Aux limites du soin

L’ambition de soigner, même lorsque les limites de la médecine technoscientifique sont atteintes, Robert Zittoun

Une norme législative en phase avec des principes qui n’ont presque jamais été démentis dans notre tradition, Patrick Verspieren

La réanimation, les soins palliatifs et la loi, Elie Azoulay

Une loi désireuse de rendre possible des cheminements thérapeutiques respectueux de la dignité humaine, Jean Leonetti

 

L’ambition de soigner, même lorsque les limites de la médecine technoscientifique sont atteintes

Robert Zittoun1

Professeur de médecine, consultant en hématologie, Paris

Mon propos pourrait se résumer ainsi : contrairement aux traitements, il n’y pas de limite au soin. En revanche les soignants sont confrontés à leurs propres limites, particulièrement lorsque la vie s’approche de son terme.
Qu’évoque-t-on en effet  lorsque l’on se réfère aux « limites du soin » ? Le réanimateur présent à cette table ronde évoquera sans nul doute la problématique de la limitation des traitements dans sa discipline. Les praticiens de la réanimation – en particulier par le comité d’éthique des réanimateurs de langue française – ont eu le grand mérite de poser les bases éthiques requises pour appréhender les limites des actes tendant à maintenir un patient en vie, ce dans leur domaine d’exercice de la médecine. Une bonne partie du contenu de leur réflexion s’est trouvé en quelque sorte validée dans la loi Leonetti relative aux droits des malades et à la fin d’avril 2005. Ainsi, la limitation a été conçue comme une décision médicale adoptée après concertation entre plusieurs médecins, le malade et, éventuellement. Cette décision est bien entendu suivie d’un acte qui engage la responsabilité et le devenir. Les limites des traitements sont dictées par le cas du malade, par un état de fait ou encore par la nature serait-on tenté d’affirmer.
Dorénavant, on parle, y compris dans la  loi Leonetti, d’arrêt ou de limitation des  « traitements» et non des « soins ». En effet, une limitation des traitements peut être définie dans le cadre de notre médecine scientifique et technique, mais ne saurait être confondue avec une limite ou un arrêt des soins.  La langue anglaise ne distingue-t-elle pas le cure du care ?

Pour des malades en fin de vie, l’introduction d’une médecine palliative en privilégiant le soin sur le traitement, le care sur le cure, apparaît comme un phénomène aussi subversif que récent. Pourquoi peut-on l’affirmer aussi catégoriquement ? Les soins sont conçus comme censés répondre aux besoins du patient, dans son être multidimensionnel. Il n’est plus question de l’appréhender seulement sur le plan somatique, mais il faut désormais considérer ses dimensions psychique, sociale et même spirituelle. Dans cette perspective nécessairement multidisciplinaire, l’ensemble des intervenants professionnels de santé sont placés sur un pied d’égalité (personnels soignants, kinésithérapeutes, psychologues, assistantes sociales, etc.). Surtout, cette notion de soin met le patient au centre du jeu. Ainsi une médecine qui se veut intégralement soignante peut être opposée à bon droit à une médecine étroitement technique. L’une des perversions de la médecine technoscientifique reléguait en effet le patient à la périphérie. Certes, les méthodes d’investigation progressent selon des logiques qui leur sont propres. La médecine s’est technicisée, il n’est qu’à songer à l’évolution de l’imagerie médicale, des endoscopies ou de la biologie moléculaire. Mais les moyens diagnostiques actuels, aussi sophistiqués soient-ils, ne dispensent pas de savoir parler au malade. Une approche purement scientifique de l’art médical le confinerait au statut d’objet.

Être en rapport à une personne, c’est d’abord éviter de la réifier. Seule une authentique relation intersubjective est à même d’éviter un tel écueil. Ce principe étant posé, les limites de la médecine scientifique se révèlent dans toute leur netteté. Les progrès des méthodes de diagnostic et de traitement restent ambivalents car ils participent d’un projet prométhéen qui ne saurait prétendre rendre compte de la totalité de la médecine. Tout ne peut pas être prévu et réglé. Si les médecins veulent tendre vers la maîtrise la plus grande, il subsiste toujours des imprévus. Chaque praticien a été surpris, un jour ou l’autre et  s’est retrouvé face aux limites de ce qu’il pouvait réaliser dans un cadre balisé. Ainsi, par exemple,  les médecins généralistes sont désormais confrontés à des cas de figure inédits lorsqu’il leur faut appréhender les soins palliatifs à domicile. Ils n’avaient guère l’habitude de devoir prendre en charge des cas d’hémorragie aiguë ou d’asphyxie. Le réflexe du médecin de ville est de recourir aux services hospitaliers d’urgence. Or, s’agissant de personnes en fin de vie, bien des actes réalisés à l’hôpital (scanner et autres) sont inutiles. Le cas échéant, il y a transfert en réanimation lorsque les réanimateurs ne le jugent pas déraisonnable ou inapproprié. Au quotidien, de telles situations inextricables doivent être démêlées et la commission présidée par Jean Leonetti a eu le grand mérite de travailler à ce que soit mis fin à des obstinations indéfendables.

