Choisir sa mort et la mettre en scène

Bernard Devalois

Médecin responsable de l’unité de soins palliatifs, centre hospitalier de Pontoise

 

 

Quelques heures de printemps est d’abord un bon film : une bonne histoire, des acteurs remarquables, une réalisation talentueuse. Pour un médecin de soins palliatifs, engagé depuis longtemps contre l’idée d’une légalisation des pratiques regroupées sous le terme inapproprié d’euthanasie, la crainte pouvait être que ce film ne soit en fait qu’un outil de propagande favorable à une telle évolution législative. Ce n’est pas le cas. On pourrait dire que ce film ne prend pas partie. Il n’est « ni pour, ni contre, bien au contraire » aurait dit Coluche. Il ne se situe pas dans un champ idéologique, mais bien dans un questionnement illustrant les propos de Paul Ricœur sur les questions éthiques : « il ne s’agit pas de choisir entre le noir et le blanc, mais entre le gris et le gris. » Dans le contexte du débat initié par le président de la République, via la mission confiée au Pr Didier Sicard, il soulève très finement un certain nombre d’éléments clés de la discussion. Il contribue ainsi à la nécessaire clarification sémantique. Il pointe avec une grande sensibilité la complexité de chaque situation et ouvre de vertigineuses pistes de réflexion sur ce que sous tend une demande de pouvoir choisir sa mort et la mettre en scène.

 

Un des points clés de l’histoire que nous raconte ce film est donc le départ vers la Suisse d’une femme, Yvette, atteinte d’un cancer avancé. Elle se fait accompagner par son fils, pour y mettre en œuvre son suicide assisté par une association. Même si le téléfilm de la TSR Le choix de Jean (diffusé par France2 en 2005) a visiblement inspiré une partie du scénario (comme l’explique clairement le réalisateur) le parti pris en est bien différent. Le choix de Jean était un reportage militant de télé réalité où l’on suivait les derniers jours (et même les dernières secondes) de la vie d’un patient ayant « fait le choix » de recourir au service de cette même association. J’en avais fait à l’époque une critique (cf. http://blog.palliatif.org/index.php/2005/04/19/41-en-avant-premiere-zenon-a-vu-le-documentaire-le-choix-de-jean-et-vous-livre-ses-impressions ). J’avais pointé le juste éclairage apporté par les propos de sa compagne quelques instants après son dernier souffle : « Maintenant il n’aura plus peur. » La mort comme ultime remède à la peur de mourir c’était bien cela la leçon de ce documentaire impudique (qu’il est toujours possible de revoir sur Internet http://www.dailymotion.com/video/xz9gi_le-choix-de-jean_shortfilms).

 

Là où Le choix de Jean nous cachait la véritable histoire du personnage central (sa femme et ses enfants ont d’ailleurs témoigné contre les étonnantes ombres posées sur sa double vie sentimentale), le film de Stéphane Brizé explore délicatement la complexité de chaque être, sa singularité. Il nous suggère les motivations de cette femme dont les heures de printemps n’ont pas dû être nombreuses. « Pouvez-vous nous dire si vous avez eu une belle vie ? » lui demande le bénévole d’assistance au suicide ? Tête interro négative de Yvette… On comprend bien que non. Elle a juste vécu. Il nous suggère que, enfermée dans une espèce d’alexithymie,  anesthésiant l’expression de ses sentiments, seule la mise en scène de sa mort va lui permettre d’exprimer son amour (Philia, puisque du coté d’Eros et d’Agapé…). Et pourtant… Ah si monsieur Lalouette, le gentil voisin, avait été au bout de son envie, si son étreinte amicale avait été plus chaude, s’il avait réussi à briser la glace, à réchauffer le glaçon … S’il s’était appelé Lhirondelle il aurait peut être pu faire le printemps !

 

Pour moi en tout cas, 2 points sont à retenir de ce film.

Premièrement il permet de comprendre toute la différence entre la légalisation belge des injections létales et la faille juridique suisse dépénalisant l’assistance au suicide, sous réserve de ne pas obéir à un motif égoïste. Dans les 2 cas il y a implication d’un tiers. En Belgique c’est un médecin qui injecte le poison. En Suisse, c’est un (ou une) bénévole qui procure et prépare la potion mortelle, mais c’est le suicidant qui l’absorbe. La différence est évidement cruciale. L’oxymorique formule du « suicide assisté » recouvre donc des situations très différentes. Je me suis posé la question de savoir si la force dramatique et tragique de l’histoire eut été différente, si au lieu de recourir à la situation suisse le scénario avait choisi de situer l’histoire en Oregon. Là-bas la loi autorise sous conditions (et sans aucun doute Yvette aurait répondu aux critères légaux) la délivrance d’une pilule qui, absorbée, entraîne une mort douce et rapide. Le malade qui la reçoit est libre de la prendre ou pas et au moment qu’il choisit sans aucune influence extérieure (d’ailleurs seulement à peine plus de 60 % de ceux qui la reçoivent décident finalement de la prennent et en meurent).

