées (voir dans la rubrique Témoignages : « Le polyhandicap nous oblige, nous parents, à devenir des conquérants », « rien ne justifie que nous portions le poids de cette incohérence qui consiste à sauvegarder la vie de nos enfants, puis à les abandonner sur le bord de la route », rien ne justifie ce « dévouement infini et sans bornes » qui confine au « sacrifice ». Le souci d’autrui ne peut être l’apanage de certains, « désignés » par le sort, et à qui il s’est imposé comme une nécessité, que celle-ci ait été subie ou choisie, mais appartient à tous. N’avons-nous pas à votre égard une responsabilité, un devoir de solidarité compassionnelle ? Qu’en est-il du droit des proches (des parents, des frères et sœurs, des familles) à disposer d’eux-mêmes, à exister aussi pour eux-mêmes sans culpabilité, sans peur du regard de la société et du jugement d’autrui. Les parents, les familles ont besoin de pouvoir passer le relais, ou simplement de partager ce souci, mais aussi que ce souci d’autrui se manifeste également à leur égard, car comme le dit Jacqueline Lagrée, « la position du proche (…) dans une relation au jour le jour (…) est une position éthique … et difficile à tenir ».
Certes, la société se mobilise peu à peu autour de la « cause » de la personne handicapée ; encore faut-il que cet intérêt nouveau ne s’exprime pas en termes de coût de prise en charge, de « financement du risque » ou de « compensation », mais permette que la personne handicapée soit prise en compte pour elle-même, dans une relation éthique et un authentique souci d’autrui. Car le souci d’autrui, c’est d’abord et avant tout, sortir de l’indifférence et de la quiétude et se mobiliser, se battre contre cette indifférence et contre l’ignorance.

Références

• Michel GEOFFROY, « Prendre soin », article issu de La patience et l’inquiétude, Pour fonder une éthique du soin, Paris, Romillat, coll. Espace éthique & politique. Institut Hannah Arendt, 2004.

• Jacqueline LAGRÉE, « Le proche ou le tiers médiateur », article du 3/09/2004, sur Internet, d’après Le médecin, le malade et le philosophe, Bayard, Paris, 2002.

• Auprès de la personne handicapée, Elisabeth Zucman, Paris, Vuibert, 2007.

 

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