L’euthanasie médicalement assistée : une ignorance « civilisatrice »

Gilles Freyer

Professeur de cancérologie au CHU de Lyon, vice-doyen et responsable de l’enseignement des sciences humaines et sociales à l’UFR de médecine et Maïeutique Lyon-Sud Charles Mérieux

Notre pays accomplira peut-être, dans les prochains mois, un pas décisif vers la légalisation de l’euthanasie médicalement assistée, rebaptisée pour la circonstance « assistance pour mourir »1.

Pour une large majorité de nos compatriotes, la légalisation de l’euthanasie en finira avec le « mal-mourir » en France, imputable à des décennies d’archaïsme, de conservatisme idéologique et religieux ; dans le sillage de certaines démocraties européennes – Pays Bas, Belgique –, notre pays entrera ainsi résolument dans l’ère du progrès civilisateur : l’ère du « mourir dans la dignité ».

 

Dans l’idée de loi, il y a l’idée de généralité. Une loi n’est pas faite pour traiter des cas particuliers ou exceptionnels. Elle n’a de sens que si son existence procure, au total, davantage de bienfaits que son absence. Consécration de la techno-science médicale au service du libre choix du patient pour les uns, elle devient une dangereuse généralisation de cas extrêmes pour les autres. Parmi eux, de nombreux soignants, experts de la fin de vie – par nécessité sociale2 – à défaut du mourir, que chacun soumet librement à sa propre vision métaphysique ou eschatologique.

« Mourir dans la dignité ». Comment réfléchir au-delà de cet encombrant poncif ? La dignité serait donc, de façon inacceptable et surtout irrémédiable, altérée par la souffrance physique et psychique, la dégradation du corps, la perte de l’autonomie. Pourtant, chaque jour, le dévouement des équipes formées aux soins palliatifs, l’héroïsme et la solidarité des proches, font reculer la souffrance. Dans la mort même, avec ou sans espoir d’éternité, tous retrouvent avec les mourants la dignité de leur condition commune. Il n’est pas sûr que, par l’euthanasie, l’effacement brutal de la mort, devenue obscène pour nos contemporains, préserve cette sérénité si chèrement conquise sur l’injustice. Qui enfin osera parler de la dignité des soignants « convoqués » par la loi, souvent en marge d’une société hédoniste qui les voudrait instruments de son très matérialiste désir d’immortalité ?

Pour autant, lutter contre la souffrance nécessite l’emploi de médicaments sédatifs accusés d’êtres des substituts euthanasiques, ce qui est faux. Une sédation bien conduite peut avoir certains effets positifs notamment sur le plan respiratoire. L’emploi de doses excessives, en revanche, précipitera une issue fatale : seule l’incompétence tue. Il faut vingt ans pour former un bon spécialiste de soins palliatifs. Mais il ne faut que cinq minutes à n’importe qui pour pratiquer une euthanasie.

Dans les services de réanimation, la question se pose régulièrement d’interrompre, par exemple, une ventilation artificielle lorsque la mort est inéluctable. Les soignants ont l’habitude de ces longues entrevues avec les familles, qui aboutissent à la décision de « débrancher ». La loi Leonetti autorise cet arrêt des soins inutiles, aucun autre dispositif réglementaire n’est nécessaire. Ces décisions ne sont jamais prises à la sauvette, comme on tente abusivement de le faire croire et il n’y a pas dans les hôpitaux français les milliers d’euthanasies cachées dont on mentionne si souvent l’existence en un fantasme récurrent.

La loi stipulera qu’un praticien puisse refuser de pratiquer une euthanasie ; un autre alors le fera à sa place. Qu’adviendra-t-il donc si tout un service s’y refuse ? Créera-t-on un nouveau corps de soignants spécialistes en euthanasie ? Le propos n’est pas excessif : la création d’unités mobiles, y compris à domicile, a été sérieusement imaginée aux Pays-Bas par l’association Right to die – Netherlands et des voix commencent à s’élever pour promouvoir l’euthanasie chez des personnes âgées, même éventuellement indemnes de maladie, ou tout simplement atteintes d’une démence de type Alzheimer3. Après l’eugénisme de triste mémoire, voici l’eubiotie, la vie qui vaut le coup d’être vécue, la vie digne. Mais selon quels critères ?

Les dégâts collatéraux potentiels de ce « progressisme » social sont nombreux : dérive par incompétence du soignant – je ne sais pas soulager la souffrance, donc j’y mets fin –, dérive par conviction personnelle et prosélytisme, en face de malades vulnérables que l’on peut facilement convaincre; dérive socio-économique, car un mourant qui s’éteint doucement coûte cher et épuise les soignants, accusés de gaspiller les ressources.

Bien sûr, la loi garantira la collégialité des décisions et la multiplicité des précautions. Mais aucune collégialité, aucune expertise, aucune procédure administrative, aussi sophistiquée soit-elle, ne préviendra la dérive globale, imperceptible et progressive, d’un système aussi abusivement consensuel. Sans retour en arrière possible pour les victimes de gestes inconsidérés, car la bonne mort (eu-thanasie) sous perfusion anesthésiera aussi les consciences. C’est ainsi qu’une régression sera vécue comme un progrès.

Faut-il, à un prix sociologique et humain aussi élevé, vouloir à tout prix qu’une loi s’insinue à ce point dans les méandres du particulier, de l’intime ? Le choix du personnage des Invasions barbares, le beau plaidoyer de Denys Arcand, n’est-il pas finalement de mourir sans les médecins, mais avec les siens ?

L’unanimité du moment porte en elle-même son incongruité démocratique. En vingt ans de pratique cancérologique, je n’ai jamais reçu une seule demande d’euthanasie ferme, réitérée, irrévocable. Mais j’ai passé beaucoup de temps au chevet des mourants, ce qui n’a rien rapporté à mon hôpital, soumis à la « tarification à l’activité ». Demain, quelle que soit la loi, nul ne périra simultanément de ma main et par ma volonté. Ne laissons pas l’ignorance faussement civilisatrice gagner le cœur des hommes.

 

1. Proposition de loi relative à l’assistance médicale pour mourir et à l’accès aux soins palliatifs, présentée par R. Courteau, Sénateur, enregistrée à la Présidence du Sénat le 8 juin 2012.

2. P. Ariès. Essais sur l’histoire de la mort en occident, Paris, Seuil, 1977.

3. New York Times, 2 avril 2012.

 

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