À ce propos, quels sont les garde-fous qui encadrent l’exercice de la médecine scientifique ? Évidemment, il existe un corpus de règlements, codes, référentiels et  autres guides de bonne pratique. La loi constitue la norme la plus importante pour dessiner le cadre dans lequel s’inscrit la relation soignant/soigné. Naturellement, des interdits sont posés. Ils sont de nature diverse et le rabbin Alexis Blum a rappelé une série d’interdits religieux. Pour ma part, je serai tenté de dire, par provocation, qu’il est « interdit d’interdire », dans la mesure où c’est le développement de la relation soignant/soigné dans sa positivité qui constitue le point capital. L’éthique qui doit prévaloir est une éthique de la relation, inventant la bonne voie en intégrant et transcendant les interdits. C’est la relation qui empêche que la médecine scientifique fonctionne mécaniquement sans aucune autre limite que les normes et les interdits.

Une question vient immanquablement  se poser : que faire, quand il n’y a plus rien à faire ? Les lois de 2002 et 2005 commandent d’informer le malade. Toutefois, ce sont des personnes en grande détresse qu’il faut alors informer, des malades  bien souvent aux prises avec le désespoir et la solitude. Norbert Elias a écrit un livre sur la solitude du mourant2.C’est contre cet état de choses révoltant, mais partie inhérente à notre réalité quotidienne, que le mouvement des soins palliatifs s’est constitué. Soigner n’est plus alors une affaire de technique. Si, techniquement, la médecine est limitée, le projet d’accompagnement ne saurait l’être. Nous estimons que le fait d’accompagner des personnes jusqu’au bout est une manière d’assumer totalement la médecine soignante, jusqu’au constat final de la mort. Ce projet implique de répondre à la souffrance des personnes, dans leur état et leur condition concrète. Les soins exigent alors de faire preuve d’empathie et de compassion, bien entendu sans identification avec la personne souffrante,  car la relation soigné/soignant a vocation à rester asymétrique.
Le livre écrit par Michel Geoffroy La patience et l’inquiétude, constitue une référence intéressante pour le présent propos3. L’auteur se réfère à la pensée de Paul Ricœur : Dans toute relation humaine, à un moment donné, l’un agit et l’autre reçoit. On distingue ainsi  un agent et un patient. La relation humaine peut être conçue à l’image de la relation liant le médecin au malade. Toute relation asymétrique est potentiellement génératrice de frustration et de violence. Si le patient ne peut devenir agent, alors des déséquilibres graves peuvent se produire. La contribution de Michel Geoffroy souligne justement que pour limiter ce risque l’agent/soignant doit devenir patient. Ce retournement de choses atteste de l’authenticité d’une relation. C’est à cette condition que le patient devient réellement central. Michel Geoffroy a envisagé, comme médecin et soignant,  de « perdre la maîtrise du temps pour justement ne pas le perdre », car la patience est la vertu cardinale du soignant. Elle le transforme, lui, le puissant, en serviteur du faible. La condition de malade ne force pas pour autant à la passivité. Être à l’écoute, c’est être dans l’attente du temps de l’autre. La véritable rencontre de deux personnes s’opère dans une coprésence dont Martin Buber a très bien su parler. Un tu fonde la temporalité du soignant, lui permettant d’être là en tant qu’homme éthique.
Bien évidemment, on ne saurait faire abstraction des limites du soignant. Chacun sait qu’elles sont fortement sollicitées, dans toutes les catégories professionnelles (médecins, infirmières, psychologues, etc.). Dans une perspective de soin élargie mettant en valeur l’accompagnement, les bénévoles occupent aussi une place qui est loin d’être négligeable. Par exemple, les prêtres sont d’une grande aide aux malades croyants. Plus fondamentalement, la fonction des proches, les « aidants naturels » est primordiale. Ce sont eux qui sont en première ligne. Ils sont les donneurs de soins primaires, les primary care givers pour reprendre la terminologie anglo-saxonne. Il va de soi que c’est, là encore, d’êtres humains pourvus de limites qu’il est question.

Les médecins rencontrent nécessairement des limites dans l’exercice de leur compétence. Ils ne sont ni omniscients, ni omnipotents et lorsque des dilemmes majeurs surviennent il leur faut requérir l’avis de confrères ou même de personnes se distinguant par leur sagesse. Prenons le cas d’une leucémie, dans laquelle la seule chance de survie réside dans une greffe de moelle osseuse qui a peu de chances de succès et qui présente des risques considérables. Faut-il parier sur l’improbable ou opter pour une stratégie purement palliative ? Dans d’autres circonstances, face à la progression inexorable d’un cancer, que faire lorsqu’il n’existe plus de traitement à proposer si ce n’est une expérimentation (un essai de phase 1) ? Là encore, doit-on proposer un mode de prise en charge purement palliatif ? Les essais cliniques sont encadrés par la loi, qui est d’une aide précieuse pour déterminer les conduites. Au demeurant, le choix des stratégies thérapeutiques – laissant entrevoir un espoir plus ou moins grand – demeure de la compétence médicale. La loi du 4 mars 2002 dispose que le malade devra être en mesure de choisir en toute connaissance de cause. Le modèle de la décision partagée devient incontournable.

On ne saurait taire cependant les limites des soignants, dans leur engagement quotidien. L’angoisse des malades se communique non seulement à leurs proches, mais aux soignants. Le syndrome d’épuisement professionnel est bien connu. Les dépressions n’ont rien d’exceptionnel. Quelles sont les causes de ce qu’il est d’usage de désigner comme le burn out ? Mentionnons la trop faible distance entre le soignant et la personne souffrante, confinant dans le pire des cas à l’identification avec cette dernière. Le manque de concertation à l’intérieur d’une équipe peut être lourd de conséquences. Les groupes de parole sont essentiels lorsqu’il faut soulager la souffrance des soignants. Évidemment, le manque de personnel et de temps à consacrer aux malades n’arrange rien car il n’est pas de médecine soignante sans temps en quantité suffisante. Qu’ont demandé les malades à l’occasion d’un congrès organisé sur la médecine palliative ? Leur témoignage fut aussi simple qu’éloquent. Ils souhaitent que quelqu’un vienne s’asseoir auprès d’eux et leur consacre du temps. Dans le livre de Bertrand Vergely consacré à la souffrance4, l’infirmière est désignée comme la « donneuse de temps ». Par fonction les médecins sont condamnés à en manquer.
Enfin, les limites du soin découlent de facteurs sociaux, économiques et culturels. Les fragilités, les vulnérabilités recouvrent de multiples avatars. La situation des migrants face à notre univers médical est emblématique : ils n’ont aucun accès à notre culture médicale largement en raison de la barrière linguistique. Par ailleurs, comme chacun le sait, les hôpitaux sont confrontés au quotidien à la détresse sociale, à chaque fois qu’ils accueillent des personnes se trouvant vivre à la rue. La maladie grave se surajoute parfois à l’abandon le plus complet sur le plan social. Malgré tout, le soignant consciencieux pourra établir la communication par-delà les barrières socioculturelles, ne serait-ce que par un geste ou un sourire.

Ne dressons pourtant pas un tableau par trop pessimiste, car une authentique complicité peut s’établir entre soignant et soigné, en dépit de fossés que l’on perçoit de plus en plus larges. L’état des lieux des soins palliatifs fait apparaître une indubitable reconnaissance sur le plan institutionnel. Malgré tout, cette reconnaissance est essentiellement formelle car au sein des hôpitaux (et même des établissements publics), la culture des soins palliatifs fait encore défaut. En d’autres mots, les soins palliatifs ne sont pas acculturés au sein des institutions dispensatrices de soins. Un article du Monde en date du 26 mars 2008 fait référence au rapport de Marie de Hennezel, rendu à la fin de l’année 2007. S’agissant des soins palliatifs, l’expression de « carence généralisée » a été employée avec justesse. Il  y a lieu de  s’interroger, je pense, sur les perspectives d’amélioration ouvertes dans un proche avenir. Ce n’est pas tant un problème de pénurie de moyens que de formation, je dirais même de conversion, à la culture de soins palliatifs. Trop peu d’efforts de formation ont été consentis. Originellement, les études de médecine ont des lacunes. Elles laissent une part marginale aux sciences humaines. La psychologie y est abordée, mais dans le cadre du modèle biomédical prégnant. Les étudiants attendent des référentiels, des réponses précises ou des protocoles. Or, ce qui est en jeu en dernière instance dans les soins palliatifs est le socle existentiel de la relation soignant/soigné. La psychanalyse a parlé, à propos de cette relation,  de transfert et de contre-transfert.

Finalement, notre questionnement est d’ordre philosophique. Hans Jonas a parlé d’un « droit de mourir ». Il énonce que les personnes ont le droit de mourir, ce qui peut s’entendre comme un droit contemplatif à appréhender la perspective de sa mort. Ce droit implique que la personne puisse avoir prise sur les conditions de la fin de sa vie (le lieu, l’entourage etc.). Certes, ce sont là des considérations théoriques peut-être un peu trop inspirées par l’illusion de « la bonne mort ». Concrètement, les soignants se trouvent face à des malades en perte progressive de leurs facultés physiques et intellectuelles. Il leur faut avoir conscience de leur propre finitude et vulnérabilité. La relation soignant/soigné implique une prise de conscience phénoménologique de ce qui se passe ici et maintenant, alors que la vie du malade touche à sa fin et qu’il se débat pour donner un sens à ce qui peut encore advenir en dépit de l’adversité. Le patient est nécessairement dans l’inquiétude. Cependant, je pense que l’idéal consiste à tendre vers une certaine quiétude. C’est pourquoi l’on peut aussi prôner une pédagogie de la quiétude envers le malade et ses proches.
Au total le soin, qui ne saurait être limité, est conditionné par les limites, la finitude des soignants. A l’approche de la fin de la vie, la démarche d’accompagnement peut être ainsi définie comme la rencontre de deux finitudes, celle du soigné et celle du soignant. Celui-ci dès lors ambitionne de transcender ces limites par la générosité et la patience.

[1] Auteur de La mort de l’autre, Paris, Dunod, 2007.

[2] Norbert Elias, La solitude des mourants, Paris Christian Bourgeois, 1998.

[3] Michel Geoffroy, La patience et l’inquiétude, Editions Romillat, 2004.

[4] Bertrand Vergely, La souffrance, Paris, Gallimard, 1997.

 

Une norme législative en phase avec des principes qui n’ont presque jamais été démentis dans notre tradition

Patrick Verspieren
Responsable du département d’éthique biomédicale, Centre Sèvres, Paris

Réfléchir à la condition des malades en fin de vie, afin d’élaborer une nouvelle norme juridique, n’est concevable qu’en prenant du temps. C’est d’autant plus nécessaire que nous sommes en présence d’un enjeu de société des plus sérieux. La commission réunie par Jean Leonetti a su longuement auditionner, échanger et réfléchir. La proposition de loi finalement adoptée doit beaucoup à la retenue du parlementaire qui a présidé la commission de travail. J’ai été amené à exprimer publiquement quelques réserves, non pas tant sur le texte de loi adopté que sur les interprétations qui pouvaient en être faites. Il me plaît de reconnaître que cette loi s’inscrit dans la tradition française et européenne d’éthique médicale dont on ne peut que reconnaître la profonde humanité.

S’il était fait droit à des requêtes tendant à en modifier le contenu, la législation sur les droits des malades et la fin de vie pourrait s’écarter de cette tradition qui, jusqu’à présent, n’a jamais été remise en cause. Or, s’est exercée à plusieurs reprises une pression médiatique considérable. Ce à quoi nous avons assisté nous invite à nous interroger sur la déontologie des médias. En effet, des cas singuliers nous ont été systématiquement présentés sous une seule perspective et sans convoquer une pluralité de points de vue. Or, c’est d’une vision plurielle d’une situation qu’il faut impérativement disposer pour pouvoir en juger avec justesse. Chaque histoire est spécifique et irréductible à toute autre, et mérite d’être examinée sous plusieurs éclairages. C’est à l’aune de mon expérience d’analyses de cas en institutions sanitaires que je peux m’exprimer ainsi. Analyses faites dans un but de réflexion et de formation, toujours a posteriori, après le départ du malade, de façon à ne pas influencer la décision des personnes en situation de responsabilité. Analyses menées en présence de tous les soignants concernés. Il apparaît alors clairement que chaque point de vue est important pour comprendre ce qui s’est passé, celui de l’aide-soignante autant que celui de l’infirmière, du psychologue ou du médecin.

Il en a été tout autrement dans l’affaire Humbert. Aucun de ceux qui connaissaient ce jeune homme pour l’avoir soigné pendant plus de 18 mois en service de réadaptation fonctionnelle n’a eu droit à la parole dans les émissions télévisées. N’ont été invités sur les plateaux de télévision que sa mère et un réanimateur qui, sans doute, n’a jamais eu l’occasion de communiquer avec le jeune homme. L’information était donc tronquée, et, de plus, jouait abusivement sur l’émotion. Or, livrer en pareille matière une information tronquée pose un grave problème politique. C’est la nature même du débat démocratique qui est alors en cause.
La loi reconnaît désormais le devoir pour le médecin d’éviter toute obstination déraisonnable, de même que le droit du malade de refuser un traitement ou le droit du médecin d’arrêter un traitement qui n’est plus adapté à la situation du malade. Cette triple reconnaissance n’est pas neuve, elle fait partie de la tradition européenne, même si elle a été oubliée pendant une brève parenthèse, une trentaine d’années, de 1945 à 1975 environ, période où la médecine a plutôt recherché à maintenir la vie coûte que coûte, sans s’interroger sur le fardeau ainsi imposé à bien des malades.

La question de la limitation des moyens thérapeutiques a été posée au moins depuis le début du 16ème siècle. L’humanité n’a pas attendu les révolutions techniques de la fin du 20ème siècle pour s’interroger sur l’opportunité, pour un malade donné, des différents moyens de préserver sa vie. La question a été posée clairement en ces termes: est-il suicidaire de refuser une action présentée comme pouvant prolonger sa propre existence ? Selon un moraliste bien connu de cette époque, Francisco de Vitoria, et ses successeurs, l’homme n’est pas tenu de recourir à tous les moyens de maintenir la vie qui peuvent lui être recommandés par son médecin. Deux ordres de considération entrent en jeu. D’une part, certains moyens sont en eux-mêmes orientés vers la conservation de la vie. Refuser d’y recourir, c’est refuser la vie elle-même. Ainsi, l’homme est-il appelé à se nourrir. D’autre part, les autres moyens n’ont pas le même rapport d’immédiate nécessité avec la vie. Or, ils peuvent, pour une personne donnée, être très difficiles d’accès, ou excessivement coûteux, ou extrêmement douloureux (pensons à la chirurgie de l’époque). Plus un moyen est ainsi, en tous les sens du terme, onéreux et son efficacité douteuse, moins l’homme est tenu d’y recourir. Inversement, plus un moyen est bénéfique et peu onéreux, plus l’homme est tenu d’y avoir recours. C’est devenu, du 16ème au 20ème siècle, la doctrine officielle de l’Église catholique.
Cette pensée était, au départ, nuancée, et nourrie de nombreux exemples. Malheureusement elle a été rapidement simplifiée en distinction entre moyens « ordinaires » et « extraordinaires » de maintenir la vie, et la richesse initiale de la réflexion a été progressivement perdue. Si bien qu’au terme de la parenthèse que j’évoquais tout à l’heure, vers 1970, ce langage est apparu comme n’ayant plus de pertinence. C’est, semble-t-il, en Amérique du Nord que l’on s’est d’abord attelé à la recherche d’un nouveau langage. On s’est mis aux Etats-Unis à comparer les « charges » et les bénéfices d’un traitement, les québécois ont parlé de « fardeau », et cela a amené à donner une spéciale importance au critère de « disproportion ». Le langage était neuf, mais en continuité avec la réflexion du 16ème siècle.

Dès 1980, l’Église catholique a reconnu le caractère approprié du langage et du critère de « disproportion », sans renoncer au terme de moyen « extraordinaire » ou « trop lourd pour la personne et sa famille ». L’épiscopat français a proposé les trois critères d’inutilité, de disproportion et de « charge que le malade jugerait extrême pour lui-même ou pour autrui ».
La loi française de 2005 s’inscrit bien dans la ligne de cette réflexion menée depuis 1970, et, plus lointainement, depuis le 16ème siècle. Mais le troisième critère qu’elle propose n’est pas clair. Il aurait été souhaitable qu’une réflexion plus approfondie soit menée sur les fonctions de la médecine. Celle-ci a-t-elle toujours à essayer de sauver la vie, en usant de l’intégralité des moyens à sa disposition, indépendamment des conditions dans lesquelles serait vécue cette vie ? À mon sens, un critère présente un grand intérêt dans la réflexion : celui de « l’extrême »[1]. Nous sommes tous persuadés que la médecine n’a plus à lutter contre un processus de mort à l’œuvre chez le malade si la vie ne peut être maintenue que dans des conditions extrêmes, marquées par exemple par l’incapacité de s’exprimer ou de communiquer d’une quelconque manière avec autrui. J’exprime ici une position personnelle, qui, je pense, ne fait qu’expliciter les positions les plus officielles de l’Eglise catholique.

[1] Patrick Verspieren, « Situations extrêmes et décisions médicales », in Emmanuel Hirsch (dir.), Éthique, médecine et société, Paris, Vuibert, 2007, p. 699-706.

 

La réanimation, les soins palliatifs et la loi

Elie Azoulay
Professeur de réanimation médicale, CHU Saint-Louis, AP-HP

Mon quotidien est celui d’un praticien réanimateur, dont le métier consiste à pallier la fonction déficiente d’organes. Schématiquement, si des patients ne peuvent bénéficier des compétences d’un service de réanimation, ils sont condamnés (du fait de la déficience du cœur, des reins, de la respiration…). Si la réanimation a vu le jour il y a 50 ans au moment de l’épidémie de poliomyélite, aujourd’hui l’entrée en réanimation peut être consécutive à une infection, un choc, un coma, une pneumonie, une chirurgie complexe, à un accident de la route, etc.
C’est la destinée d’un service de réanimation que de faire face à la mort. Tandis que bon nombre d’unités hospitalières n’appréhendent presque pas la mort, une infirmière de réanimation encadre un décès par semaine. Un médecin en encadre en moyenne deux dans le même laps de temps. La mort est donc affrontée au quotidien. Parfois, on est conduit à se rendre compte que quand bien même des personnes ne meurent pas, leur chance de survie sont réduites à néant, sans parler du handicap chez ceux qui survivent. De fait, il existe un type de malade qui n’a aucune chance de voir son état évoluer favorablement et certaines atteintes étant frappées du sceau de l’irréversibilité, il se pose alors le problème de l’intérêt et de l’opportunité de procédés de réanimation invasifs. En effet, poursuivre des traitements agressifs et potentiellement douloureux, tout en sachant qu’ils n’allongeront pas la vie et n’amélioreront pas la qualité de vie, constitue un acharnement thérapeutique qui n’a pour objet que de confisquer la dignité des malades.

Lorsque l’horizon des soins curatifs est inaccessible, on bascule dans une logique de soins palliatifs. Les réanimateurs savent se servir des machines qui prennent le relais de fonctions vitales déficientes. Malgré leur culture médicale prononcée, leur environnement est très technique. Peu de professions médicales sont aux prises avec des décisions dont l’issue est la continuation de la vie – même strictement mécanique – ou au contraire son arrêt. C’est pourquoi les réanimateurs ont voulu être impliqués dans la détermination de choix cruciaux, par exemple celui d’initier un traitement actif ou, symétriquement, de ne pas l’initier.
Entendons nous bien, en aucune façon nous n’arrêtons de soigner. Notre projet de soin doit néanmoins tenir compte de la dignité de la personne malade, de leurs préférences et valeurs. Ce qu’il faut interrompre, ce ne sont pas les soins mais des actes hautement invasifs, agressifs et dénués de sens. Sur le plan technique, nous sommes en mesure de faire survivre statistiquement 4 personnes sur 5. Cela signifie qu’une personne sur 5 qui entre dans un service de réanimation y décède. Comment appréhendons-nous les cas de figure ne laissant entrevoir que très peu d’espoir de réversibilité de la condition d’une personne ? Parfois, un doute subsiste malgré tout, auquel cas il bénéficie systématiquement au malade lorsqu’il faut arbitrer entre deux stratégies. A l’inverse, lorsque la défaillance de tous les organes à la fois revêt un caractère définitif, il convient de prendre acte du fait que toute démarche autre que palliative n’a aucun sens.

Les décisions médicales auxquelles je songe ne se prennent que de manière collégiale et consensuelle. En aucun cas un individu isolé ne saurait décider de l’initiation d’une stratégie purement palliative. Ce qui compte alors, c’est d’abord de préparer la famille du patient l’entrée dans une phase de deuil. Il n’est plus question de maintenir un espoir irréel, alors que la vie du patient est prolongée mécaniquement artificiellement, mais d’apporter un encadrement du deuil dans le respect de la dignité de la personne souffrante et de son entourage. En réanimation, de l’ordre de la moitié des décès interviennent après qu’une décision de ne pas recourir à la totalité des moyens disponibles ait été prise, selon une procédure délibérative. Concrètement, les personnes du service se réunissent pour échanger et considérer l’irréversibilité d’une situation, de même que les voies restantes. Le respect du malade passe par l’évaluation de la qualité de vie qui reste accessible. Répétons que ce ne sont jamais les soins qui sont interrompus, mais uniquement des traitements invasifs. Aucun soignant digne de ce nom n’arrêtera de soigner une personne malade. En réanimation, celle-ci sera le plus souvent hydratée et nourrie. Par contre, des gestes dépourvus de sens palliatif et n’ayant aucun autre effet – si ce n’est celui de prolonger un espoir totalement irréel – seront effectivement stoppés. C’est l’inhibition du travail de deuil de l’entourage qui constitue l’effet le plus pervers de la prolongation d’une stratégie dénuée de sens (acharnement déraisonnable).

On doit bien reconnaître que le travail des soignants n’est pas simple. Il n’est pas surprenant qu’on les désigne comme « brûlés » (burn out). Nul ne sort indemne d’une confrontation quotidienne à la mort. Il arrive que l’on se surprenne à souhaiter qu’elle survienne chez un malade dont les souffrances se signalent comme intolérables. Dans l’environnement très technicisé qui est le nôtre, chaque cas est irréductible à un autre. Il me faut remercier Jean Leonetti d’être à l’origine de la seule loi au monde qui rende possible la démarche de soins palliatifs en réanimation, lorsque seul l’échec est envisageable. L’option retenue n’est pas assimilable à celle du suicide assisté. La loi Leonetti a donné la capacité aux réanimateurs d’expliciter ce qu’ils font. Ainsi agissent-ils à la lumière. Ils peuvent expliquer aux familles des malades que la finalité des soins palliatifs n’est pas comparable à une démission ou un abandon, mais qu’elle est orientée vers la préservation de la qualité de vie qui subsiste à la fin, sur un lit d’hôpital. C’est une décision collégiale qui amène à une démarche conduisant à laisser le patient mourir. Les soins palliatifs demeurent toutefois orientés vers un mieux, même si celui-ci a trait à la dignité et à la qualité de vie, plutôt qu’à l’espoir d’accroître la durée de cette vie, fût-ce en dépit du bon sens.

En réanimation, nos malades dorment. Ce ne sont pas des personnes conscientes avec lesquelles on pourrait débattre de leurs préférences. En principe, il n’est pas possible d’interagir avec elles. Le seul témoignage de leur volonté dont on peut disposer réside dans la désignation d’un interlocuteur, avant la perte de conscience et l’entrée dans un état légitimant le recours aux moyens de la réanimation. De fait, nous avons donc affaire aux familles sauf dans un cas sur dix où il est tout simplement impossible de localiser un proche ou un membre de l’entourage, quel qu’il soit. Une personne sans domicile fixe n’aura donc même pas de porte-parole. Parfois, il faut avoir une vision particulièrement élargie de l’entourage en considérant que si quelqu’un est concerné par l’état du patient, alors il fait partie en un sens « de la famille ».

Que nous dit la littérature médicale de celles et ceux qui ont perdu un proche en service de réanimation ? Des enquêtes faites auprès de telles personnes, trois mois à un an après le décès, ont été publiées. Il apparaît que le temps passé auprès d’elles n’est jamais suffisant. Il s’agit là d’un temps ressenti et non d’un temps chronométrable. En outre, le poids du remords et de la culpabilité n’est pas à négliger. Le sentiment d’avoir contribué à une décision de limitation thérapeutique ne saurait être considéré à la légère. C’est pourquoi il importe tant d’entrer dans une logique de soins palliatifs par une procédure collégiale. Il peut être insupportable à certains d’avoir peut-être accéléré le décès d’autrui, ou pire d’en être même responsable. Par conséquent, nos stratégies de prise de décision doivent être à même de déculpabiliser les familles.
Alors que nous ne connaissons en principe rien de ceux qui entrent dans un service de réanimation, il nous faut tout de même tenter de percer le mystère de leurs préférences. Qui était le patient ? Que voulait-il ? Éventuellement, quelle perception avait-il de l’affection chronique dont il était porteur ?
La communication la plus importante – puisque cette dernière est impossible avec le principal intéressé – réside sans aucun doute dans l’information des familles, en particulier à propos des chances de survie effectivement restantes. La limitation thérapeutique manifeste un état particulièrement grave et ouvre la possibilité de la mort que la réanimation a pourtant originellement vocation à conjurer.

Sur le plan des moyens, les capacités en soins palliatifs sont saturées. Nos services ne sauraient être les seuls dépositaires de cette culture de soins. Ils se sont pourtant considérablement ouverts, les visites étant permises durant une période allant de 6 à 8 heures par jour. Certains services sont même ouverts 24 heures sur 24. Cette ouverture est aussi une ouverture sur la réalité. À l’évidence, les visiteurs constateront que le quotidien d’un hôpital n’a rien à voir avec celui dépeint dans la série télévisée « Urgences ». La vérité de notre quotidien est liée au risque de mort, à l’espoir ténu. Les familles perçoivent l’espoir bien souvent sous la forme d’une lueur éclairant un tableau bien sombre. Une partie de l’honneur des services de réanimation réside dans leur culture de l’information de l’entourage des patients. À ce titre, la loi Leonetti nous permet la transparence. Nous ne cachons rien. Nous n’édulcorons rien par simple volonté de dissimuler. Lorsque dans une situation donnée la mort constitue l’issue la plus probable, ou même la plus souhaitable, encore faut-il pouvoir le dire explicitement. La loi Leonetti est pragmatique car elle confère un cadre à nos pratiques d’accompagnement, notamment lorsqu’il convient de mettre en exergue la dimension qualitative du soin et non plus les seules performances médicales. Il est compréhensible que l’on critique la manière dont ce texte de loi a pu être écrit ou interprété. Il est encore compréhensible de chercher à le rendre meilleur. Au demeurant, la défense du suicide assisté (lorsqu’un patient désire délibérément mettre fin à ses jours) ne fait pas partie de mes combats car cela n’a rien à voir avec mon quotidien. Ma pratique de la réanimation ne me met pas en contact avec des personnes qui déclareraient : « je veux mourir ». Le geste confinant à provoquer la mort n’est pas un geste médical et il ne relève pas même du soin. Au cours de ma carrière de réanimateur, je n’ai jamais eu à recourir à une substance destinée à tuer le malade par injection intraveineuse. Du point de vue du soignant, c’est là une chose parfaitement choquante, qui ne fait en aucune façon partie de son environnement professionnel. Lorsque l’entourage d’un malade est désireux d’abréger activement ses souffrances, nous tâchons de faire preuve de pédagogie, en soulignant que ce n’est pas là notre mission. Le relais avec les équipes de soin palliatif est là crucial.

 

Une loi désireuse de rendre possible des cheminements thérapeutiques respectueux de la dignité humaine

Jean Leonetti
Député des Alpes-Maritimes, président de la Mission d’évaluation de l’application de la loi du 22 avril 2005 sur la fin de vie, Assemblée Nationale

Je ne puis que me réjouir de la présence de personnes qui ont contribué à l’écriture d’un texte de loi auquel est accolé mon patronyme, lorsqu’il faut la louer ou au contraire la dénigrer. Je ne suis qu’un député de bonne volonté qui s’est efforcé de parvenir à une synthèse de ce que recèle l’histoire de notre civilisation, dans le but d’éclairer nos comportements quand nous sommes confrontés à certains états de fait. Il subsistait parfois une distorsion entre les actes des praticiens, pensés sur un plan éthique, et ce qu’affirmait la loi dans la rigidité de la norme que d’aucuns qualifiaient volontiers d’injuste. Nous avons donc essayé de rétablir un lien, en particulier entre le Code pénal et le Code de la santé publique, mais aussi en s’inspirant du contenu du Code de déontologie médicale. Il fallait que les médecins et les juges puissent se retrouver dans une terminologie commune. Reconnaissons que la loi était déjà écrite dans les pratiques, en particulier celle des réanimateurs. Ceux qui se battent le plus pour la survie sont les premiers à comprendre la vanité d’actes dits « thérapeutiques » qui ne prolongent la vie que le plus artificiellement du monde. