Arrêt de vie, fin de vie, euthanasie

Vivre sa vie jusqu’à son terme, Emmanuel Hirsch
Mourir aujourd’hui à l’hôpital, Edouard Ferrand
L’indispensable compétence, François Goldwasser
Prendre authentiquement en charge la douleur de malades en fin de vie, Philippe Poulain
Fin de vie et société : approche psychanalytique, Martine Ruszniewski
Les soignants face aux demandes réitérées de mort, René Schaerer
Euthanasie, sédation : Aux limites du soin, les situations extrêmes en fin de vie, Michèle-Hélène Salamagne, Sylvain Pourchet
Le temps de la relation, Claude Rougeron
Approche collégiale de la décision, Philippe Toullic
L’euthanasie, un choix de société, Corinne Pelluchon
Valeurs originelles d’accompagnement, Jean Claude Ameisen

 

Vivre sa vie jusqu’à son terme

Emmanuel Hirsch
Directeur de l’Espace éthique/AP-HP et du Département de recherche en éthique, université Paris-Sud 11, Réseau INSERM de recherche en éthique médicale

La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie concerne davantage nos obligations à l’égard de la personne en fin de vie que des droits en fait équivoques et pour le moins difficiles à cerner. Il nous faut penser les réalités délicates et très souvent douloureuses des phases terminales dans un contexte médicalisé, en surmontant la tentation du renoncement ou au contraire de l’opiniâtreté contestable. Le juste soin ou la justesse des pratiques nous incite à mieux définir une position de respect et de mesure à l’égard de la personne malade et de ses proches.
La valeur de cet encadrement législatif est de nous permettre d’assumer une position, un engagement au service de la personne au terme de son existence. La reconnaître dans sa dignité et ses droits renvoie désormais à l’exigence de prendre en compte sa volonté, ses choix, qu’ils soient explicites ou exprimés par un interlocuteur qui lui serait fidèle. L’attention accordée à la décision de la personne, éventuellement à ses directives anticipées, à la procédure de collégialité dans la limitation ou l’arrêt des traitements témoigne d’une évolution marquante.

Dans ces circonstances si particulières et étranges, la notion de revendication semble donc dénaturer la signification d’enjeux infiniment plus essentiels. Il semble toujours très discutable d’idéaliser la «bonne mort» ou la «mort dans la dignité» alors que ce qui importe c’est de pouvoir vivre une existence accompagnée et soutenue jusqu’aux derniers instants. Une mort en société et non à ses marges, anticipée, reléguée, ignorée, abandonnée.
Que l’on ne confonde pas les registres. L’indifférence apeurée de notre société au regard du très grand âge, de la condition des personnes handicapées ou de la maladie chronique, le manque de réponses acceptables en termes d’accueil et de suivi ne sauraient justifier la destitution du droit de la personne à vivre encore parmi nous. Il s’agit là d’une expression manifeste des droits de l’homme et de notre démocratie. Un tel principe confère une signification particulière au fait que le Parlement, à l’unanimité, se soit accordé sur un texte d’une portée humaine et sociale évidente.
La loi relative aux droits des malades et à la fin de vie ne saurait donc se limiter à la mise en œuvre de procédures à nouveau conformes à la tradition éthique d’un soin digne. Elle en appelle à une prise de conscience et à une mobilisation qui concernent au-delà de l’enceinte des institutions hospitalières. La personne malade doit retrouver sa place au cœur de la cité et bénéficier d’une sollicitude qui ne se résume pas à l’inventaire de droits souvent très théoriques. Il importe de lui reconnaître une place, une position, un rôle qui la confirment dans ses sentiments d’appartenance, d’estime de soi, de considération. Faute de quoi sa destitution ou sa mort sociale ne peut que l’inciter à exiger le coup de grâce, à demander la mort.

S’il est un droit de la personne malade en fin de vie, c’est celui de vivre sa vie jusqu’aux limites de ce qu’elle souhaite, dans un contexte favorable aux exigences qu’une telle intention sollicite. On néglige ce que représente une existence entravée et dépendante, affectée de manière intense par l’évolution d’une maladie qui envahit tout. Il convient de rendre encore possible et tenable une espérance, un projet qui permettent à la personne de parvenir, selon ses préférences, au terme de son cheminement, de sa réalisation.
Les derniers temps d’une existence sont affaire à la fois intime et ultime. Le législateur a eu la sensibilité et l’intelligence de comprendre que la personne devait être respectée dans son autonomie, en fait dans l’expression de sa liberté. Tel est, selon moi, l’enjeu majeur. Comment respecter la liberté d’une personne à ce point dépendante d’une maladie ou d’altérations que l’on ne maîtrise plus ? Comment envisager, avec elle, les conditions d’une liberté digne d’être vécue mais aussi qui, à un moment donné, incite à ne plus persévérer de manière vaine ou injustifiée ?

La loi permet aujourd’hui de renouer avec l’humanité, l’humilité et la retenue que sollicite de notre part la mort d’un homme, de s’élever au-delà du médical pour renouveler notre regard, nos attitudes et plus encore nos responsabilités à l’égard du mourant et de ses proches. Ce texte représente désormais la réponse la plus juste à l’appel, à l’attente des personnes qui souhaitent vivre leur mort autrement que dans l’abandon ou par euthanasie.

 

Mourir aujourd’hui à l’hôpital

Edouard Ferrand
Médecin, Service d’anesthésie et de réanimation, CHU Tenon/AP-HP

Au terme de certaines recherches, j’ai acquis la conviction que des progrès très significatifs se trouvent à la clé d’une démarche d’évaluation des pratiques. Je débuterai mon propos en exposant quelques données – pour la plupart non publiées – qui éclaircissent les questions liées de la fin de vie, de l’acharnement thérapeutique et de l’arrêt thérapeutique. Ces dernières ne font guère l’objet de développements spécifiques dans les facultés de médecine.

La fin de vie s’inscrit dans un cadre légal précis de normes nationales ou européennes. L’ignorer revient à commettre une erreur lourde. En l’état actuel des choses, l’euthanasie demeure illégale. Elle me semble constituer une mauvaise répondre à un problème authentique.

L’étude MAHO a dressé un constat dépourvu d’ambiguïté sur les pratiques de fin de vie à l’hôpital en France. Cette étude est centrée sur le rôle de l’infirmière. Tout d’abord, en procédant à des sondages dans l’hôpital Henri Mondor, nous nous étions aperçus que moins d’un médecin sur dix était en mesure de décrire les conditions de décès des malades. Globalement, le périmètre d’investigation de l’étude MAHO englobe de l’ordre de 4 000 malades, répartis dans environ 600 services. L’infirmière a été considérée comme l’actrice centrale dans la prise en charge du malade en fin de vie.
En règle générale, à l’exception des services de soins palliatifs, les patients sont très peu analgésiés en fin de vie. Même dans le cas où une douleur est manifeste, seulement un tiers d’entre eux bénéficient effectivement d’une analgésie.
De plus, 8 patients qui décèdent sur 10 meurent à cause d’une détresse respiratoire. Ces derniers ne sont sédatés qu’une fois sur deux. Même quand l’infirmière constate une aggravation des difficultés à respirer, la fréquence de recours à l’analgésie n’augmente donc que très peu.
La fin de vie doit-elle relever d’une discipline particulière – les soins palliatifs – ou tous les services doivent-ils s’en approprier la culture ? En effet, les insuffisances rénales terminales, les pneumopathies graves ne relèvent-elles pas d’emblée du domaine des soins palliatifs ? Même les services de réanimation n’ont guère recours aux unités de soins palliatifs…
Très souvent, les malades meurent seuls alors même que dans près de 80 % des cas les décès peuvent être prévus plusieurs jours à l’avance. La démarche de soins palliatifs peut être acculturée, après tout, par n’importe quel service. C’est une affaire de projet thérapeutique.

On constate une grande différence de confort de travail des infirmières dans la gestion de la fin de vie des malades entre le périmètre des unités de soins palliatifs et celui de tous les autres services. La gestion de la relation avec les proches des malades, l’autoévaluation de ses actes font bien moins problème dans les unités de soins palliatifs qu’ailleurs. Ce point est capital. Ajoutons que si 75 % des médecins de réanimation sont satisfaits des processus décisionnels dans un contexte de fin de vie, seulement 30 % des infirmières le sont. L’insatisfaction infirmière est presque unanime dans nombre de services… Il existe incontestablement un effet « centre », dans la caractérisation de l’acceptabilité des pratiques. Une mauvaise gestion de la fin de vie est l’une des causes majeures d’épuisement professionnel infirmier. Les dégâts collatéraux sont tels que l’on peut parfois parler d’un authentique gâchis. Aujourd’hui, la mort est largement médicalisée et est l’affaire de « blouses blanches ».
La problématique de la limitation des soins est désormais bien identifiée. Elle s’articule autour de deux niveaux :
- celui de la prise de décisions ayant un impact direct sur la fin de vie ;
- celui de l’accord, de la concorde sur la manière de procéder.
Or, nous nous sommes aperçus que médecins et personnels infirmiers ne se réunissent que rarement autour d’une table pour parler de stratégies thérapeutiques. Lorsque les acteurs du soin (médecins, infirmières, aides-soignantes, assistantes sociales…) se réunissent pour échanger sur des cas difficiles, bien souvent le malade se trouve déjà en fin de vie. Certes, il peut sembler normal que l’on débatte davantage à propos des malades les plus vulnérables, notamment en vue de prévenir l’acharnement thérapeutique. Ne nous leurrons pas, l’enjeu économique sous-jacent à cette dernière problématique est majeur. Nous percevons tous une certaine tendance à vouloir accélérer la fin de vie. Que doit-on privilégier ? Des actes thérapeutiques ? Les droits du patient ? Une forme de respect de la personne humaine ? La casuistique nous conduit rapidement à évoquer la perspective d’une « loi sur l’euthanasie ». Parfois nous sommes enfermés dans de difficiles considérations d’éthique et non plus de « logistique » médicale… Cependant, nous ne devons pas masquer les limites de notre culture de la discussion.
Nous ne pouvons faire abstraction de difficultés logistiques. Dans nos services de réanimation, une infirmière devant s’occuper d’une personne en fin de vie a fréquemment en charge une dizaine de malades. Dans les pays d’Amérique du Nord, une infirmière devant s’occuper de personnes en phase terminale est loin de cette situation. Elle n’en a souvent pas plus de deux sous sa charge. À ce titre, nous pouvons par exemple nous inspirer de la culture québécoise de l’accompagnement. La multiplication des unités de soins palliatifs est-elle la solution ? Le débat est ouvert.
Globalement, le pourcentage de décès directement liés à une décision médicale est stable. En revanche, nous nous trouvons de plus en plus fréquemment confrontés à des schémas de limitation thérapeutique potentielle et non à pas à des arrêts thérapeutiques potentiels. Au demeurant, la moitié des malades faisant l’objet d’une décision de limitation thérapeutique en réanimation ressortent vivants du service.

La question des procédures doit encore être abordée. La loi du 22 avril 2005 a promu une collégialité et une traçabilité des décisions. On ne saurait juger qu’une décision a été arrêtée de manière collégiale sans que les arguments sous-jacents aient été réellement exposés. Les procédures à mettre en œuvre doivent donc s’inspirer de l’esprit de la loi de bioéthique, en témoignant d’authentiques pratiques de collégialité et de traçabilité.
Une étude récente a objectivé des progrès dans la délibération, à l’hôpital, sur la gestion des cas les plus délicats. Le dialogue associe de plus en plus d’intervenants, qui prennent davantage de temps pour échanger. Cependant, ce sont les centres les plus motivés qui décident de participer aux études… C’est la raison pour laquelle nous préférons raisonner au niveau institutionnel. Tous les services sont concernés par le sujet des procédures à promouvoir dans la gestion de la fin de vie, et pas seulement les plus motivés. La traçabilité progresse également à l’hôpital. Toutefois, dans toutes les affaires judiciarisées, ce qui fait grief n’est jamais une décision mais les modalités de son application.

Dans le domaine de la fin de vie, lorsque les acteurs parties prenantes ne s’entendent pas sur la manière de procéder, trop de comportements et de décisions risquent de rester dans une sorte de clandestinité et dans un climat de non dit. D’après les études récentes que nous avons conduites, au sein du personnel infirmier, l’acceptabilité des gestes à conduire dans un contexte de fin de vie peut être sensiblement améliorée.
La thématique essentielle est donc, à mon sens, celle des bonnes pratiques. Des éléments procéduraux sont de nature à produire des améliorations sur un plan éthique. Ce point est essentiel. À l’évidence, les personnels infirmiers risquent bien moins d’être désemparés face à la fin de vie quand des procédures existent. Elles peuvent être relatives au recueil des souhaits du malade, à la traçabilité des décisions, etc. Par conséquent, l’opportunité d’une nouvelle loi sur l’euthanasie ne me paraît guère évidente, compte tenu des perspectives immenses de progrès qui existent dans le champ des bonnes pratiques.
L’intérêt d’un travail sur la culture de la fin de vie à l’hôpital est donc évident. Je me demande s’il ne faudra pas imposer une telle culture de la même manière que l’on a imposé des pratiques codifiées en matière d’hygiène. Dans chaque service, une personne pourrait devenir référente, dans le domaine du respect de procédures de traçabilité et de collégialité s’agissant des malades en fin de vie.

Sclérose latérale amyotrophique : assumer les dilemmes

Vincent Meininger
Professeur de médecine, Fédération de neurologie, Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière/AP-HP

La sclérose latérale amyotrophique constitue une sorte de paradigme. Un certain nombre de sites internet, notamment canadiens, décrivant cette maladie à l’évolution inéluctable rappellent « Suicide, mode d’emploi ». Pourquoi la sclérose latérale amyotrophique est-elle un modèle ? De manière un peu simplificatrice, lorsqu’il est question de soins palliatifs, le cas de figure est celui d’une mort inéluctable. L’enjeu du « comment mourir ? » devient central. En réanimation, les situations cliniques sont fréquemment aiguës. Bien souvent, les malades se trouvent dans le coma. Or, la sclérose latérale amyotrophique est une pathologie neuromusculaire causant une perte progressive de force musculaire, qui finit par affecter les muscles respiratoires. La mort découle donc de troubles respiratoires. Techniquement, nous pouvons les pallier au moyen d’une opération et d’un mécanisme de respiration artificielle.

Au bout d’un certain laps de temps, on propose au malade une trachéotomie. La durée de vie d’un patient ainsi trachéotomisé dans de bonnes conditions atteint 10 à 15 années. Ce dernier peut ainsi vivre tétraplégique, alimenté par une sonde en ne pouvant plus que bouger un peu les yeux. Contrairement aux cas de figure fréquemment constatés dans les soins palliatifs conventionnels, les malades n’ont pas vocation à mourir dans un délai bref. Ils sont conscients du caractère de leur pathologie évolutive, du début à la fin. Le médecin doit donc travailler en amont et exposer les étapes de l’évolution de la maladie ; il lui faut accompagner le questionnement du malade dans le temps.