 

Et c’est pour moi le second enseignement important de ce film. En entendant la réponse un peu acrobatique du réalisateur quand je l’ai interrogé sur ce sujet, j’ai réalisé que, non, bien sur, en Oregon cela n’aurait plus été la même histoire du tout ! Cela n’aurait pas fonctionné en termes de ressort dramatique. Il y a plus de différence encore entre le suicide assisté et préparé par un tiers et la possibilité offerte d’un suicide « en solitaire », qu’il n’y en a entre l’injection létale belge et l’assistance active au suicide suisse. Cette différence c’est le coté théâtral, la mise en scène du tragique, qui, dans l’histoire que nous raconte le film, permet  l’éruption volcanique de l’amour d’une mère pour son fils. Sans le pathos entourant le suicide assisté à la mode helvétique, il manque quelque chose à celui ou celle qui veut finalement faire de sa mort un inoubliable spectacle. Et l’on comprend mieux sous ce prisme la mort de Mireille Jospin, donnée en exemple par les militants pro légalisation de l’euthanasie. On peut prend connaissance de la mise en scène qu’elle a imaginé et qui a duré plusieurs mois dans le récit fascinant qu’en fait sa fille Noëlle Chatelet. Celle-ci semble en rester à jamais marquée comme au fer rouge. Pourtant il ne s’agit finalement que du tragique suicide d’une personne âgée, comme des milliers d’autres que l’on est tous d’accord pour combattre. La ministre déléguée auprès du ministre des Affaires sociales et de la Santé,  Michèle Delaunay vient justement de lancer une campagne de prévention contre ce fléau. Mais la magie du verbe et une mise en scène remarquable  ont transformé cet accident de la vie, témoin d’une solidarité intergénérationnelle défaillante, en un symbole de liberté ! On se rappellera aussi le médiatique « suicide » d’Hugo Claus le célèbre écrivain flamand, venu un verre de champagne à la main et accompagné de journalistes, recevoir une injection létale dans un hôpital belge. Au même moment Chantal Sébire avait invité les caméras de Zone Interdite chez elle durant 2 semaines pour qu’elles puissent être témoin de son « combat pour mourir ». On pourrait multiplier les exemples pour revenir à ce qui est finalement révélé par ce film : ce n’est pas la mort administrée qui est l’objectif mais la dramaturgie qui l’entoure, qu’elle soit public ou pas, elle sous entend et nécessite un tiers spectateur (voyeur ?). Loin de la solitude du suicidant « honteux » n’est ce pas cette exhibition de l’intime par la présence d’un tiers qui « donne le courage » de ce geste terrible. Il faut aussi relire le passage de l’insoutenable légèreté de l’Être de Kundera où Teresa, par dépit amoureux, va gravir la colline aux suicidés et nous montrer combien la pression du regard des autres rend difficile de faire marche arrière quand on annonce qu’on veut en finir. La non interdiction d’une assistance au suicide ou son autorisation conduit donc d’une part à une incitation / justification au suicide en général, en confortant le suicidant dans sa fragile détermination (« si d’autres y ont droit, je peux le faire moi aussi »). D’autre part il permet à certains de passer à l’acte, alors qu’ils seraient incapables de pratiquer l’acte mortifère sur eux-mêmes.

 

Oui, l’histoire de Yvette déplacée en Oregon aurait été bien moins efficace pour raconter une belle histoire. Et elle n’aurait sans doute pas pris la pilule létale dans la solitude. Dans le film c’est d’ailleurs au chien qu’elle donne le poison dont elle dispose. Elle aurait pu le prendre pour mettre fin à ces jours,  mais elle ne le prend pas, elle l’utilise à d’autres fins (faire revenir son fils). Ce qu’il lui faut, c’est que ce soit son fils qui la conduise ailleurs et qu’une autre lui prépare la potion finale.

Si cette piste, née en regardant ce film qui fait réfléchir, s’avérait pertinente, ce serait une nouvelle raison, une de plus, de refuser que la France ne s’engage sur la voie terriblement glissante des injections létales ou des aides actives au suicide comme ultime remède aux besoins de théâtralisation plus ou moins pervers et manipulateurs de certains êtres humains.

 

1 comment to Choisir sa mort et la mettre en scène

  • D.Godinot

    Bonjour Docteur Devalois,
    je recherche depuis longtemps l’avis des proches de Jean Aebischer dont vous parlez (« sa femme et ses enfants ont d’ailleurs témoigné contre les étonnantes ombres posées sur sa double vie sentimentale ». Pourriez vous préciser le texte/vidéo ou vous avez pu entendre leurs témoignages. Cordialement