Peut-on assister au suicide ?

Nicole Pélicier

Psychiatre, Hôpital européen Georges Pompidou, AP-HP

 

Un huis clos, à la fois banal et hors norme

 

Quelques heures de printemps, en salle le 19 septembre 2012, est un film de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon et Hélène Vincent, dont la justesse de ton, cris et silences, fera l’effet, dans l’émotion qu’il ne manquera pas de susciter, d’un révélateur et non d’un documentaire fiction. Le réalisateur a indiqué qu’il ne s’agit pas d’un film militant mais d’une histoire pleine d’émotions que lui a inspiré le documentaire Le choix de Jean qui porte sur un suicide assisté.

Il nous convie à un huis clos, à la fois banal et hors norme,  entre une mère et son fils, qui négligent jusqu’au bout, ou presque, d’habiter leur vie, de vivre leurs liens, de ressentir leur amour mutuel. Tout se passe entre un buffet bien rangé et une table à repasser, l’ordre obsessionnel masquant le désordre intérieur ! Du coup la mort guette… et on la verra se mettre en route jusqu’au suicide assisté, sans que rien ni personne ne songe, face au désespoir, à enrayer la machine de la mise à mort.

L’héroïne, « âgée », est atteinte d’un mélanome, métastatique au niveau cérébral. Elle se soigne en radiothérapie et chimiothérapie, mais elle a décidé « lucidement » de s’en remettre à une agence d’aide au suicide basée en Suisse en cas d’aggravation.

Son médecin est au courant et n’a pu la convaincre d’accepter une aide palliative. Elle est veuve, vit seule, son fils sort de prison, démuni, il vient vivre chez elle. Rien ne fait référence. Le huit clos est celui d’une avancée vers la mort, comme une évidence, dans un désert affectif et psychique, rempli pourtant de signes majeurs.

Une amertume qui a ôté le goût de vivre, une détresse psychique dénoncent en effet sans succès, jusqu’au bout, le désert relationnel, qui fait le cadre de ce drame. Ces deux êtres s’opposent, se déchirent.

Elle, a réglé et contrôlé toute sa vie, du moins le croit-elle. Son personnage « dans la maîtrise »  continue à vouloir « décider de tout ». Elle veut que sa maison soit propre hurle-t-elle à son fils en maltraitant un chien qui en salit le sol. La violence est présente sans arrêt, dans les silences de l’incommunicabilité, magistralement portés sous nos regards.

 

Les psychiatres, psychologues, soignants qui ont vu ce film y ont reconnu douloureusement et sans surprise, les postures de nos consultants, voire de nos patients. Des êtres sans recours, sans aide, ballotés par leurs émotions, cherchant « en panique », une issue à leur « agonie de vie ».

On leur fournit et l’horreur est bien là, et l’insupportable, une issue de mort. L’organisation du « suicide assisté » telle que pratiquée en Suisse est ici décrite dans son rituel : un contrat, un rendez-vous pour les préparatifs afin de confirmer… l’intention de mourir. C’est bien, est-il remarqué, que le fils soit là,… à ce moment là !

Les paradoxes alors, s’accumulent et s’entrechoquent… Elle n’est plus seule, son fils est là, un voisin, des personnes « bien intentionnées » lui rendent visites et semblent l’accompagner. Alors tout s’apaise… ? Mais bien sûr…  rien ne change, ni n’est possible. Il est toujours trop tard.

 

« Avez-vous trouvé facilement ? » C’est la question qu’adresse aux deux protagonistes, la facilitatrice du suicide qui les accueille sur le seuil d’un chalet suisse « typique », on pourrait presque l’entendre comme une parole d’humour noir.

Mais cette « facilité », cette banalisation facilitatrice est, tout comme la construction du désespoir, un élément majeur à relater, et le film y réussit.

C’est, pour nous, la suprême violence faite à un être ou à des personnes, mère-fils, avançant dans le noir, les mains tendues, pour tâtonner leur route. Ils y rencontrent d’autres mains, qui sous prétexte de les aider, les tirent vers une agonie expédiée à coup de sirop euthanasique, qui précise-t-on, a un goût d’orange ! Car tout est précis dans cette mise en mort ! Régler vos montres, vos agendas mais le cœur est déréglé et bat la chamade ! Il n’y avait rien à attendre de l’autre, et la démonstration de l’abandon mortifère est faite. Dans le sursaut final de l’agonie, l’héroïne dit enfin à son fils qu’elle « l’aime fort » et il répond « moi aussi ! ». Ils se révèlent et se dépouillent peut-être, dans une sorte désinhibition fugace, quand il est trop tard.

Nous devons dénoncer ce « trop tard », ce scenario contemplatif de la mort à venir dans lequel nous verrons périr toutes sortes de vulnérabilités prises au piège de leurs demandes et de leurs espoirs. Désir de hâter la mort ! Mais quand y a-t-il eu un désir de vie ? Quels parcours, quelles personnalités, quels agencements morbides et mortifères intérieurs et extérieurs ont amené à déjouer la trajectoire de vie ? La complexité des causalités, des « raisons », des circonstances, réactivées dans la maladie, la dépendance, la souffrance ne sont pas prises en compte. C’est pourtant cela qui est au cœur de nos interventions d’accompagnement et de thérapie. Il y a des propositions d’aides refusées, mais étaient-elles appropriées ? On nous laisse entendre et voir que la mort peut donc être donnée intentionnellement. L’ici et maintenant suffisent.

Il n’y a rien de simple, que de la complexité, inévitable. Pas d’apaisement dans cette histoire où la tragédie des personnages n’est rien face à la tragédie de l’abstention, de l’impuissance. C’est comme une erreur d’aiguillage.

La rigidité du « décideur » en position de toute puissance et de ceux qui lui imposent « leur » facilité à mourir (« Avez-vous trouvé facilement ? ») contraste, sans recours ni secours, à l’inconsistance du fils depuis toujours en attente. Tous sont en attente et rien ne vient, les aider à vivre ensemble.

 

Assistance au suicide ou non assistance à personne en danger ?

Pouvons-nous alors reporter nos propositions d’aide et de compréhension du côté de la prévention, du repérage des situations à risque psychosociaux, pour soutenir le nécessaire ? Les patients ont réclamé lors des états généraux de la Ligue contre le cancer, de l’aide psychologique pour affronter leur parcours. En tenir compte, dans une volonté clinique et politique, a permis la mise en œuvre, plan cancer aidant, d’un cadre de prise en charge. Nous voici contraints à appeler à la solidarité, aux valeurs de la République pour ne pas oublier les souffrances singulières.

Précisément notre engagement à aider à vivre ceux qui s’épuisent est ici majeur.

Face à la réification de concepts (la volonté, une décision) prônée par les tenants de l’euthanasie, du suicide assisté, nous revenons au lien psychique et social où s’insère le soin.

Les urgentistes, les réanimateurs, les professionnels du soin psychique (psychiatres, psychologues) luttent chaque jour pour éclairer de repères cliniques, éthiques, et juridiques la poursuite, le maintien d’une vie. Familles et proches incitent à agir en pensant aux limites du soin, à la réglementation de ces limitations. Penser, anticiper, le plus en avant possible les conséquences de nos modes de vie mais aussi de nos actes de soins, reste à développer.

De nombreuses études portant sur le contrecoup psychique de la maladie lourde, chronique, invalidante, du handicap, montrent l’importance du facteur « support social ». Celui-ci est corrélé comme facteur d’observance, de confort psychique, de pronostic vital. Ces constatations doivent nous porter à plus de responsabilités auprès des patients fragilisés et cela concerne les professionnels du soin mais aussi la société dans ses choix réfléchis.

« Faites quelque chose », « que pourrait-on faire ? » sont bien plus souvent prononcés  qu’« arrêtez ! ». Les familles, les proches sont à nos côtés, pas forcément de notre côté. Ceci nous incite à réfléchir à ce qui manque ici, tout au long du scénario du film, qui nous redit le tragique d’une vie et ses scandales : tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire et ici tout ce qui reste à faire quand on a jamais rien fait !

 

Silence on tourne, mais veut-on le silence de la mort ?

Nous appelons donc de nos vœux, l’accès aux soins appropriés, la solidarité, la compétence, la compassion agissante, nous prenons acte de l’impossibilité en soi, pour chercher à en repousser les limites dans la mesure du raisonnable (loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie).

Le monde des vivants nous aide à penser la mort, non comme un but mais comme un terme. « Mettre un terme aux souffrances » n’est pas et ne doit pas être synonyme de « mettre à mort avec un cocktail lytique ».

Hurler la souffrance, comme le font les deux personnages du film, jusque et à travers des propos mortifères, ne suppose pas qu’il faille les faire « taire définitivement ».

Qui peut, en les entendant, hurler « crèves avec ton cancer de mes couilles, fais chier… Je suis ici chez moi… ! » ne reprendre que le cri et non ce qui échappe… fuit, « j’ai décidé d’aller en Suisse quand il n’y aura plus de traitement…! ». Le psychiatre que je suis, entrevoit clairement dès les premiers instants du film, dans la non rencontre mère-fils, tous les méandres délicats qui feraient bien cheminer dans une prise en charge psychothérapeutique. Est-elle déprimée ? À force de solitude, de carence affective, à force d’enfermement dans son obsessionnalité ? Obsessions et angoisses de morts, sont au cœur du travail analytique qui ici n’aura jamais lieu, jusqu’à ce que mort s’en suive !

La transgression est comme gommée, étant évoquée et acceptée de façon feutrée, se faire mourir n’apparait plus comme un suicide mais comme une délivrance. Pour qui ? Et l’interdit de tuer ?

Pourtant la scène de la tentative d’exécution du chien de l’héroïne, qu’elle empoisonne à la mort au rat pour susciter une réaction d’intérêt de son fils, nous apprend beaucoup sur la violence du personnage dans la pulsion de tuer qui renvoie à l’angoisse de sa propre mort. Le fait de « contenir » cette violence meurtrière pour cette femme d’apparence si lisse, le fils qui songe un jour à la rouer de coups pour faire cesser le martyr de leur désamour, les facilitateurs de mort suisses si doux et souriants, tout renvoie dans notre clinique, aux défenses puissamment élaborées contre l’agressivité et pourtant rompues. Les risques de ces effractions, transgression, violence, font l’objet d’un travail délicat et complexe en thérapie qui à n’en pas douter, sauve des vies ! Mais le seul fait de reconnaître la détresse serait ici bien venu ! Et c’est l’apport de ce film pour un spectateur non averti, de faire apparaître cette dimension de souffrance.

Il y aurait de l’ambigüité à en faire une « leçon d’impuissance »  et une responsabilité notoire à en faire une proposition dans la « solution du suicide » ! La mise en œuvre du suicide, même mal caché par la sémantique de l’ »auto-délivrance » est une urgence dans les conduites à tenir des soignants et la réflexion des proches.

Ainsi, on réfléchira à nouveau à la confusion des registres qui nous est proposée comme alternative à la vie.

 

Décider, vouloir, traits suprêmes de liberté, suprême valeur d’un « intellect » préservé (être lucide au moment de la décision) sont déconnectés du sujet, de son histoire. Or décider, vouloir, ne sont ici, comme dans d’autres situations de suicide assisté, pas distingués d’une détresse psychique qui conduit à la mort. Rien n’entrave cette course au vide qui suscite le « respect » du médecin impuissant et démobilisé. L’un voulait donc moins que l’autre ? Et cela conduirait à la mort ?

Des soignants désengagés, un fils absent, autant de figures mortifères dans une vie morte. Tout est cohérent comme le souligne le réalisateur. On peut en effet mourir de ne pas vivre, et quand rien n’indique la vie. C’est une vie sans destination où ceux qui aiment, se conduisent en voisins (personnage de monsieur Lalouettte), posés comme à côté du drame, sans lien ou communication autres que convenus. N’osant jamais ce dont ils paraissent furtivement capables et assoiffés : agir, aimer… fort !

 

 

Qu’est-ce qui fait mourir ?

C’est quand les cœurs sont tout resserrés, là où il faudrait pouvoir ouvrir les bras et ne pas s’enfuir !

Serions-nous comme les personnages du film en passe d’accepter sans frémir, sans rougir, que soit délivrée une « autorisation à disparaître », un outil de mort judicieusement muni d’un silencieux ? Le soin, l’aide, la thérapie, « fonctionnent » parce que compétence fait alliance avec un désir qui repose sur la « vitalité » des protagonistes. La place du tiers soignant, gardant son intégrité, plus que la « maîtrise, ou le pouvoir », offre alors une voie de recours.

Dans ce film où tous sont « touchés » au plus profond d’eux-mêmes, tout défaille et se dissout !

Que portera ce film, dans le flux actuel et ravivé du débat sur l’euthanasie ? Ce n’est pas un film militant nous dit le réalisateur, c’est dire la force du réel, à travers cette fiction.

À nous de montrer devant la réalité de la souffrance, une autre réponse que cette assistance passive, défensive, complice, à nous d’éviter de déclarer « acte libre » des passages à l’acte entraînant des patients, des proches, voire des soignants vers l’irréversible.

Pour nous, soucieux de préserver et de célébrer la vie, misérables, exilés, en souffrance, mourants, il y a l’horreur d’un permis de tuer qui a déjà frappé des pays européens et toque à notre porte. On nous dit libres quand nous sommes enfermés ! Mais l’épuisement, la sidération, le burn out des uns et des autres (patients, soignants, familles) inspirent bien plus de considération sur la fin de vie ! Sens et non sens !

Qu’est-ce qui fait vivre ou mourir, un cancer, une dépression, une société de l’impuissance ? Qui assiste à un suicide sans donner l’alerte ?

Ne peut-on concevoir de prévention ?

 

Quel signal envoie-t-on et enverrait-on aux plus vulnérables dans cette autorisation ritualisée et peut être légalisée de disparaître ?

Il ne suffit pas de pousser la seringue pour mourir et tuer, la mort est inscrite dans l’intention de ne pas soutenir la vie, aventure psychique tragique du sujet et maintenant projet politique, projet de société ?

Qui ose parler de progrès ?

 

1 comment to Peut-on assister au suicide ?

  • courouble

    Très bons commentaires de N Pélicier!
    En tant que soignant (et simple être humain), ce film m’a tout d’abord mis mal à l’aise devant la pauvreté affective qui plombe l’atmosphère . Cette femme superbement jouée par H Vincent et son fils sont dans un désert réfrigérant…
    Puis je suis passée à la revolte devant l’absence de toute humanité , pas de main tendue ,et la « banalisation » du passage à la mort …
    Au secours soignants , psy. ,bénévoles, amis , famille , soins palliatifs etc…!