J’ai longtemps estimé qu’il fallait laisser le malade réfléchir lui-même aux enjeux des questions suivantes : « ai-je le droit de mourir ? » ; « ai-je envie de mourir ? » ; « dois-je accepter ou refuser la trachéotomie ? ». Lorsque le malade refuse la trachéotomie, les médecins doivent l’accompagner en conséquence. Avec l’expérience, j’ai réalisé qu’un certain nombre de situations complexes échappaient à certains modes de pensée binaires. Les pratiques médicales s’inscrivent dans un champ complexe. La loi Leonetti a sans aucun doute clarifié nombre d’éléments sur le plan légal. Désormais, le malade a tout à fait le droit d’exprimer certaines revendications qui étaient auparavant proscrites. Le médecin est censé être à son écoute et l’aider à prendre, au mieux, des décisions difficiles.

La réalité des pratiques de fin de vie est loin d’être simple, au quotidien. La notion de personne de confiance est, par exemple, loin d’être évidente dans l’esprit des malades. Je rappelle que dans la sclérose latérale amyotrophique, ces derniers gardent jusqu’au bout toute leur lucidité. Le médecin doit donc respecter la volonté du malade, et agir de manière conforme à des principes essentiels, au rang desquels on compte la collégialité. De fait, dans un service hospitalier, un médecin n’agit jamais seul. Il se trouve membre d’une équipe. Certes cette dernière est parfois très sollicitée. Il n’est pas rare que nous soyons confrontés à trois ou quatre malades en fin de vie différents, dans la même semaine. Nos infirmières ne tiennent pas des années, même en leur apportant tout le soutien possible. Nul ne saurait nier la réalité des difficultés de la démographie médicale. De surcroît, dans notre établissement, nous n’avons que 17 lits pour trois services… En raison d’un phénomène de file d’attente, aucun malade ne peut atteindre l’hôpital s’il n’est pas en fin de vie. Ainsi, les infirmières ne les connaissent presque plus. Elles les découvrent, en quelque sorte, proches de la mort. Nos infirmières ne sont alors plus là que pour accepter des décisions prises des mois ou des années auparavant, à la suite d’un colloque entre un ou plusieurs médecins et le patient. En principe, les décisions relatives à la fin de vie (recours à la morphine, etc.) sont prises de concert avec le malade. Il incombe au médecin de les exposer à l’infirmière. De fait, on ne peut que comprendre les raisons de la lassitude rapide de nos personnels infirmiers.

À mon sens, la loi Leonetti conduit à des situations comparables à celle de l’IVG. Fondamentalement, certains acceptent d’intervenir pour précipiter la fin de vie et d’autres refusent cette perspective. Au sein de notre service, nous constatons que de plus en plus de malades nous sont adressés justement dans la perspective de la fin de vie. En un sens, nous serions « là pour ça ». Un tel mode de recours à des médecins est évidemment inacceptable. La loi est bien rédigée, encore faut-il que les responsabilités soient partagées. Non, nous ne pratiquons pas la médecine seulement pour accompagner des fins de vie. Certains confrères doivent le comprendre. Il est très difficile de prendre en charge un malade au dernier moment, quand des choix cruciaux de vie et de mort s’imposent. L’équilibre de la loi Leonetti a en quelque sorte été modifié par le fait que le poids des responsabilités n’est pas partagé équitablement par tous. La surcharge émotionnelle causée par l’accompagnement des malades en fin de vie n’est pas simple à gérer et l’on ne saurait décemment se « spécialiser » dans un tel domaine.

Comment le dialogue avec le malade est-il conduit ? D’ailleurs laisse-t-on authentiquement le choix au malade ? Par exemple, la trachéotomie d’une personne atteinte de sclérose latérale amyotrophique n’est envisageable que lorsqu’une famille peut accueillir le malade et l’assister pendant au moins une décennie. Aucune structure d’accueil de malade en fin de vie ne voudra d’un patient atteint de sclérose latérale amyotrophique trachéotomisé. Ne soyons pas hypocrites au point de laisser penser que des malades vivants seuls ont le choix. Il arrive aussi que des malades n’aient pas bien compris les enjeux de la trachéotomie, ou plutôt qu’ils n’aient pas voulu les comprendre. En effet, la personne se représente ce à quoi peut ressembler une vie sous assistance respiratoire permanente, tout en demeurant paralysé. Lorsqu’il s’agit de passer de l’imaginaire à la réalité, de nombreux paramètres changent. Il nous est encore arrivé de constater des divergences de choix entre le malade et la personne de confiance qu’il a désignée… Dans ce cas, les équipes médicales se trouvent tiraillées entre des aspirations contradictoires. Parfois, elles sont elles-mêmes partagées entre plusieurs options, ne l’oublions pas.

Nécessairement, le moment vient où il faut décider. La perspective de la trachéotomie ne peut être différée à l’envi. Par conséquent, le médecin doit se poser la question du moment opportun de l’annonce. Imaginons tout de même des malades qui, tant bien que mal se raccrochent à des choses ou à d’autres, pour lesquels il est important aussi de maintenir l’espoir. Dans la majorité des cas, le malade se trouve plongé dans des dilemmes très complexes. Fréquemment, le fait de présenter brusquement la trachéotomie comme une étape prochaine nécessaire aggrave l’état des malades… Aussi les médecins essuient-ils alors les critiques des familles ou, du moins de certains membres de l’entourage du malade. En permanence, on pourrait ainsi ruminer le problème du moment opportun de la proposition de la trachéotomie. L’aspect technique de l’opération ne pose pas de problème. C’est la condition de la personne opérée qui est très lourde à appréhender : il faut accompagner quelqu’un de complètement paralysé et conscient pendant des années… Il n’existe à mon sens pas de règle de décision absolue qui soit valable pour tous les cas de sclérose latérale amyotrophique. Les choix qui sont en jeu relèvent forcément de l’ordre de la singularité. De facto, nous sommes toujours confrontés à des décisions singulières.

La loi Leonetti a-t-elle réellement modifié la donne ? Je ne saurais répondre catégoriquement. Nous touchons à des réalités singulières et, en pareille matière, je crains les règles, les normes et les procédures. Certes, tout cela est irremplaçable. Il n’empêche que la vertu primordiale de la procédure consiste à rendre l’adaptation possible.

 

L’indispensable compétence

François Goldwasser
Professeur de médecine, Service de cancérologie, CHU Cochin/AP-HP

La majorité des demandes d’euthanasie sont observées en cancérologie. Le professeur Léon Schwartzenberg fut un cancérologue qui révéla au grand public ces situations en justifiant le recours à l’euthanasie. Il apparut comme un modèle naturel pour les jeunes cancérologues. Sa démarche marquait un progrès par rapport à la négation du problème : il eut le courage d’évoquer le sujet et témoigna que la mort était aussi une question qui devait impliquer le médecin.

Dès l’annonce du diagnostic de cancer, les patients expriment trois grandes angoisses :

- l’angoisse de la mort ;
- l’angoisse de la souffrance ;
- l’angoisse de l’acharnement thérapeutique.

La disponibilité d’agents médicamenteux est une chose, l’attitude à observer par le médecin face à diagnostic de mort inéluctable à court terme en est une autre. Le cancérologue ne peut nier la mort et montrer que la conversation est possible sur ce thème. Il doit donc savoir en parler avec son malade. Jusqu’à quel point la poursuite d’un traitement relève-t-elle de l’acharnement ? Pour pouvoir prévenir l’acharnement thérapeutique (la non-interruption des chimiothérapies au-delà de ce que l’on peut en attendre), le médecin ne doit pas réduire la consultation aux effets de la chimiothérapie et il ne doit pas réduire les axes de traitement à la chimiothérapie. Sinon, son interruption est vécue comme un abandon et un désespoir. L’angoisse de l’acharnement thérapeutique constitue une dimension majeure des préoccupations d’un malade en fin de vie.
Dans cette perspective, le sens de l’écoute et la capacité à savoir adapter un projet thérapeutique sont essentiels. Les priorités d’un malade doivent être prises en compte. Si le patient est rassuré quant à l’écoute du praticien, l’angoisse s’estompe et la confiance s’accroît. Ainsi, les patients qui me remettent le formulaire de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) expriment cette triple angoisse. Tous, à ce jour, après explications et création d’une relation de confiance, ont préféré déchirer le formulaire. Une relation de confiance avec le médecin ne nécessite aucune formalisation. En revanche, si la mention « Je refuse tout acharnement thérapeutique et j’autorise une mort douce etc. » figure écrite en toutes lettres dans un dossier médical, nul ne sait comment elle peut être interprétée par un médecin qui aurait à prendre en charge le malade, sans le connaître au préalable (médecin de garde…) et s’il fera réellement la démarche de confronter le point de vue anticipé avec le point de vue en situation.

Face à la perspective d’une mort pénible, mon parcours personnel m’a permis de faire l’expérience de trois réponses médicales.

La fuite
C’est sans doute celle qui me choque le plus. Elle consiste à estimer que la mort relève de la compétence infirmière et ne justifie aucune participation du médecin.

L’euthanasie
Par rapport à l’attitude précédente, la pratique de l’euthanasie peut apparaître comme un authentique progrès dans la mesure où elle témoigne d’une empathie et d’un engagement médical. Durant mon internat, c’était la réponse habituelle. En moyenne, un interne en cancérologie y était confronté une fois par mois.

Les soins palliatifs
À partir de mon clinicat, et de l’acquisition d’un DU de soins palliatifs et d’accompagnement, j’ai été amené à accompagner 150 décès par an, soit environ 1800 à ce jour. Bien que confronté aux mêmes situations cliniques que durant mon internat, aucune fin de vie n’a justifié d’envisager une euthanasie. Quelle différence explique une telle variation dans le recours à l’euthanasie ? Je dois bien constater que la seule variable fut le niveau d’incompétence. Ceci m’amène à conclure que, l’euthanasie, en cancérologie, est d’abord un acte d’incompétence.

Quelles pourraient être les conséquences d’une loi encadrant l’euthanasie ? Il est toujours possible de raisonner sur des positions de principe mais je préfère réfléchir aux bénéfices concrets pour la personne concernée. Songeons au débat sur l’avortement. D’un point de vue pratique, au-delà des principes, il s’agissait d’abord d’éviter quantité de décès liés à des septicémies. Quel bénéfice espérons-nous concrètement d’une loi relative à l’euthanasie, dans nos pratiques ? L’opinion publique est largement induite en erreur, me semble-t-il et ignore que la situation actuelle correspond plutôt à un « excès d’euthanasie » qu’à un défaut d’accès. Une loi ne changera rien pour le patient demandeur d’euthanasie : il lui faut un médecin qui partage son point de vue. Elle ne changera rien pour les médecins : celui qui approuve le point de vue du malade ne risque rien (pas de plainte s’il y a consensus), celui qui s’y refuse ne pourra pas y être forcé. La seule conséquence pratique concerne le malade incurable qui ne demande rien si le médecin se sent débordé et cautionné dans une démarche d’euthanasie. Que faire d’un malade mourant aux urgences alors qu’aucun lit n’est disponible ? L’euthanasie ne constituerait-elle pas une option facile, quand on ne sait rien faire d’autre ? En cancérologie, j’estime que le risque d’agir de la sorte est réel. Comme l’a déjà dit mon collègue réanimateur, l’ennemi du malade mourant, c’est d’abord de ne pouvoir accéder à un lit d’hôpital, de n’avoir pas davantage accès à un médecin formé à la prise en charge de la douleur. En la matière, méfions-nous des pratiques médicales solitaires…

En cancérologie, les décisions initiales sont prises de manière collégiale, en réunion de concertation pluridisciplinaire, puis, après épuisement des effets thérapeutiques, le praticien se retrouve souvent dans une prise en charge mono-disciplinaire qui peut facilement devenir solitaire. Une nouvelle pluridisciplinarité est nécessaire au-delà de la médecine fondée sur les preuves, associant cancérologues et équipe de soins palliatifs.
Actuellement, une loi légalisant l’euthanasie validerait des actes d’incompétence et de mauvaise pratique médicale, aggravés par l’isolement. Il n’existe pas de pratique médicale appropriée qui ne soit avouable. Enfin, ne prenons pas le risque de voir des médecins usant de l’euthanasie en confondant les limites de leurs compétences avec celles de la médecine.

 

Prendre authentiquement en charge la douleur de malades en fin de vie

Philippe Poulain
Médecin, centre de la douleur, Institut Gustave Roussy, Villejuif

La douleur tend à s’insinuer chez un individu, jusqu’à ce que parfois il ne pense plus qu’à elle. Ce syndrome subjectif, émotionnel, varie considérablement suivant les individus. Cette composante subjective de la douleur ne doit pas être sous-estimée.
Naturellement, le rôle de la médecine est de traiter la composante physique de la douleur. Prenons l’exemple de la cancérologie. En principe, la douleur aiguë est bien traitée, si ce n’est qu’il nous faut faire attention aux gestes pratiques, aux examens que nous requérons afin que les patients soient effectivement soulagés. Dans l’évolution d’un cancer, la douleur se répète dans le temps, en une succession d’épisodes qui en font une authentique pathologie. En fin de vie, 85 % des malades sont douloureux. Si le patient perçoit d’emblée que sa prise en charge a pour but de lui éviter des souffrances inutiles, alors il a tendance à être moins angoissé au fil de l’évolution de sa maladie. De quoi ont peur les malades ? Ils craignent la déréliction, qu’on n’éprouve même plus le besoin de traiter leur maladie sur un plan médical. Ils redoutent naturellement de souffrir. Ce n’est pas tant la mort qui est crainte que les conditions de la mort. Vais-je étouffer, rester conscient, être victime d’une hémorragie spectaculaire ? Telles sont quelques questions qui sont susceptibles de hanter un malade. Si l’équipe soignante qui l’entoure n’est pas capable de le rassurer et de le convaincre que tout sera entrepris pour lui garantir le meilleur confort possible, alors il y a lieu de redouter une exacerbation des craintes, lesquelles ne manquent pas d’alimenter la composante subjective de la douleur.

La douleur mine le corps et l’esprit. Aujourd’hui, on magnifie l’autonomie, mais est-il défendable d’affirmer qu’une personne souffrant continuellement peut désigner sereinement une personne de confiance ou rédiger des directives ? La sérénité ne s’inscrit que dans le cours de choses relativement maîtrisables. Elle est presque inatteignable dans l’urgence. L’information du patient en fin de vie est également déterminante, pour qu’une autonomie – même fragile – puisse s’exercer. Ainsi, il nous arrive d’indiquer aux malades le sens de ce que nous faisons, compte tenu de leurs cas et des statistiques dont nous disposons. Parfois, il s’agit de gagner quelques semaines, éventuellement quelques mois de vie supplémentaire en ayant recours à un traitement de nature à occasionner des souffrances significatives. En fonction des situations médicales et subjectives des personnes, ce sont des arbitrages délicats qui doivent être rendus, au quotidien.

Des progrès ont été réalisés, notamment dans la formation des jeunes médecins aux soins palliatifs. Cette nouvelle génération n’exercera toutefois la médecine que dans 5 ans au minimum. Au demeurant, l’écrasante majorité des praticiens n’ont jamais été formés. Certes, les laboratoires pharmaceutiques dispensent des formations. Des DU ont été créés, de même qu’un DESC « douleurs et soins palliatifs ». Ces formations sont très utiles, mais elles ne suffisent pas pour être en mesure d’appréhender la grande douleur, dans l’ensemble des cas de figure qui peuvent se poser. C’est pourquoi des centres référents pour la douleur ont été mis en place dans les grands centres hospitaliers, afin que des spécialistes se déplacent dans les services au besoin.
Prendre authentiquement en charge la douleur de malades en fin de vie réclame du temps. Etant donné les contraintes qui pèsent sur les services hospitaliers, la meilleure solution réside dans l’anticipation du parcours que devra emprunter le malade, le plus en amont possible. Cette anticipation est gage d’efficacité et permet de gagner la confiance du malade, capitale pour que l’équipe l’entourant soit le mieux à même de gérer son cas. Une organisation pluridisciplinaire efficace ne peut aller au bout de ce qu’elle est capable de faire si le malade n’est pas enclin à coopérer. Les personnes se trouvant en soins palliatifs victimes de douleurs intenses voudraient, bien naturellement, que la science progresse. Même si l’espoir n’est que ténu, des malades – en cancérologie notamment – acceptent de participer à des essais cliniques contraignants. Il importe alors d’agir afin que cette participation se déroule dans les meilleures conditions. Tel n’est malheureusement pas toujours le cas.

Ne passons pas sous silence que les patients retrouvés en unités de soins palliatifs sont les plus complexes. Bien souvent, ils cumulent problèmes sociaux, familiaux et psychologiques. On ne saurait l’ignorer. La confiance dans une équipe s’appuie sur un contrat de confiance initial, articulé autour d’un projet de soin, en informant le malade sur ce qu’il est possible ou impossible de faire. Le patient souhaite guérir. Hélas, on doit bien envisager le soin lorsque la guérison n’est plus rationnellement concevable. Une évolution péjorative peut déclencher une crise, laquelle n’est pas toujours prévisible. La douleur peut devenir réfractaire. Il n’est pas aisé de faire la part des choses entre la douleur physiologique et l’angoisse intense qui est associée à une telle condition.
En 25 années de pratique, je n’ai jamais pu avoir de certitude quant à l’efficacité de l’aide apportée en cas de douleur réfractaire et intense. Sur le plan technique, nous disposons de solutions. Certes, la méthadone fait encore défaut pour soulager certains patients. Nous possédons quantité de dispositifs (pompes, etc.) auxquels nous avons recours dans des circonstances où la douleur semble s’emballer. Lorsque rien ne semble avoir de prise sur elle, il ne nous reste plus qu’à proposer au malade de l’endormir. Ce n’est pas là le tuer. Durant une période déterminée, ce dernier est plongé en sommeil artificiel au moyen d’agents médicamenteux. Nous continuons bien entendu à le soigner, comme tous les autres. Au besoin, il sera réveillé afin de déterminer si ses douleurs sont toujours réfractaires. Observons que le recours à la cure de sommeil a une longue histoire dans la médecine, notamment lorsqu’il faut soulager des douleurs d’origine psychologique.

Sur un plan strictement technique, je n’ai jamais constaté de douleur intraitable. Des efforts considérables ont été consentis ces dernières années dans le but de comprendre la douleur. Des formations et enseignements très pertinents ont été mis en œuvre. Des équipes référentes sont en mesure de soulager les malades dans un délai relativement court. La douleur occasionnée par un processus tumoral est toujours une urgence. Dans l’ensemble des centres prenant en charge des malades présentant ce type de douleur, des consultations sont accessibles en moins d’une semaine, même si ce délai est parfois difficile à maintenir en toutes circonstances.

Il faut continuer à militer pour que la douleur soit toujours mieux enseignée. Les vingt prochaines années constitueront une longue période de transition avant qu’un changement culturel complet ne soit opérant, avec le renouvellement des générations. Concrètement, il faut s’attendre à ce que la douleur continue à poser problème. Bien des oncologues n’ont pas été formés à la prise en charge de la douleur alors qu’ils traitent des patients pour la plupart douloureux.

 

 

Fin de vie et société : approche psychanalytique

Martine Ruszniewski
Psychologue clinicienne, Institut Curie, Paris

Temps du passage

Existe-t-il une approche sociologique de la mort ? On voit bien l’encombrement dans lequel tout le monde est pris (gouvernants, sociologues, soignants et grand public) dans cette réflexion autour d’une réponse législative souhaitée ou non concernant la question de la fin de vie. N’est-ce pas au contraire, une question qui doit être toujours présente, en aucun cas collective : une approche singulière voire intime concernant la fin d’une vie ?

On a bien vu récemment les effets dévastateurs du passage du privé au public concernant cette question et la cacophonie qui en a résulté, cacophonie liée aux mécanismes projectifs dans lequel chacun se trouve pris, empêchant par là toute réflexion sereine qui pourrait déboucher sur une approche objective de la mort.
L’impossibilité de la mise en place d’un savoir totalisant qui viendrait rendre compte d’un éprouvé commun au moment du passage de la vie à trépas renvoie chacun à ses propres fantasmes. Il en découle une difficulté dans l’élaboration d’une théorie qui viserait à établir une position subjective adéquate dans tout processus d’accompagnement.
La psychanalyse peut-elle nous permettre d’apporter un éclairage sur les effets de ce passage ? Rien n’est moins sûr.
Le savoir médical quand il ne s’adresse qu’au corps ne peut être à même d’apaiser la souffrance d’une fin de vie. Au contraire, ce savoir encombrant d’une réalité médicale objective, qui pour certains devrait être intégré par la personne malade, au nom du droit au savoir, peut provoquer l’inverse de ce qui est recherché à savoir une mort psychique, qui viendrait précéder la mort physique. En effet, certains malades nous laissent entrevoir sans le formuler explicitement, le droit à l’ignorance, le droit à l’illusion, le droit de changer d’avis.

Y a-t-il une bonne façon de parler à quelqu’un qui va mourir ?

Si la mise en mots de la souffrance apaise l’angoisse, l’angoisse face à l’indicible bloque la parole ; à ce moment les mots font peur. Cependant si les mots restent dans la sphère privée ils peuvent demeurer toujours en mouvement, à savoir rendre compte des positions subjectives susceptibles de changement. Il s’agit d’ une tentative désespérée pour concilier espoir et réalité : à certains moments se profile une forme d’apaisement où le désir réapparaît de vivre au jour le jour à d’autres au contraire le temps apparaît comme figé dans un compte à rebours fatal, la personne se vit comme une cadavre en puissance.
Mais si ces mots sont jetés en pâture sur la scène publique ils se figent irrémédiablement dans l’irrévocable et donc dans le jugement.
On ne saurait contraindre qui que ce soit à regarder la mort en face, au mieux elle se regarderait de biais, ce biais empêche par là toute théorisation possible de ce qui serait une bonne position.

En effet, si l’expression « bonheur partagé » a un sens pour tous, celle de « souffrance partagée », peut paraître incongrue. Par le silence, les gestes et les mots, le bonheur se partage. Il arrive parfois que le bonheur soit au-delà des mots : les mots ne suffisent pas, ne suffisent plus. L’émotion est trop grande.

Deux formes d’angoisse génèrent le blocage de la parole de la personne en fin de vie dans la confrontation à sa mort. L’indicible peut tout d’abord être en soi ; on peut le nommer « déni intra-psychique » c’est l’impossible à nommer. Le mot qui provoque la souffrance est indicible à soi-même et parfois encore plus à l’autre, de peur de ne pas être entendu ou au contraire trop entendu. Cette deuxième forme de déni est sociale et relationnelle. C’est l’impossible à dire. Parler de sa mort comme seule issue possible reviendrait à mourir. Les mots peuvent faire écran et provoquer la souffrance, alors qu’ils sont paradoxalement les seuls capables de l’apaiser.

La souffrance ne se partage qu’autour de cet indicible. C’est précisément cet impossible à dire qui occasionne l’angoisse, avec son cortège de mécanismes de défense et notamment toutes les formes d’évitement qu’elles soient physiques ou verbales. Mécanismes de défense qui se mettent en place pour désespérément rester sujet désirant et vivant malgré la mort qui piaffe d’impatience. C’est probablement sur cette partie encore désirante que nous pouvons permettre au malade de ne pas mourir psychiquement avant sa mort physique.

Les soignants confrontés à une personne atteinte d’une maladie létale

Coincés entre deux réalités, l’une statistiquement objective, l’autre subjective et relevant des mécanismes psychiques mis en place de part et d’autre (soignants et soignés), le soignant encombré de ce savoir objectif a affaire… à une drôle d’affaire.
S’il se situe uniquement dans la réalité objective et assène une réalité médicale à la personne malade sans tenir compte de son aptitude ou plutôt de son désir à entendre, la rencontre est impossible en raison d’un état de sidération de celui pour qui cette vérité est impossible à entendre.
Si, à l’inverse, le soignant est totalement pris dans une réalité relationnelle où l’affectif prime, il est de facto placé dans un impossible à dire. C’est dans cet entrelacement entre réalité objective et subjective qu’un jeu relationnel est possible, qu’une annonce au plus près d’une vérité peut se dire.

Si le médecin et les soignants sont confrontés à une souffrance inscrite dans le présent, dans un temps immédiat, la famille doit faire face à une souffrance inscrite et organisée selon l’histoire de chacun, le présent mais surtout le futur. Pour la médecine moderne, seules les règles de probabilité ont un sens. Pour les malades et leurs proches, les croyances et l’intuition constituent une chaîne de paroles qui unit voire oppose les personnes.
Croyances et intuitions reposent sur un savoir subjectif lié à l’histoire et à la personnalité de chacun ; probabilité et rationalité s’appuient sur un savoir objectif qui, par définition, exclut le sujet.
Il s’agit aussi d’accorder un crédit à la famille, quand celle-ci par exemple impose aux médecins de ne rien dire au malade. Pourquoi en saurions-nous davantage que la famille, sur ce qui doit être dit, non dit ou mi-dit ?
Par ailleurs alors que les soignants énoncent une réalité objective probable, la famille prend en compte le jeu du subjectif et du désir. Désir qui peut être contradictoire : de voir très vite mourir un proche et/ou de faire vivre, durer cette étincelle de vie. Il s’agit pour la famille et la personne malade d’un besoin de croire en une parole qui viendrait opérer la réconciliation de ces désirs contradictoires.

Les soins palliatifs : entre mort annoncée et mort réelle

Il s’agit en fait de tenter d’introduire du mouvement, donc de la vie. La mort est le point ultime de la fixité. En effet, si la psychanalyse définit le sujet comme étant pris dans une chaîne de mots, de paroles entendues par l’autre, un sujet ne se fixe que lorsqu’il est réduit à ce signifiant ultime qu’est la mort. « Je suis mort », ne peut se dire, mais peut se rêver, se fantasmer. La mort est la fixité du sujet représenté par une croix, des cailloux. La mort psychique revient à se fixer sur ce point ultime, sans parvenir à en bouger ; c’est être mort avant la mort réelle. C’est l’absence de mouvement, d’espoir, de réversibilité, c’est l’indicible.

En soins palliatifs, il s’agit donc de prendre en compte ce mouvement. Pour que ce temps soit vivant, il ne faut pas que ces désirs contradictoires soient en phase. C’est-à-dire qu’à la volonté d’en finir des personnes gravement atteintes réponde en écho la volonté d’en finir des familles, des soignants. C’est sur la base de ces désirs contradictoires si difficiles à porter que peut se soutenir l’accompagnement d’une approche de la fin d’une vie. Au désir de mort, même entendu, même reconnu, répond une pulsion de vie.
Tout se passe comme si le malade ne pouvait mourir qu’à condition de ne pas percevoir chez l’autre un désir de soulagement. Le temps de la séparation précède celui de l’au revoir. Comment se séparer, quand la séparation signifie arrachement voire impossible à penser parce que renvoyant à un manque insupportable ? Comment se dire au revoir, parvenant ainsi — et enfin — au partage de la souffrance ?

 

Les soignants face aux demandes réitérées de mort

René Schaerer
Professeur de médecine, ancien responsable de l’unité de concertation et de recherche pour le traitement des affections cancéreuses, CHU de Grenoble, fondateur de l’Association JALMAV (texte de 2003)

Les soignants au sens large, j’entends donc aussi les médecins, se trouvent parfois face à la demande de provoquer la mort d’un patient ou de l’aider à se suicider. Cette demande est-elle fréquente ? Cela dépend certainement des conditions d’exercice mais aussi du type de relations que nous entretenons avec nos patients et enfin, de notre aptitude à entendre. Un médecin généraliste, retraité depuis peu, me disait cette semaine n’avoir jamais été confronté à ce problème pendant toute sa carrière. Les infirmières, à l’inverse, disent qu’elles reçoivent des demandes que les malades n’osent pas formuler au médecin. Ceux d’entre nous qui ont une pratique des soins palliatifs soulignent souvent le caractère exceptionnel de la demande ; pour ma propre pratique, je ne l’évalue pas à plus d’une tous les 2 à 3 mois. Toutefois, ce n’est pas la fréquence de la demande qui compte mais l’intensité de souffrance dont elle témoigne chez celui ou celle qui la formule, et la crise à laquelle elle affronte le soignant.
De qui provient cette demande ? Elle a 5 origines possibles : la société, la personne elle-même, la famille ou l’entourage, l’équipe et le soignant.

Ce que signifie l’expression d’une demande de mort

La société, dans son état actuel, exerce sur les soignants, une forte pression en faveur du geste euthanasique. A travers le débat sur sa légalisation ou sa dépénalisation, les soignants peuvent discerner peu à peu l’idée que, pour la société, l’euthanasie dans certains cas est légitime et que l’on en confierait bien la mission au médecin. L’action militante de mouvements comme l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) est loin d’être sans impact sur les soignants. Les conversations et les médias répandent ces idées. Finalement, c’est peut-être bien de la société que les soignants reçoivent de la façon la plus réitérée, cette demande.

Dans notre pays plusieurs milliers de personnes, nous dit-on, ont sur elles un « testament de vie » dans lequel elles demandent, qu’en cas de maladie incurable, on évite de prolonger leur vie, que tout soit fait pour les soulager et in fine que leur vie soit abrégée.

Je n’ai le souvenir que de deux patientes qui m’aient fait part de ce testament et m’en aient demandé le respect. L’une d’elle a ultérieurement dit qu’elle regrettait ce testament et nous demandait de ne pas en tenir compte. Il est possible — c’est ce qui m’a été dit par une interlocutrice — que mes malades connaissent mes positions et les respectent, ou encore que le testament de vie s’applique moins à la mort par cancer qu’à la mort dans la démence. Le fait est que je n’ai eu qu’exceptionnellement à le prendre en compte dans ma pratique.

Les personnes malades expriment parfois des demandes de mort. Elles n’expriment pas alors seulement une souffrance physique : il faut reconnaître clairement que le traitement de la douleur et des autres symptômes n’est pas, ou n’est pas à lui seul, la solution alternative à l’euthanasie. La demande de mort d’un patient, et singulièrement la demande réitérée, exprime la souffrance globale dont parlait le Dr Cicely Saunders fondatrice du Saint-Christopher’s Hospice. Cette souffrance crée une situation sans issue qui pousse le patient à chercher comment il pourrait y échapper. La différence entre une demande instantanée et une demande réitérée réside en ceci que le patient réitérant sa demande a perdu quelque chose de l’ordre de l’espoir.
Les demandes sont parfois exprimées par la famille ou l’entourage. Cette demande, rare jusqu’ici, ne peut que devenir plus fréquente à la faveur du débat public actuel. Trois points ressortent :
- cette demande traduit toujours une souffrance dans laquelle toute l’histoire familiale, mais aussi les projections (« à sa place… ») jouent un rôle ;
- la demande de la famille ou de l’entourage témoigne souvent d’un processus de deuil anticipé au sens où, à la faveur d’un pronostic trop précis, et d’une perte d’espoir, la famille a déjà subi la perte de l’être cher ;
- enfin, cette demande est parfois la conséquence d’engagements pris par la famille, de promesses faites au malade de « ne pas le laisser souffrir ». Ces situations-là donnent alors aux demandes des familles un caractère particulièrement insistant et compulsif : une telle famille, à la fois liée par sa parole et blessée par la perte de l’être cher, ne peut pas être rejointe dans sa souffrance.

La légitimité des positions respectives

Dans une équipe soignante, ou une équipe médicale, n’ayant pas débattue et adoptée une position ferme, arrêtée sur le refus de l’euthanasie active, la proposition de hâter la mort d’un patient peut être évoquée comme une solution, parmi d’autres, devant l’échec thérapeutique ou la souffrance physique. Il suffit de le faire une fois, ou quelques fois, ou qu’une autre équipe le fasse de façon notoire, ou encore que l’alignement sur le modèle néerlandais soit représenté comme synonyme de progrès et de modernité. Dans les nombreux questionnaires dépouillés, il y a quelques années sur le thème des cocktails lytiques, apparaissent de la part des soignants des réponses favorables à l’euthanasie comme solution thérapeutique recevable quand les malades souffrent, qu’ils l’aient demandé ou non. J’insiste : l’euthanasie active apparaît comme une solution proposable au même titre qu’une proposition thérapeutique, quand, dans une équipe, il n’y a pas de tradition claire qui place l’euthanasie hors du domaine des soins.
Mais tous les soignants et tous les médecins ne travaillent pas en équipe. L’actualité l’a brutalement souligné à propos de l’infirmière de l’hôpital de Mantes-la-Jolie, il y a des soignants totalement isolés dans leur équipe. La demande de mort peut spontanément s’élaborer à l’intérieur du soignant lui-même. Le désir de mort d’autrui, que nous refoulons en général, peut trouver une issue quand dans un sentiment d’échec, ou par projection, nous ne supportons plus de soigner un malade. L’expression « c’est insupportable », dans son ambiguïté, montre bien que le soignant est parfois affronté dans sa propre vie psychique, au désir que son patient meure.
Faut-il dire que sa situation devient sans issue quand il a cru devoir promettre qu’il irait jusque là ? Si j’avais donc une chose à dire aux médecins et aux infirmières, je dirais : « Ne vous engagez jamais à cela ! » J’y reviendrai.

Je n’entrerai pas dans un débat dialectique pour opposer les arguments des partisans de la légitimité de l’euthanasie et leurs adversaires. Je n’ai aucune hésitation à dire que le cri de souffrance d’un grand malade, ou d’un malade qui voit progresser inexorablement son handicap, est légitime quand il demande à mourir : son cri est légitime. Que le soignant, singulièrement le médecin, se sente devant une telle demande dans une insupportable situation de double contrainte, est légitime également. Cette situation de double contrainte est créée par le contrat qui le lie à son patient : s’il accède à sa demande, il n’est pas le médecin que son idéal lui a fixé, mais s’il n’accède pas à la demande, il n’est pas le bon médecin que son malade attend.
C’est pourquoi, il n’est pas possible, ou il serait imprudent, d’attendre d’être dans cette situation pour y réfléchir. L’éthique clinique, en tant que discipline destinée à aider à la décision en l’éclairant par le débat, n’est pas ici pertinente. Il importe, à mon sens, d’avoir réfléchi aux enjeux et d’avoir arrêté, pour soi-même et s’il y a lieu, pour son service, une position claire.
Les pressions sociales sur les soignants et les institutions de soins sont considérables. Cela constitue un fait sociologique normal. Dans une large mesure, les représentations que nous avons de notre métier et de notre mission sont inspirées de l’image sociale de l’infirmière ou du médecin ; cette image à laquelle nous avons voulu nous identifier. Et il ne faut pas se leurrer sur l’issue du débat actuel si cette issue ne dépendait que des pressions sociales : l’opinion se familiarise peu à peu à l’idée que l’euthanasie est légitime. Le risque est clairement que la représentation sociale du médecin et du soignant inclut, peu à peu, l’image d’une personne compétente pour nous faire mourir. Mais pointons du doigt quelques ambiguïtés de ces pressions sociales. Les mots, on l’a beaucoup dit, sont très ambigus.
Des équivoques en action

Un numéro du journal Libération consacrant un dossier à certains aspects de l’euthanasie a clairement montré que nos contemporains ne font pas de distinction entre l’arrêt des thérapeutiques disproportionnées ou inutiles et l’acte d’injecter un produit toxique. Nous sommes pour une large part responsables de cette confusion dans la mesure où nous avons désigné ces deux attitudes par le même mot assorti des adjectifs inappropriés de « passive » ou d’« active ». Responsables aussi ceux qui ont monté en épingle et érigé, en cas général, les situations indiscutablement difficiles où l’arrêt d’un traitement disproportionné ou inutile est ressenti par un soignant comme un acte qui tue.
Lors d’un ancien débat télévisé, dans La Marche du Siècle du 23 septembre 1998, on parlait « d’aide à mourir » au lieu de « mort provoquée ». Nous pourrions multiplier les exemples et souligner comment l’expression « faire dormir » ou son équivalent technique « sédater », que les soignants des soins palliatifs ont appris à employer, sont lourds d’ambiguïté pour le public et en retour pour les soignants. Toute l’histoire du cocktail lytique est expliquée par une ambiguïté analogue.
Or, les soignants affrontés aux demandes de leurs patients ont besoin de recevoir de la société, des institutions qui les emploient et des groupes professionnels auxquels ils appartiennent, des messages clairs. Cela, aujourd’hui, est loin d’être le cas.

La pression sociale s’exerce également sur les soignants à propos du sens de leur mission. L’expression courante « à quoi ça sert de prolonger des souffrances inutiles ? » fait peser sur les soignants une lourde question. En effet, le soignant se questionne sur l’utilité sociale de son métier. Il se représente comme répondant à des demandes individuelles de soins, de soulagement, de restauration de la santé. « A quoi ça sert… ? » est une manière de nier le sens que le soignant donne à son métier. Un éditorial récent d’un grand quotidien régional suggérait que la légalisation de l’euthanasie allait s’imposer en raison même du vieillissement de la population !
Quand la société laisse entendre aux soignants qu’ils pourraient, dans certains cas, provoquer la mort de patients dont les soins n’auraient plus de sens, elle laisse entendre aussi, que la valeur d’un être humain équivaut à son utilité, et que le soignant n’est là que pour restaurer un être humain utile ! Or la valeur d’un être humain est un « en-soi ». Tous les « glissements » deviennent possibles si les soignants se laissent influencer par les pressions de la société.

Je souhaiterais donner un exemple pour appuyer les arguments en faveur de l’euthanasie volontaire et de sa dépénalisation : Jean-Marie Cavada, dans son émission télévisée La Marche du Siècle, du 23 septembre 1998, a utilisé le témoignage de la mère d’une handicapée mentale qui, poussée à bout par sa souffrance, avait tué sa fille. Jamais, s’il devait y avoir dépénalisation de l’euthanasie volontaire, notre Parlement ne voterait l’euthanasie des handicapés mentaux ; l’exemple des crimes nazis est heureusement trop proche de nous pour cela. Mais dans une telle émission, les soignants n’entendent-ils pas, eux, le message ? Font-ils la différence entre l’euthanasie d’un malade qui le demande et celle d’un patient qui ne peut rien demander ?

Une attitude d’écoute et de compréhension

Face à la demande qui s’exprime dans la relation de soins, les enjeux sont d’une autre nature. Il faut en éclairer le soignant.

Apprendre à écouter la vraie demande

Des positions claires, et aujourd’hui nombreuses, de psychanalystes, ou de psychothérapeutes de formation analytique, permettent de dire au soignant que la mort ne peut pas être l’objet de désir. La mort, en tant que telle, ne nous est pas représentable. Cela ne signifie pas que ce n’est pas la mort que le malade, à bout de souffrance et plongé dans le désespoir, en vient à demander, et de façon réitérée. Cela signifie qu’il désire la vie, dont il a la représentation inconsciente et consciente. La vie débarrassée de sa souffrance présente, ou redoutée ; la vie avec ce qu’elle comporte de désir. La première chose à dire, et peut-être la seule, sur l’attitude du soignant devant la demande réitérée d’un malade, et qu’il faut apprendre à écouter. Prendre une chaise et créer les conditions d’un vrai entretien. Signifier par sa parole et par son attitude que l’on est prêt à tout entendre, et d’abord la souffrance. Souvent la demande d’euthanasie survient au moment où le malade a perdu tout espoir. Il faut souligner qu’une information trop précise, de nature à désespérer un patient est aussi de nature à lui faire demander la mort, ou recourir au suicide.

La demande du malade est-elle pleinement libre ?

Patrick Verspieren a également montré que le discours social sur le poids économique des soins et, tout spécialement, des soins aux vieillards, était capable d’induire la demande de mort de certains patients. Des phrases comme « je suis une charge pour mes enfants » ou « je coûte déjà assez cher à la sécurité sociale » reflètent que le malade souhaitant mourir, subit le discours de son temps.

Les enjeux de l’euthanasie pour les survivants

Trop de témoignages de médecins et surtout d’infirmières montrent que le soignant ne survit pas sans conséquence aux malades qu’il aurait achevés. Comme Patrick Verspieren, j’ai rencontré de nombreux soignants à jamais marqués par de tels actes auxquels ils avaient été contraints par leurs supérieurs ou par leur conscience.
On objectera que le souvenir de souffrances non soulagées peut être aussi lourd à porter : j’en doute. On objectera encore qu’en disant cela, je cherche à protéger le soignant que je suis a détriment des malades. La fatigue, la souffrance du soignant, l’usure professionnelle sont des contreparties acceptables du métier que nous avons choisi. Tel n’est pas le cas des séquelles conscientes et inconscientes de morts provoquées. Il n’est pas normal qu’un soignant supporte la culpabilité d’un acte professionnel qui lui a été imposé. Enfin, les conséquences sur le plan de l’inconscient sont probablement beaucoup plus graves. Et peut-on affirmer que des gestes euthanasiques, dont un médecin n’aura jamais pu parler, soient sans conséquence sur sa vie familiale et sociale, voire même sur ses enfants ?

Avec une totale conviction, je crois que nous devons mettre une limite, au nom de nous-mêmes et de notre survie, et nous permettre de répondre à un patient : « Ce que vous me demandez, je ne le fais jamais. » S’il nous en demande la raison, il faut lui répondre la vérité : « parce que je ne pourrais pas garder de vous le souvenir de quelqu’un que j’aurais achevé ! »

Un engagement de sens à tenir au jour le jour

Déformations par incompétence, dogmatisme ou aveuglement émotionnel constituent certaines données qui nous invitent à réfléchir à la manière dont le soignant peut se tromper sur la demande du patient. Pour éclairer le propos, je me permettrai d’évoquer une histoire. Une de nos patientes était en phase terminale et comateuse. Elle était entourée de son mari et de ses deux filles, jeunes adultes. Un jour, pendant ma visite, j’ai cru comprendre que son mari me demandait de mettre fin à sa vie (j’ai oublié ses propres termes). Il a compris à mon attitude que j’avais mal compris ses propos et a tenu à prendre rendez-vous et voici à peu près ce qu’il m’a dit : « Nous avons tenu à vous voir parce que vous semblez avoir mal compris ce que nous vous demandions. Ce qu’elle nous dit actuellement est très important : par exemple hier soir, elle a confié notre fille cadette à sa sœur aînée. » Étonné en raison du coma de cette malade, j’ai demandé comment elle s’était fait comprendre. « C’est très simple, m’a répondu le mari, les yeux de ma femme sont allés de sa fille cadette à sa fille aînée. » Je m’étais gravement trompé : on me demandait de tout faire pour préserver des moments de grande importance et de grande densité, et j’avais compris qu’on me demandait de les abréger. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises.
La seule solution pour échapper au malentendu est de demander au malade ou à la famille de nous aider à comprendre. L’outil professionnel le plus utile dans cette situation est une chaise. S’asseoir, fermer la porte, offrir un moment d’écoute inconditionnelle est la seule manière d’aider le patient à nous éclairer et de lui signifier notre volonté de comprendre. Demander à mourir est une demande solennelle et appelle une écoute proportionnée dans sa qualité. On évitera ainsi les malentendus induits par notre inexpérience : confondre par exemple, « il faut faire quelque chose » avec « faites-moi mourir… » On évitera aussi de généraliser hâtivement et de céder à sa propre émotion.

Au cours de ces dernières années, il m’est arrivé parfois d’avoir à dialoguer avec un patient qui m’avait demandé la mort. Une fois prise la mesure des raisons qui motivaient sa demande, j’ai répondu : « Ce que vous me demandez, je ne le fais jamais, mais je vous promets que, si votre état devait s’aggraver, je ferai tout pour vous empêcher de souffrir et rien qui soit de nature à prolonger vos souffrances. » Dans tous les cas, sauf le dernier où le patient est resté silencieux, mes malades m’ont dit à peu près ceci : « C’est exactement ce que je vous demande, je ne vous demande pas autre chose. »

Face à la demande de mort d’un patient, il importe à mes yeux que le soignant identifie clairement l’euthanasie à ce qu’elle est : un homicide. Je serais prêt — je l’ai été — à toutes les nuances possibles au nom de la pluralité des croyances et des cultures, et au nom de la liberté individuelle, si on pouvait la définir autrement. Mais, et là encore les sciences humaines contemporaines le confirment, mettre fin à la vie d’autrui est toujours la transgression de l’interdit du meurtre, l’un des grands interdits fondateurs de toute société humaine. La seule limite raisonnable et respectueuse de l’humanité du soignant est de ne pas enfreindre cet interdit, de ne jamais accepter ni d’aider à un suicide, ni de procéder à l’euthanasie d’un patient. Jamais. Dans notre pays, cela est difficile ; il faut même décider — plus que jamais — car, on le sait, l’euthanasie reste pratiquée. Si l’on pose clairement cette limite, il faut alors répondre aux questions suivantes :
- est-ce que vous condamnez ceux qui pratiquent l’euthanasie ? Est-ce qu’il n’y a pas des cas exceptionnels où elle peut être pratiquée ?
- que proposez-vous comme solution alternative ?

J’ai dit plus haut que la demande des malades est le plus souvent légitime. La situation des soignants est bien souvent aussi douloureusement insupportable et inextricable. Les condamner pour ce qu’ils font, faute de mieux, serait méconnaître leur humanité et leur souci altruiste. Mais fermement, si l’on ne pose pas de condamnation morale sur les personnes, il y a lieu de condamner et de dénoncer leur acte.
Cette condamnation de l’acte — et surtout de son extension dans notre pays — couvre, y compris les cas dits exceptionnels, ceux qui représentent un défi à notre expérience des analgésiques ou de l’accompagnement. Ce qui amène à discuter la seconde question.
Les soins palliatifs ne sont peut-être pas, comme on le dit trop vite, la seule réponse pertinente à opposer à une demande d’euthanasie, même si il est exact que, dans l’expérience vécue des unités de soins palliatifs, la demande d’euthanasie est peu exprimée et parfois retirée. Elle n’est pas la seule réponse pertinente parce qu’elle ne prend pas assez en compte ce que la demande peut exprimer de lassitude, de refus de la dépendance, de perte du sens. Il peut arriver qu’un malade refuse l’idée de soins palliatifs à la perspective de vivre une longue épreuve de traitements à subir, de dépendance physique ou de détérioration psychique. La réponse pertinente doit être, à la fois, plus ferme, plus écoutante et plus solidaire. Plus ferme dans le refus : « parce que nous sommes vivants, vous et moi, je ne vous tuerai pas. Ne me le demandez pas. »
Plus écoutante : « à quel point de désespoir en êtes-vous venu pour me demander cela ? Qu’est ce qui maintenant pourrait vous aider ? »
Plus solidaire : « Je ne vous abandonnerai jamais ; je prends l’engagement que vous resterez pour moi un vivant ; je m’opposerai, le moment venu, à tout traitement inutile et j’exigerai que tout soit fait pour vous soulager. »

Cette réponse est un engagement à tenir au jour le jour. Le tenir témoigne au malade qu’il reste pour nous une personne vivante et un sujet. Une telle relation peut donner sens à la phase terminale d’une maladie, pour le malade comme pour ses proches et ceux qui le soignent.

 

Euthanasie, sédation
Aux limites du soin, les situations extrêmes en fin de vie

Michèle-Hélène Salamagne, Sylvain Pourchet
Médecins, unité de soins palliatifs, hôpital Paul Brousse, AP-HP (texte de 2003)

La confrontation aux bouleversements qu’occasionne la mort a conduit dans nos sociétés à « l’invention » des soins palliatifs. L’originalité de ce mouvement, qui trouve aujourd’hui un cadre légal, est de questionner sur la nature même du soin, ses limites et sur les rapports, toujours mouvants, qu’une société entretient avec le concept de santé.
L’observation de situations de grandes souffrances en fin de vie a naturellement conduit les personnes qui en étaient les témoins à trouver des « réponses ».
Un discours en faveur d’une légalisation s’est développé dans les opinions publiques.
Les soignants, eux, ont proposé à partir de leur référentiel, l’application d’une technique d’anesthésie. La sédation a ainsi fait l’objet de nombreuses publications et plus récemment de recommandations professionnelles.

L’euthanasie en tant que telle est une problématique sociale. Le médecin, lui, reçoit une demande d’euthanasie. Son art doit le conduire à en comprendre les motivations.
Désolidariser la demande d’euthanasie ou la sédation d’une réflexion globale sur la fin de vie conduit inéluctablement à une simplification excessive. Refuser d’entrer dans la complexité de la problématique avec ses contradictions, ses implications historiques, sociales, morales, conduit rapidement à cautionner des attitudes contestables.

L’objet de cette réflexion est de proposer quelques pistes permettant de mieux appréhender ces questions, selon une approche de médecine palliative.

Des repères éthiques

À chaque nouvelle prise en charge d’un patient en fin de vie, des interrogations originales se posent. Comment y répondre sans arbitraire ni idéologie, dans le respect de l’intérêt du patient mais également du rôle du médecin ?

Prendre une décision « juste » lorsqu’il n’existe pas de normes préétablies nécessite une connaissance de la réflexion éthique : l’éthique clinique aide à faire émerger d’une situation particulière les éléments permettant sa résolution. Elle fait donc partie intégrante du raisonnement médical.

La médecine palliative nous place dans des situations de « choix » : poursuite ou arrêt d’une chimiothérapie dont le bénéfice est hypothétique et les risques certains ? abstention ou traitement d’une infection intercurrente dans une situation de maladie évolutive terminale…
Seul le patient est compétent pour discuter les options qui concernent sa propre vie : nous sortons du modèle paternaliste. Allons-nous pour autant vers un modèle autonomiste pur, qui laisserait chaque patient faire prévaloir ses préférences singulières, mêmes lorsqu’elles apparaissent clairement inadaptées voire dangereuses ?

C’est au cœur de cette tension que se situent la place du médecin, les décisions de sédation et le débat sur l’euthanasie.

La demande d’euthanasie

Chacun peut s’être fait « une idée » concernant l’euthanasie. Ces opinions personnelles, pour respectables qu’elles soient, sont à distinguer des compétences. La responsabilité doit conduire le soignant à proposer un positionnement professionnel. Il existe donc un glissement à effectuer, car c’est au praticien, et à ce qu’il représente, que la demande d’euthanasie est adressée.
Cet exercice est difficile car, sans enseignement dédié, le médecin aura longtemps dû forger dans l’isolement son attitude face à une demande d’euthanasie. Pouvoir proposer une réponse professionnelle passe par l’apprentissage d’une démarche à visée éthique.
La démarche se construit dans un dialogue confrontant savoirs, opinions, expériences… Il s’agit moins de chercher La réponse que de clarifier les enjeux. Plus ce travail sera soigneux et renouvelé, plus une solution apparaîtra.

Définition

L’euthanasie (étymologiquement « mort bonne » est le fait de mettre fin à la vie d’un patient atteint d’une maladie incurable et évolutive, par compassion, de façon délibérée et active.
On distingue l’euthanasie volontaire (requise ou acceptée par la personne malade) et l’euthanasie imposée (l’accord du sujet n’a pas été demandé ou obtenu). Les notions d’euthanasie active et passive devraient être délaissées car elles sont source d’ambiguïté.

Quand la guérison ou la stabilisation de la maladie devient un espoir vain, les soins palliatifs, proposent, en accord avec le patient, d’interrompre ou de ne pas initier des mesures futiles, inutiles ou extraordinaires qui prolongent le processus du mourir. Les moyens proportionnés à l’état du patient nécessaires au maintien de la qualité de vie sont activement mis en œuvre. Ils se préoccupent du respect du rapport bénéfice/risque présent dans tout acte médical et visent à une forme de neutralité vis-à-vis du processus du mourir. À l’inverse, l’acte euthanasique met fin à la vie.

Cette distinction permet d’insister sur les notions de causalité et d’intentionnalité. Dans une logique palliative, la mort résulte de l’évolution de la maladie ; dans le cas de l’euthanasie, la cause de la mort est l’agent létal.
Dans la première démarche, on accepte l’idée que certains médicaments puissent avoir une incidence sur l’évolution à la condition que leur prescription soit justifiée et adaptée au soulagement d’un symptôme. L’objectif du soin est le confort et non plus la durée de vie. C’est le cas de la prescription, à posologie minimum efficace, de morphiniques dans le traitement symptomatique de la douleur ou de la dyspnée. Dans la seconde démarche, il y a intention de donner la mort et choix d’une ou plusieurs drogues pour leur propriété létale : c’est l’utilisation d’un « cocktail lytique ».

Législation

L’euthanasie est assimilée à un homicide. Elle expose aux poursuites prévues par le Code Pénal.
Aux termes du Code de la Santé publique, du Code de déontologie médicale [1] (art. 38), du Serment d’Hippocrate, il est interdit au médecin de provoquer délibérément la mort.
Le Conseil de l’Europe, en 1997 [2], la loi sur les soins palliatifs de 1999 [3], l’avis du Conseil consultatif national d’éthique français, en 2000 [4] réaffirment l’opposition à toute légitimation de l’euthanasie.

Le médecin est « au service de l’individu et de la santé publique » (Code de déontologie médicale, art. 2). Les prérogatives que la société lui concède, comme le colloque singulier et le secret médical, s’exercent en contrepartie de l’observance de la loi.
Demandes d’euthanasie : qui entend quoi ?

Les demandes d’euthanasie s’inscrivent dans une situation de souffrance en impasse : c’est d’abord l’appel à l’aide d’un sujet « affronté à la mort dans son désir de vie » qu’il faut entendre (J.-F. Malherbes).
Le premier « médicament » administré au patient est le soignant lui-même. Entendre cette demande en s’asseyant, pour en signer la gravité, la recevoir sans l’interpréter, sans vouloir en débattre, sans préparer une argumentation, est le premier temps du soin : le patient est reconnu, il est rassuré sur un point crucial : son appel de détresse est reçu.
Une fois la parole « accueillie », doit venir l’écoute orientée.

Entrer dans la demande

La formulation de la demande est souvent ambiguë.
Il existe une différence entre vouloir mourir et demander l’euthanasie, entre « je souhaite mourir », « laissez-moi mourir » et « faites-moi mourir ».
« Faire ce qu’il faut », « vous n’allez pas le laisser souffrir », « faire quelque chose »… sont des phrases à élucider sur le champ, avec leur auteur. « Que voulez-vous dire par-là ? », « Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? » La réponse est souvent loin de l’anticipation que le soignant avait déjà bâtie.

L’euthanasie est parfois demandée au nom de la compassion : la vie est devenue intolérable, « laisser souffrir est inhumain ».
Les situations qui conduisent aux demandes d’euthanasie sont à rechercher comme autant de possibilités d’intervention car il existe une confusion entre faire disparaître la souffrance et faire disparaître le souffrant : adapter un traitement antalgique devant une douleur, s’abstenir de nouvelles investigations face à un épuisement, apporter du soutien à une famille dans une situation inextricable… Plus cette recherche est minutieuse et attentive, plus la transformation de la situation est accessible.

Le « droit à mourir » est parfois revendiqué : « Je suis seul juge et pense que ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue ». C’est l’application stricte du principe d’autonomie. Il ne s’agit pas de contester le bien fondé d’une telle affirmation mais de comprendre que l’exercice de l’autonomie du patient n’implique pas forcément que l’on agisse selon son désir. C’est alors l’autonomie du soignant qui serait bafouée, le renvoyant à une place d’exécutant. Se soumettre au désir de l’autre serait abdiquer sa compétence, et partant, sa place de soignant.
Une relation ne peut s’établir que dans le respect de chacun.
Notons également dans la revendication du « droit à mourir », une confusion entre la « liberté » de mourir, reconnue pour tout individu, et un « droit » qui n’existe ni socialement, ni légalement, ni éthiquement.

La demande d’euthanasie se voit ou se croit parfois justifiée par la nécessité économique : l’agonie coûte cher. Érigé en système, cet argument propose de supprimer le temps de l’agonie pour permettre de redistribuer l’argent vers d’autres secteurs. Sans aller aussi loin dans le raisonnement, mais de façon plus insidieuse, l’argument économie/performance (au travers, par exemple, de la « durée moyenne de séjour » à l’hôpital) fait pression sur les décisions médicales.
De leur côté, nombre de patients se reprochent d’être des fardeaux pour leur entourage.

Enfin, pour comprendre combien la question de l’euthanasie se pose de façon multiple, il est important de se souvenir qu’historiquement, l’euthanasie fut également proposée dans un but d’eugénisme, pour éliminer des personnes physiquement ou mentalement inadaptées au modèle social dominant. Il s’agit d’une théorie utilitariste qui fut assez populaire jusqu’aux conséquences de son application dans l’Allemagne nazie.

Derrière la demande

La demande d’euthanasie a une place, ou une fonction dans l’adaptation psychologique face à la maladie.

La maladie bouleverse profondément l’image que l’on se fait de soi-même : c’est une blessure narcissique. Pour tenter de s’adapter à cette nouvelle image (modifications du corps, dépendance, proximité de la mort, etc.), le patient met en place des mécanismes d’adaptation plus ou moins fonctionnels :
« La maladie n’existe pas et tout va bien : surtout ne parlons de rien ! » (dénégation) ;
« Puisque je ne peux rien faire contre la maladie, je peux choisir ma façon de mourir » (maîtrise) ;
« En fait c’est surtout ce grain de beauté qui me gêne : il faudrait faire quelque chose, non ? » (déplacement) ;
« J’ai fait une courbe de température et de tension tous les jours depuis la dernière consultation » (rites obsessionnels) ;
« Si vous soulagiez ma douleur, je n’aurais plus le sentiment d’exister » (régression) ;
« Je crois qu’avec l’esprit, on peut se guérir » (sublimation…).

Les projections agressives cherchent à impliquer autrui, en l’occurrence le médecin : « si je meurs, c’est que vous m’avez mal soigné. » À ce titre, l’acte de violence que constitue la demande d’euthanasie est une tentative d’extraire sa souffrance en la projetant sur l’autre.

En tant que tels, ces mécanismes d’adaptation sont à respecter. Mais s’ils se fixent, ils creusent bientôt l’écart entre la réalité de la situation médicale et ce qu’en dit le patient. Ce douloureux décalage (clivage) conduit à un risque de rupture de soi, à un sentiment de péril : la violence, c’est-à-dire la demande d’euthanasie, paraît constituer une réponse adaptée.

Face à une situation de souffrance, l’imaginaire du patient est en permanence productif. Ce foisonnement est responsable de grandes angoisses par perte de repères. La recherche de limites, la confrontation à l’interdit va permettre au patient de « revenir » dans le réel, souvent au prix d’une opposition ou d’un conflit. Réaffirmer l’interdit de l’homicide est alors protecteur. La première victime de la dictature de la souffrance est toujours le patient.
L’attitude médicale va alors consister en une écoute rassurante, structurée, non projective, renvoyant le malade à ses contradictions. En collaboration avec les autres membres de l’équipe, en s’adjoignant le concours de professionnels de la relation d’aide, la démarche d’adaptation peut être dynamisée : l’ambivalence, coexistence d’un désir de mort et d’un désir de vie, devient un vecteur d’équilibre entre l’acceptation et le déni.

La demande des proches

Une demande d’euthanasie peut également émaner d’un proche. Il s’agit d’adopter la même attitude d’écoute aux raisons qui ont conduit à la demande.
L’entourage d’une personne atteinte d’une maladie grave, éprouve de profonds bouleversements émotionnels et doit composer avec cette souffrance. L’entourage doit également assumer ses désirs ambivalents sur le malade : envie qu’il vive car je l’aime, envie qu’il meure car « il me fait souffrir ».
De plus, chaque confrontation à la mort d’autrui réactive immanquablement notre propre angoisse de mourir.

« Si c’était moi, je vous demanderais de me tuer ». La projection est un mécanisme de défense pouvant conduire à une demande d’euthanasie car elle confond les souffrances : l’entourage manque de confiance dans sa propre capacité à s’adapter. Seule l’exclusion du malade semble pouvoir résoudre le dilemme. La relation impossible dans laquelle les proches sont piégés construit leur incapacité ultérieure à se reconnaître sujets dignes, s’ils se trouvent en pareille situation. Ils assimilent l’idée angoissante qu’une maladie ne manque pas de s’achever dans l’abandon.
Combien de malades en fin de vie, de familles, relatent une expérience passée de deuil tragique et tirent à partir de ce cas des conclusions non adaptées à la situation présente.
« Je ne peux le laisser partir dans cet état ». L’entourage réagit comme s’il était responsable de la situation du malade : c’est la culpabilité. Cette dernière ne pourrait qu’être aggravée en cas d’euthanasie : à la responsabilité fantasmée de la maladie s’ajouterait celle, réelle, de la mort.

Les traitements actuels permettent de prolonger la vie de nombreux malades. Pour autant, cette vie sollicite beaucoup l’entourage, un épuisement s’installe de façon attendue. La lassitude peut conduire à une demande d’euthanasie.

La peur de souffrir au décès d’un proche peut conduire l’entourage à un deuil anticipé : « pour moi c’est comme s’il n’était plus là », « ce n’est plus elle. » Le fait de se retirer ainsi de la relation avec le malade, conduit à une plus grande souffrance encore : une attente. La vie des proches est en suspens jusqu’au décès.

Il est très fréquent que l’agressivité, pendant de la tristesse et de l’angoisse, marque les relations des proches et des soignants ; elle permet un déplacement de la souffrance.

Le travail du médecin est donc de comprendre qui souffre dans cette situation. Le passage à l’acte ne répondrait ni à un désir du patient, ni au besoin de soutien que les proches manifestent à travers la demande d’euthanasie. Il condamnerait ces derniers à devoir assumer une responsabilité (la mort d’un des leurs) non choisie.
Au-delà de son engagement auprès du patient, le médecin a un rôle fondamental à jouer dans la prévention du deuil compliqué des proches.

La demande des soignants

La demande d’euthanasie peut enfin émaner directement des soignants.

Les soignants ont chacun leur propre expérience de la souffrance, faite d’histoires personnelles et des deuils répétés auxquels cette profession les expose. Eux aussi doivent se confronter à la peur de la mort.

Placés dans une situation d’impuissance, là où ils ont d’habitude la maîtrise, les soignants peuvent se sentir agressés, mis en accusation : ils se rendent coupables de ne pouvoir faire plus, d’être à l’origine de la demande par l’annonce du diagnostic ou de l’incurabilité.

Il faut donc se protéger, se défendre : l’un sera irritable (agressivité), l’autre cynique (dérision). Le mensonge peut sembler une voie possible pour éviter les sujets difficiles. Sans aller jusqu’au mensonge, les informations médicales données aux patients peuvent être incomplètes laissant la place à une interprétation optimiste et permettant d’éviter des questions plus précises (fausse réassurance). La gravité d’un symptôme peut être minimisée dans le contexte de la maladie générale (banalisation). À l’inverse, face à un patient pressant de questions, l va dire « toute la vérité » : une fuite en avant, souvent si violente qu’il n’est plus question de revoir le patient (évitement) : tout a été dit, il n’y a plus lieu de consacrer davantage de temps.
Le médecin peut entrer dans des explications précises, trop techniques pour la compréhension du malade (rationalisation).
Il suffit de demander au patient, après un tel entretien, ce qu’il a compris de son état. Le soignant réalise alors que tous ses mécanismes, en bloquant le dialogue, ont induit des souffrances plus insolubles encore. Vouloir sortir de l’impasse par l’identification projective conduit à des décisions prises dans « l’intérêt du patient » qui exposent en fait à des retours violents.

Sans formation spécifique, sans travail personnel, sans lieu d’échange pour réaliser et distancier ses propres conflits, la souffrance du soignant entre en résonance avec celle du patient et conduit à des situations émotionnelles insupportables. L’équilibre entre désir et interdit de tuer est rompu, conduisant à la perte de repères salutaires. Il convient de souligner l’importance des réunions d’équipes soignantes, groupes de parole, pour analyser une demande d’euthanasie, communiquer et dégager une attitude commune. La loi constitue, en dernier recours, un étayage.

Au-delà de la demande : comprendre les influences

Nous vivons dans une société tentée par l’idéalisation prosélyte des valeurs de maîtrise de soi, de bonne santé, de contrôle et d’autonomie. Quelle peut donc être la place du malade si la médicalisation de la mort s’inscrit dans cette illusoire représentation du monde ?
La seule parole socialement recevable autour de la question du mourir ne risque-t-elle pas d’être la demande d’euthanasie ?
Pourtant cette autonomie de fait qui est prônée n’existe pas. Seule une autonomisation peut se construire, par la relation.
Le malade vit une situation de dépendance et de vulnérabilité ; il est soumis à l’influence de sa famille, de ses proches, aux choix de ses soignants, au jeu des représentations sociales.

N’y a-t-il pas un « suprême paradoxe : on rejette quelqu’un de la communauté des vivants, et il pense vouloir personnellement sa mort » ? (P. Verspieren)

« L’affirmation du patient : « Ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue » peut s’entendre comme une question angoissée qu’il nous adresse : « à tes yeux, à toi qui en est le témoin, la fin de ma vie garde-t-elle une valeur, vaut-elle la peine d’être vécue ? Ai-je conservé, malgré les transformations physiques, ma qualité de personne et ai-je encore une “ identité à advenir ” dans le processus même de la mort ? ».[…] Répondre par la négative, c’est faire mourir le patient deux fois : symboliquement et réellement. «  […] On tue le sentiment d’identité puis la personne elle-même » (E. Goldenberg).

La place de la mort dans des études médicales centrées sur la guérison est celle d’un échec. La mort, vécue comme une « transgression » disqualifiante de la règle médicale, devient source d’exclusion du groupe, au moment précis où la réassurance des pairs est recherchée.
S’il n’est d’autre référence que la stratégie du guérir, sans possibilité de s’identifier à d’autres modèles, donner la mort peut apparaître comme la réponse médicale à la souffrance.
En apprenant à prendre en compte dans son schéma décisionnel, les influences de sa subjectivité, de son individualité et de ses émotions, en intégrant la contradiction, c’est bien un référentiel neuf qui s’ouvre au médecin.

Une réflexion en perpétuel mouvement

Avec quelle définition de sa mission, quels concepts éthiques, philosophiques, sociaux, spirituels ou religieux le médecin aborde-t-il la question du soin, de la place de la vie ? S’accorde-t-il le «droit » de donner la mort, lui qui, comme tout humain, en a la possibilité ?

Accueillir une demande d’euthanasie oblige le médecin à une réflexion évolutive sur la mort depuis ses études jusqu’à la fin de sa carrière :

- Apprendre à reconnaître la mort non comme un « accident » ou une « maladie » à guérir, mais bien comme un événement consubstantiel à l’existence. La tâche du médecin n’est pas de clore cette angoissante question de la mort en s’appropriant une toute puissance, ni d’être l’instrument d’une toute puissante autonomie du patient qui aurait remplacé la sienne.
« La mort n’est pas sur le même plan que les autres ennemis contre lesquels l’humanité se mesure ; aussi insaisissable que le temps et plus invincible encore, la mort n’est jamais pour l’homme un adversaire [...] Le combat contre la mort est un affrontement sans partenaire et l’idée même de victoire ou de défaite n’est plus qu’une métaphore » (V. Jankélévitch).
La banalisation de l’euthanasie, qui cherche à faire de la mort une alternative thérapeutique, apparaît bientôt comme une pure défense, comme l’illusion de « tuer » la mort.

- Développer d’autres méthodes de raisonnement (confrontation à des référentiels différents, historiques, philosophiques, psychologiques,…), de nouvelles compétences dans le soulagement des symptômes et l’accompagnement.

- S’inquiéter des conséquences humaines qu’une reconnaissance de l’euthanasie médicalisée produirait.
On sait que la peur d’être tué peut persister, même quand la demande d’euthanasie a été formulée. Quelle relation se crée s’il n’est pas possible de parler de la mort au médecin sans crainte d’être euthanasié ? Où pourra s’exprimer la parole de souffrance si ce n’est auprès du soignant. Réduire l’autre à l’expression de ses désirs, c’est le condamner au silence.
Construire un tel système engendre plus de souffrance encore et ne peut, à terme, qu’augmenter la violence des demandes.

- S’inquiéter de ses conséquences sociales.
Quelle confiance pourrait s’instaurer vis-à-vis d’un corps soignant s’il existait une collusion entre son rôle, sa vocation de prendre soin et un pouvoir potentiel de vie et de mort sur l’autre ?

Réaffirmer le non de l’homicide et dans le même temps l’assurance de la permanence des soins attentifs, peut fonder une relation de confiance, aider à la structuration du patient, reconnu dans sa qualité d’homme.

Apprendre à recevoir une demande d’euthanasie, à en comprendre les ressorts pour mieux y « répondre » est l’un des projets des soins palliatifs. Ni solution, ni alternative à l’euthanasie, l’approche palliative a pour objet d’aider les soignants à se réapproprier les valeurs qui fondent leur profession. Auprès du patient, elle restaure une dynamique intrinsèque, seule capable de construire du sens, de produire de l’espoir, c’est-à-dire de générer de la vie jusque dans ses contradictions.

Le soin ne peut avoir d’autre ambition. Il est de la mission des professionnels de la santé d’informer la société de l’existence de situations dans lesquelles ils n’ont pas de légitimité. C’est au jeu social qu’il incombe d’occuper cette place de tiers entre patient et soignants, protégeant l’un et l’autre d’un enfermement mortifère.

La sédation

La sédation est initialement une technique d’anesthésie qui consiste à provoquer, au moyen de médicaments sédatifs, une diminution transitoire et réversible du niveau de vigilance. L’objectif est de réduire les stress (au sens physiologique du terme) en limitant la perception des agressions extérieures (examen traumatique, exploration invasive, etc.).
Depuis la somnolence jusqu’aux premiers stades de coma pharmacologiquement induit, les patients « sédatés » vont se présenter de façon très diverse.
La communication, possible dans des sédations légères, ne l’est plus dans des sédations profondes.
Contrairement à l’anesthésie, il n’est pas nécessaire de recourir à une ventilation assistée par un respirateur. La sédation réduit l’activité cérébrale sans altérer de façon majeure les grandes fonctions vitales.
Cette activité cérébrale conservée chez le patient sédaté donne donc lieu à un vécu dont on sait assez peu de choses et qui reste très difficilement évaluable pour l’extérieur. Les agents sédatifs utilisés ayant fréquemment des propriétés amnésiantes, les témoignages des patients ayant été sédatés n’offrent que des éléments disparates sur leur expérience.

Il est important à ce stade de bien garder à l’esprit que la sédation ne garantit pas « l’absence de souffrance ».
Comme tout geste anesthésique, la sédation n’est pas exempte de danger pour le malade. Avant de la mettre en œuvre, il convient, de s’assurer que le risque encouru est à la mesure du bénéfice attendu.

La place de la sédation dans les soins palliatifs

Depuis une quinzaine d’années, les études et débats se multiplient dans la littérature de soins palliatifs autour de cette technique, à partir du constat que quelles que soient la qualité des soins et des compétences mises en œuvre, certaines situations de souffrances intenses subsistent.

La sédation, comme « réponse » à ces situations, s’inscrit initialement dans un paradoxe fondamental. Le soulagement est attendu d’une altération de la vigilance, donc de la relation. Or les soins palliatifs ont démontré que c’est l’association du maintien de cette vie relationnelle signifiante et d’un contrôle adapté des symptômes qui entretient une dynamique efficace.

Pour justifier le recours à la sédation, il faudrait pouvoir s’assurer que le bénéfice (en termes de confort) vaut la perte de la relation, condition du soulagement.
Il faudrait que la probabilité de ce soulagement soit suffisante pour justifier le risque létal d’un tel geste réalisé chez un patient de condition fragile.
Il faudrait être capable de définir ce qu’est une souffrance et en quoi la sédation pourrait intervenir sur sa perception.
On pourrait s’interroger sur la volonté de toute puissance et le mythe du contrôle de la souffrance. La sédation risquerait alors d’être un outil rassurant faussement soignants et entourage en offrant l’image d’un patient « calme et détendu » là où il n’est qu’empêché dans l’expression de sa plainte.

Enfin, il est important de prévenir les dérives d’une technique qui deviendrait par un glissement simpliste et suspect, une forme « socialement acceptable » d’euthanasie.
Une telle pratique ne constitue tout simplement pas une réponse soignante adaptée puisqu’elle transgresse la logique structurante du soin. Cela égarerait la recherche, compromettant un peu plus la nécessaire découverte de solutions innovantes. Aucun professionnel du soin ne saurait se satisfaire d’une « solution » qui ne répond pas à la question posée (comment mieux soigner ?) mais évite d’avoir à se la poser.
Toute la recherche menée autour de la sédation montre qu’il est possible, dans un certain nombre de cas, de construire avec cette technique un réel projet thérapeutique. La sédation est alors respectueuse des missions du soin.
Partout où un tel projet ne peut être élaboré, il semblerait illégitime de recourir au terme de sédation pour décrire des pratiques sortant du cadre soignant.

Les recommandations de la SFAP : la sédation en phase terminale pour détresse

Afin de mieux cerner les pratiques, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap) a réalisé une vaste étude portant sur les patients hospitalisés un jour donné dans les unités de soins palliatifs. Seuls 1 % d’entre eux étaient sédatés.
La SFAP a ensuite mené un travail de réflexion aboutissant à des recommandations professionnelles.

Limitant volontairement son champ de recherche, la SFAP a défini la sédation en phase terminale pour détresse comme la recherche, par des moyens médicamenteux, d’une diminution de la vigilance pouvant aller jusqu’à la perte de conscience, dans le but de diminuer ou de faire disparaître la perception d’une situation vécue comme insupportable par le patient, alors que tous les moyens disponibles et adaptés à cette situation ont pu lui être proposés et / ou mis en œuvre sans permettre d’obtenir le soulagement escompté par le patient.
La sédation est déclinée en coma provoqué transitoire, (sédation intermittente) et coma provoqué non transitoire (sédation prolongée).

Le recours à la sédation peut être proposé dans des situations fondamentalement différentes qu’il convient de bien différencier car elles font appel à des modes de raisonnement distincts.

Dans le premier cas, on se trouve dans des indications médicales au sens habituel du terme, validées sinon par des preuves scientifiques mais sur la base d’accords professionnels motivés par des faisceaux d’arguments empiriques.
La sédation s’inscrit dans une logique classique : symptôme/diagnostic/traitement. Le traitement s’entend ici au sens palliatif du terme : il n’est pas proposé pour guérir le symptôme diagnostiqué mais pour diminuer l’inconfort qui y est lié.

C’est le cas des détresses liées à des situations aiguës à risque vital immédiat (l’asphyxie ou l’hémorragie cataclysmique) ou des symptômes physiques réfractaires, vécus comme insupportables par le patient. Il s’agit alors de symptômes non pas difficiles à traiter, mais pour lesquels les traitements ou prises en charges réputés efficaces s’avèrent inopérants.

Le second cas est plus complexe à analyser. Il devait être traité sur un plan différent de celui des indications médicales.
Il s’agit d’analyser ici les cas limites, les situations de détresse liées à une « souffrance globale ».
La souffrance ne saurait plus alors être réduite à une maladie ou à un symptôme, mais à une expérience humaine complexe ; Elle sort de fait du champ d’exercice exclusif de la médecine. Vouloir trouver une réponse médicale à la souffrance serait erroné.
La recherche d’une quelconque efficacité thérapeutique serait un non-sens.
Dans ces situations, le rôle des soignants va être très différent. Il ne s’agit plus de diagnostiquer un dysfonctionnement en vue de sa correction, mais de discerner, dans l’expérience même de la souffrance du malade, s’il existe une place pour une intervention médicale.

Il n’est donc pas possible dans ce second cas de figure de valider une liste pré-établie des situations qui relèveraient ou non d’une sédation.
C’est la raison pour laquelle la Sfap s’est orientée vers une validation du processus décisionnel qui conduit à la décision elle-même.
Ces recommandations listent les étapes-clé du raisonnement. Il ne paraît pas licite de recourir à la sédation lorsque ces étapes n’ont pas trouvé chacune leurs réponses où que la démarche conclu à l’absence de bien fondé médical justifiant l’utilisation de la technique.

En amont de ce processus décisionnel, les recommandations insistent sur les préalables indispensables à la mise en route d’une telle réflexion.
De la même façon qu’il semblerait inapproprié de confier un geste de haute technicité à une équipe non entraînée, le travail d’analyse nécessaire dans ces cas de sédation requiert une compétence d’équipe.
L’intégration par une équipe soignante des schémas de raisonnement palliatifs suppose un long travail de formation, la structuration d’une dynamique d’équipe pérenne et un constant travail personnel. L’expérience du maniement de problèmes complexes dans le cadre d’une visée éthique relève d’une compétence, au-delà des bonnes intentions ou des idéologies.
Là encore, la Sfap propose des critères exigeants permettant d’évaluer cette capacité de l’équipe dans la gestion des problèmes complexes.

C’est dans ce contexte que les cas les plus difficiles devraient être analysés, afin de construire une réponse soignante.

La sédation en fin de vie est une parfaite illustration des grands questionnements bioéthiques qui sont la marque de la médecine de ce début de siècle.

Réduite à une caricature par méconnaissance ou confusion, la sédation n’est ni à encourager ni à proscrire. Il est de la responsabilité des soignants d’en définir la place exacte dans les soins proposés au malade.

La compréhension de la sédation en soins palliatifs est malaisée car elle nécessite la synthèse d’informations et d’analyses issues de champs divers : médicaux techniques, psychologiques, philosophiques, spirituels, sociaux et légaux…
Pour ajouter à la complexité, le débat s’ouvre sur la scène de la fin de vie et dans le cadre de la détresse.

S’il est fait appel à notre devoir de solidarité, cette solidarité ne saurait légitimer de mauvaises pratiques professionnelles. Elle s’exprimera si nous avons la pleine conscience des frontières de notre champ d’action légitime. Nous ferons alors de la place pour que des voies nouvelles se développent aux seuils de nos limites, dans le respect des intérêts de chacun.

Une réflexion à construire

L’évolution de notre société a conduit à un évitement progressif de la mort du quotidien. Le milieu médical, relayant le jeu social, loin de proposer une attitude cohérente de la prise en charge de la fin de vie, a parfois poursuivi le même mouvement de déni. Certaines portes de chambres se sont fermées sur des patients recevant des cocktails lytiques. L’euthanasie n’est pas alors une réponse médicale mais le moyen (parfois simpliste) de ne pas avoir à en trouver.

Si les demandes d’euthanasie et la question de la sédation sont des questions complexes liées à la prise en charge des patients en fin de vie, on aurait cependant tort de n’envisager les soins palliatifs qu’à travers ces problématiques extrêmes et rares.
La réflexion et l’attention que ces questions nécessitent ne doivent pas monopoliser nos efforts et nous détourner du grand nombre des situations de souffrance qui dès aujourd’hui pourraient trouver solution.

Nous avons tenté de montrer comment une réflexion médicale pouvait se construire pour aborder les situations de demande d’euthanasie et de sédation. Dans le premier cas, nous sommes engagés à comprendre ce qui mène à la formulation, à construire un rapport d’altérité. Refuser de pratiquer un homicide, au-delà du respect de l’individu et des règles qui régissent la vie en communauté, c’est renvoyer à la société les frontières de l’exercice médical.
Dans le second, nous avons invité à développer la maîtrise d’une technique, de ses pré-requis, de ses indications et de ses limites, dans le cadre d’une réflexion à visée éthique.

Le médecin affirme son domaine de compétence en recevant et en accompagnant une demande d’euthanasie, en prescrivant une sédation. Entre prise en compte des besoins et affirmation des limites, le médecin, depuis sa position, participe à la réflexion que chaque citoyen souhaite mener sur la façon dont il sera pris en charge à l’heure de sa mort.

Références

[1] Code de déontologie médicale, décret n° 95-1000 du 6 septembre 1995.
[2] Conseil de l’Europe, Recommandation 1418 (juin 1999) : « Protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables. »
[3] Loi n° 99-447 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs.
[4] Comité consultatif national d’éthique, rapport n° 63 du 27 janvier 2000 : « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie. »

 

Le temps de la relation

Claude Rougeron
Médecin généraliste

La médecine ambulatoire n’est pas superposable à la médecine générale, même si cette dernière en est objectivement la principale composante. Ne perdons pas de vue que des praticiens de médecine ambulatoire sont confrontés à la fin de vie, qui ne relève donc pas que de la compétence hospitalière.
Le généraliste travaille très souvent en solitaire. Depuis le début des années 1990, on a pris conscience du problème délicat de l’accompagnement des personnes arrivant au terme de leur existence. En France, les mentalités ont évolué puisque ce pays est passé du 17ème rang pour la prescription de morphine au 4ème en très peu de temps… Nous sommes bien mieux au fait de la signification de la douleur physique qu’il y a une vingtaine d’années.
Dans le champ des soins ambulatoires, le patient se trouve dans un système d’intervenants complexe et d’étendue variable. Le médecin, l’infirmière, le pharmacien, équipe minimum au domicile, sont confrontés à des patients de plus en plus âgés. Des personnes ont parfois la chance d’atteindre l’âge de 100 ans sans, finalement, être gravement malades. Toutefois, un jour le cours ordinaire des choses est interrompu pour certaines d’entre elles et il faut envisager une prise en charge adaptée. Le vieillissement « ordinaire » de la population s’inscrit dans une perspective qui n’a rien à voir avec celles dessinées par la sclérose latérale amyotrophique ou par des pathologies tumorales, lesquelles existent également dans le milieu ambulatoire et justifient des accompagnements spécifiques avec l’aide de réseaux de soins palliatifs.

Prenons l’exemple de la cardiologie, qui a connu des changements majeurs dans les dix dernières années. Schématiquement, les malades ne meurent plus aussi vite de pathologies cardiaques qu’il y a dix ou même cinq ans. Certains patients vivent des années dans un fauteuil ou dans un lit alors qu’ils sont atteints d’insuffisance cardiaque globale. Sauf cas polypathologiques, ces personnes conservent l’essentiel de leurs facultés cognitives. Elles peuvent donc bénéficier d’une vie relationnelle très riche. Il est de notre responsabilité de préserver cette richesse, en sachant soulager non seulement les douleurs physiques, mais encore la détresse psychologique. La souffrance sociale de certains malades – pas nécessairement très âgés – entre également en ligne de compte. Des grands-parents ne peuvent plus jouer avec leurs petits-enfants, rivés qu’ils sont à leurs fauteuils. Ce sont des rôles, des fonctions sociales qui ne peuvent plus être assurés. La souffrance comporte encore une autre dimension, qui est spirituelle. Elle est souvent tue, restant de l’ordre du tabou. Ce n’est pas pour autant que le médecin ne doit pas la laisser affleurer.

Malgré tout, le temps constitue un paramètre limitant redoutable en médecine ambulatoire. Depuis 16 ans, des formations à la médecine palliative en milieu ambulatoire existent. On apprend à soigner réellement la douleur. Il y a 25 ans, une telle compétence ne pouvait s’apprendre que « sur le tas ». Cependant, a-t-on vraiment du temps à consacrer à la souffrance psychologique ? La pénurie de personnel médical est redoutable dans de très nombreuses parties du territoire. La condition de la médecine rurale n’est pas toujours enviable. Elle est complexe dans sa pratique, dure dans sa non reconnaissance. Comment des médecins isolés parviennent-ils à assister des malades souffrant gravement de pathologies chroniques à domicile, dispersés sur une vaste zone géographique ? Nous touchons là à une problématique éthique à mes yeux fondamentale : celle des choix de vie des soignants.
En effet, l’engagement professionnel des soignants n’est pas sans avoir un retentissement considérable tant sur leur vie que sur celle de leurs proches. Aujourd’hui, il est question d’une certaine désaffection, d’un désintérêt pour la médecine générale. Les internes qui pourraient potentiellement exercer de telles professions prennent rapidement conscience de leur difficulté. Ils opèrent nécessairement leurs choix de vie en conséquence.

Pour aller au fond des choses, la temporalité du malade n’a rien à voir avec celle du médecin. Celui-ci peut avoir l’impression que le temps passé avec le patient importe sur un plan quantitatif. Or, du point de vue du malade, c’est la qualité de présence qui est essentielle. Le temps ne saurait donc être vu comme une ressource rare comptée en minutes. Une certaine épaisseur le caractérise et détermine toute l’efficacité d’une présence auprès d’un patient qu’elle soit médicale, soignante ou tout simplement bénévole.
La fin de vie n’est en principe pas un processus linéaire. Elle implique bien souvent une rupture brutale et traumatisante : l’hospitalisation. Aux urgences, le patient peut éprouver un sentiment de déréliction totale. Il en vient à avoir l’impression de n’être qu’une source de malheur. Ne nous y trompons pas, une rupture inopinée est en tous points comparable à une forme d’euthanasie.
Le temps du malade en fin de vie est complexe. Tout d’abord, il procède à une relecture du temps passé de sa vie. A-t-il été un maillon digne – au sens moral – de la chaîne universelle ? Telle peut être l’une des questions qu’il se pose. Le futur, temps de projet et d’espoir, devient très hypothétique. Il ne reste plus qu’une forme de présent à la personne dont l’existence touche à son terme. Seul temps dont le malade est sûr, c’est un temps particulier où l’authenticité du regard, de l’écoute et du geste est capitale. Si le médecin est ainsi capable d’être authentique, alors peu importe qu’il puisse consacrer dix minutes ou trente minutes à quelqu’un. Parfois, une fraction de temps somme toute infime peut revêtir une signification considérable.

En fin de vie, on ne se projette pas dans l’avenir à des années de distance. Pour certains, il importera de « tenir » jusqu’au mariage d’un enfant ou jusqu’à la naissance d’un petit enfant… Lorsqu’il n’existe réellement plus de futur envisageable surgit la perspective de l’euthanasie. Émane-t-elle vraiment de la personne proche de la fin ou de son entourage ? Il me semble évident que les authentiques demandes d’euthanasie sont très rares. Elles sont fréquemment inspirées par l’entourage. Le médecin généraliste a toujours accompagné les patients durant les dernières étapes de leur existence, bien avant que l’on ait cherché à promouvoir un « droit à mourir dans la dignité ». L’expérience de la médecine de proximité atteste que la mort fait, aussi, partie de la vie.

 

Approche collégiale de la décision

Philippe Toullic
Cadre infirmier, Service de réanimation médicale, CHU Saint-Louis/AP-HP

Étant cadre supérieur infirmier, mon propos sera relatif à la manière dont les personnels paramédicaux sont confrontés à la fin de vie, dans les services de réanimation. La référence à l’euthanasie soulève quatre types de problématiques :

- celle du sens de la poursuite de la thérapeutique chez des malades voués à demeurer dans des états végétatifs chroniques ;
- celle de la limitation thérapeutique (des dilemmes surviennent à ce titre au quotidien dans les champs de la réanimation et de l’oncologie) ;
- celle de l’arrêt thérapeutique (en particulier quand une intervention médicale pallie une défaillance d’organe irréversible) ;
- celle de l’euthanasie proprement dite, où une substance causant la mort est administrée.

Je n’ai jamais rencontré ce dernier schéma dans le service dans lequel je travaille. En réanimation, nous intervenons suivant une logique qui consiste à sauver. À ce titre, nous sommes amenés à prendre en charge des défaillances d’organes au moyen de technologies très sophistiquées. Dans nos services, la mort survient statistiquement très vite. Quel type de dilemme revient de façon récurrente en réanimation ? Dans certaines circonstances, l’état du malade ne s’améliore pas malgré le recours à des traitements curatifs conformes aux données actuelles de la science. Les équipes en viennent à s’interroger sur l’existence d’une éventuelle obstination et, partant, sur l’opportunité de la limitation thérapeutique.
Idéalement, tout patient devrait pouvoir donner son avis. En réanimation, un malade sur vingt est effectivement en mesure de faire part de ses souhaits au sujet de la limitation thérapeutique. Les équipes doivent donc en deviser avec les familles et avec l’entourage.

Dans mon quotidien de soignant, je suis confronté de plus en plus fréquemment à des cas appelant des décisions relatives à la limitation thérapeutique. Nous avons réalisé une enquête destinée à quantifier la fréquence des syndromes dépressifs chez les infirmiers en réanimation. Le périmètre de cette enquête est vaste : il englobe l’ensemble de la métropole et des DOM-TOM. Nous avons collecté de l’ordre de 2 600 réponses. Les enseignements majeurs du sondage auquel nous avons procédé sont que 27 % des infirmiers souffrent d’un syndrome d’épuisement et 11 % sont atteints de dépressions graves. Quels sont les facteurs favorisant la survenance de tels états ? Une mauvaise gestion de l’exécution de décisions de limitation thérapeutique apparaÎt comme un facteur redoutable. L’encadrement doit en être conscient et nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur le retentissement des actes de limitation thérapeutique sur la psyché des paramédicaux.

Il s’agit là de décisions lourdes. Lorsque le médecin a cliniquement identifié des cas où la poursuite de la thérapeutique est vouée à l’échec, il convient d’en informer l’entourage du malade dans des conditions qui soient acceptables pour tous. L’information des familles, la communication sur la mort ne s’improvisent pas. Dans notre service, nous avons mis en place un staff éthique le mardi et le jeudi, au cours duquel les personnels paramédicaux peuvent s’exprimer. De telles réunions ont l’immense vertu de clarifier la nature du projet thérapeutique qui peut être maintenu. Le cas échéant, elles sont l’occasion d’évoquer la perspective de limitations thérapeutiques.

Du point de vue paramédical, la collégialité de la prise de décision revêt une importance capitale. Certaines choses sont vécues de manière bien moins traumatisante lorsqu’elles doivent être exécutées, si ce principe de collégialité est respecté. À une époque antérieure, on soulignait que de telles décisions relèvent de la responsabilité légale du médecin. De fait, elles sont appliquées collectivement. Lorsque des actes difficiles sont accomplis en équipe, les infirmiers risquent bien moins d’en supporter seuls les conséquences psychologiques. Le risque d’épuisement ou d’incompréhension s’en trouve diminué.

Au sein du service dans lequel je travaille, la relation avec les familles fait l’objet d’efforts particuliers. Celles-ci peuvent se rendre dans le service 24 heures sur 24. Les décisions de limitation thérapeutiques sont prises en toute transparence et rien ne leur est caché. La transparence permet aussi à des professionnels confrontés à des défis difficiles de les relever sans que leurs pratiques impliquent des dommages collatéraux inévitables.
Notre démarche originale consomme évidemment du temps et des ressources. Le fait d’avoir promu un staff éthique bihebdomadaire n’est pas valorisé. Il ne nous a pas apporté de ressources supplémentaires, puisqu’il ne s’agit pas là d’une source traçable d’élévation d’activité du service. Or, sans authentique management psychologique des décisions de limitation thérapeutique, le prix à payer sera très élevé. Nous ne disposons pas de psychologues compétents pour mettre nos actes en perspective, ne serait-ce que dans le cadre de notre relation à la famille. Mon propos est nécessairement conduit à être revendicatif. Nous attendons davantage de ressources d’accompagnement, car nous en avons authentiquement besoin. L’expertise infirmière en réanimation devrait être évidemment autrement valorisée. À l’heure actuelle, les ressources dont nous disposons ne sont pas proportionnées aux défis qu’il nous faut relever.

Au sein de mon unité, je n’ai pas souvenir d’une décision de limitation thérapeutique qui aurait occasionné des heurts avec l’entourage d’un malade. Quand une équipe manifeste un consensus fort autour de telles décisions, les familles le perçoivent et le dialogue avec ces dernières se déroule sur des bases saines. Sans un tel consensus, il ne me paraît pas envisageable de répondre à l’angoisse des entourages. Quelle est la source de l’angoisse originelle des familles ? Ces dernières redoutent que quand la logique curative rencontre ses limites, il ne subsiste plus qu’une forme d’abandon. Elles veulent entendre et être convaincues qu’une autre forme de soins demeure, où il s’agit de gérer la douleur et d’apporter le confort maximal qui peut l’être. Les décisions de limitation thérapeutique ne sont pas aisées à gérer ; mais elles le sont pour peu que l’on respecte des règles d’action fondamentale.

 

L’euthanasie, un choix de société

Corinne Pelluchon
Agrégée et docteur en philosophie, maître de conférences en philosophie, Université de Poitiers, membre du Conseil exécutif du Collectif Plus digne la vie

En bioéthique, le philosophe politique ne cherche pas à savoir si les pratiques médicales sont bonnes ou mauvaises en soi, mais il se demande si elles vont éroder les habitudes et valeurs communes qui sont au fondement d’une société et soutiennent ses institutions. Aussi les propositions de loi sont-elles examinées en fonction de leur cohérence avec ces valeurs communes qui expliquent que certains biens, valorisés par une communauté, deviennent des droits, comme celui de décider par soi-même.

Ainsi, on peut s’interroger sur la légalisation de l’euthanasie, alors que la loi Leonetti du 22 avril 2005 a apporté des solutions concrètes à la peur de mourir dans des conditions dégradantes et dans la souffrance. Cette loi, qui reconnaît le droit du patient à refuser tout traitement, est centrée sur la notion de « proportionnalité des soins » et le développement de la culture palliative. Un patient qui n’est pas en fin de vie peut demander l’arrêt des soins curatifs. Dans le cas d’un malade inconscient, une procédure collégiale permettant de motiver la décision de limitation ou d’arrêt des traitements est prévue. Ce dispositif juridique implique le passage d’une médecine encore liée à l’acharnement thérapeutique à une pratique maîtrisée, où les soignants savent donner des soins proportionnés à l’état du malade et à l’évolution de sa maladie, et soulager la douleur.

Quelles sont donc les motivations de ceux qui demandent aujourd’hui la légalisation de l’euthanasie ? Peut-on admettre que la société assigne aux médecins la tâche de tuer un patient et que soit prévue, par la loi, l’administration de la mort ?

La première question porte sur la place des médecins. Non seulement l’acte de tuer est incompatible avec le devoir de ne pas nuire, mais en plus le fait de l’associer aux soins saperait la confiance des familles envers les soignants. Cette confiance, qui se nourrit de la résolution des praticiens à ne jamais abandonner leur malade, est importante dans le cas d’une décision d’arrêt des traitements.

Deuxièmement, comment peut-on concilier les efforts qui sont faits, en France, pour intégrer ceux que la maladie, l’âge ou la différence excluent de la vie sociale et une revendication qui revient à considérer que la solution à la souffrance est la mort ? Cette solution consiste à se débarrasser du problème en se débarrassant du malade.

Le troisième argument concerne la dimension symbolique de cette ouverture d’un droit au suicide assisté et à l’euthanasie. Leur légalisation impliquerait la reconnaissance par la société que le suicide est une réponse légitime et naturelle à la souffrance. Cette banalisation du suicide va à l’encontre du courage et des valeurs de solidarité que nous transmettons à l’école et au sein des familles.

Le quatrième point renvoie à un conflit d’interprétation : l’autonomie équivaut-elle au droit de faire tout ce que nous voulons à n’importe quel prix, c’est-à-dire en obligeant les médecins et la société à reconnaître un acte contraire à leurs valeurs ? On peut reprendre l’argument de Hume et dire qu’un homme n’est pas obligé, en continuant à vivre, de se faire du mal pour le bien de la société, mais cette reconnaissance du suicide comme acte individuel n’implique pas que la société en général et les médecins en particulier doivent se faire du mal pour le bien d’un individu. Une telle interprétation n’est pas fidèle aux droits de l’homme.

Pourtant, c’est bien sur ce terrain politique que s’affrontent les partisans de la légalisation de l’euthanasie et ceux qui pensent que la loi du 22 avril 2005 est suffisante. Le cœur du problème est la signification conférée à la notion d’autonomie et le rapport entre individu et communauté qui en découle. Peut-on parler légitimement d’un « droit à la mort » ? Ceux qui veulent légaliser l’euthanasie affirment que ce droit est sans limite et constitue une créance de l’individu à l’égard de la société et des médecins. Un droit-créance. Ceux qui s’opposent à l’euthanasie disent que le souci du bien commun exige que l’on mette des limites à une revendication individuelle qui, si elle était reconnue par la loi, ouvrirait un droit à la mort incompatible avec les sources morales de la démocratie.

Deux visions du politique et de la finitude sont en compétition. Pour les uns, les lois servent à cautionner toutes les pratiques, et l’autonomie est absolue. Les autres veillent à la fonction symbolique des lois. Ils refusent de calquer la justice sur les seuls désirs individuels et ne séparent pas le droit d’une réflexion philosophique sur la condition humaine. Le politique, loin de se réduire à la politique ou à l’art de conquérir et de conserver le pouvoir, suppose que les décisions soient articulées aux valeurs communes que nous continuons d’honorer.

On peut rediscuter des lois en fonction des problèmes nouveaux que pose la technique. Mais, sans le rappel délibéré de nos valeurs et de nos choix de société, il y a peu de chances pour que nous arrivions à une législation sage. A ce sujet, la loi Leonetti est un exemple à suivre. A un moment où, aux Pays-Bas, patients et médecins se déclarent plus favorables aux soins palliatifs qu’à l’euthanasie, on peut espérer que ce qui était présenté hier comme une avancée devienne, aux yeux du public, une solution dépassée.

 

Valeurs originelles d’accompagnement

Jean Claude Ameisen
Professeur de médecine, Président du Comité d’éthique de l’INSERM, membre du CCNE, Réseau INSERM de recherche en éthique médicale

« La personne humaine apparaît quand elle entre en relation avec d’autres personnes » disait Martin Buber. Et la personne s’efface quand ce lien disparaît. Accompagner, c’est maintenir ce lien : permettre à la personne de continuer à apparaître.
Alors que les avancées de la médecine repoussent toujours plus loin les frontières de la vie biologique, les pionniers des soins palliatifs, refusant l’acharnement thérapeutique et l’obstination déraisonnable ont, il y a 30 ans, fait redécouvrir à la médecine ses valeurs originelles d’accompagnement.

Cette évolution a inscrit, au cœur de la médecine, un nouveau compromis entre deux principes éthiques : l’assistance à personne en danger ; et le respect de la liberté, de l’autonomie et de la dignité humaine.
Fondée sur la notion de consentement libre et informé, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades donne au patient la possibilité de refuser un traitement, même si ce traitement pourrait prolonger sa vie. La loi du 9 juin 1999 sur les soins palliatifs, puis la loi du 22 avril 2005 font de l’accompagnement humain en fin de vie et du soulagement de la douleur une priorité.
Faut-il envisager d’aller plus loin ? Aujourd’hui, la demande d’un droit de mourir dans la dignité se traduit dans la société par une demande croissante de légalisation de l’euthanasie.
La principale raison en est probablement la peur de finir sa vie dans des conditions de souffrance et d’abandon. Peur malheureusement en grande partie justifiée. Près de 500 000 personnes meurent chaque année dans notre pays, dont 70 % à l’hôpital ou en institution. Les études récentes réalisées par Edouard Ferrand indiquent que plus de la moitié des personnes qui meurent à l’hôpital vivent aujourd’hui leurs derniers instants sans soulagement de leur douleur et sans véritable accompagnement.

L’application de la loi permettrait d’éviter cet abandon en fin de vie. N’est-il pas dangereux, dans un tel contexte, d’envisager un recours à l’euthanasie comme alternative à un défaut d’accès aux soins palliatifs ? Ne s’agit-il pas, comme le dit Edouard Ferrand, d’« une mauvaise réponse à un vrai problème » ?
Le terme ‘euthanasie’ est profondément ambigu. La première ambiguïté tient au sens même du mot euthanasie. Que signifie une ‘bonne’ mort ? Ne s’agit-il pas plutôt de vivre, le mieux possible, jusqu’à la fin ? Ne vaut-il pas mieux parler de « bonne vie jusqu’à la fin », d’un vivant qui est, pour reprendre le titre du dernier livre posthume de Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort ?
La deuxième ambiguïté tient au fait que le terme euthanasie est utilisé pour décrire des situations radicalement différentes. Soit il s’agit d’une demande d’aide au suicide, de la part d’une personne lucide. Soit il s’agit d’une demande de la part d’une personne lucide, qu’on lui administre un produit qui la tue. Soit il s’agit d’une décision d’administrer à une personne inconsciente un produit qui la tue.
Il est évident que ces situations posent des problèmes entièrement différents. Les confondre dans un seul et même mot empêche toute réflexion lucide.

Dans notre pays, ces trois pratiques sont interdites. Mais certains de nos voisins européens les ont autorisées. Ont-ils tort et nous raison ? Ont-ils raison et nous tort ? La Belgique et les Pays-Bas ont autorisé, dans des situations particulières, l’injection par des soignants d’une substance dans le but de provoquer la mort. Cette demande d’euthanasie ne concerne qu’une infime minorité des personnes qui meurent chaque année. Pourtant, il commence à y avoir des interrogations. Le consentement est-il toujours respecté ?
La Suisse, la Suède, et l’État d’Oregon aux États-Unis interdisent l’injection par des soignants d’une substance dans le but de provoquer la mort, mais ont autorisé l’aide au suicide. Il semble que 75 % à 8 0% des personnes qui obtiennent les produits qui leur permettraient de mettre fin à leurs jours ne les utilisent pas. Ainsi, chez l’immense majorité de ces personnes, il ne s’agirait pas d’une véritable demande de mort, mais d’une peur de se retrouver un jour dans une situation de détresse insupportable. Y a-t-il d’autres moyens de rassurer la personne en fin de vie ?

« On entre véritablement en éthique » disait Paul Ricœur « quand à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. ». Comment inscrire cette reconnaissance de la liberté dans une démarche de solidarité ? Comment dialoguer, négocier, répondre ?
Il y a de rares cas où la médecine est, aujourd’hui, incapable de soulager une douleur qui rend la vie insupportable, ou une souffrance persistante qui conduit à un refus de vivre. Pour ces personnes, lorsque leur vie ne dépend pas de traitements qui pourraient être interrompus, la loi du 22 avril 2005 n’offre probablement pas de solution. C’est notamment devant ces situations que la société devrait se poser le problème de décider comment répondre à une demande d’aide au suicide.

En 2000, dans son avis n° 63 « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie », le Comité consultatif national d’éthique soulignait que « l’éthique naît et vit moins de certitudes péremptoires que […] du refus de clore de façon définitive des questions dont le caractère récurrent et lancinant exprime un aspect fondamental de la condition humaine. » Et il nous faut, sans cesse, réinterroger nos certitudes
La fin de vie concerne chacun de nous. Mais nous ne la vivrons qu’une fois, pour la première et la dernière fois. « Tu aimeras l’étranger, parce que tu as été étranger au pays d’Egypte » nous dit l’Exode. Mais aucun d’entre nous n’a été, avant la fin, étranger au pays de la vie qui s’achève. Et il nous faut essayer, selon les mots de Paul Ricœur, de se penser et de se vivre, dans cette situation extrême, « soi-même comme un autre ».
Mais tout ce qui concerne la fin de vie, et en particulier la question de l’aide au suicide, ne devrait peut-être pas être du domaine de la médecine. La médecine peut et doit soulager la douleur et participer à l’accompagnement. Mais nous avons peut-être trop tendance à médicaliser et à institutionnaliser tout ce qui relève de la solidarité. Dans notre pays, les soins palliatifs à domicile sont encore trop peu développés. Tout se passe comme si la perspective d’une fin prochaine interdisait de demeurer au domicile, parmi les proches ou des bénévoles, et imposait d’aller ailleurs : à l’hôpital, où pourtant, le développement des soins palliatifs ne progresse encore que trop lentement. Et c’est peut-être cette angoisse de devoir partir, d’être déjà ‘ailleurs’ et vu comme ‘autre’ avant d’avoir disparu, qui, autant que la peur de la douleur et de la perte d’autonomie, est à l’origine de cette demande croissante de mettre fin à sa vie.

Ce qui est en question, c’est la manière dont nous entourons les personnes les plus vulnérables. Les personnes en fin de vie. Les personnes âgées. Les personnes profondément handicapées. Les personnes atteintes de maladies mentales graves… Une société qui attribue une valeur excessive à la performance, la santé, la ‘normalité’… risque d’abandonner ceux qui sont les plus vulnérables. Et plus on abandonne une personne vulnérable, et plus son envie de disparaître peut devenir grande.
« La fin est l’endroit d’où nous partons » disait TS Eliot. Peut-être devrions-nous considérer l’accompagnement de la fin de vie non pas comme un devoir particulier, mais comme le point de départ d’une réflexion sur notre façon de vivre ensemble.
« Aucun être humain n’est une île, entier à lui seul », écrivait John Donne, « tout être humain est une partie de continent ». Ce dont il s’agit, c’est d’essayer de faire en sorte qu’aucune personne ne devienne un jour « une île » à la dérive, mais que chacun demeure toujours « une partie du continent ». De notre continent. De notre commune humanité.

 

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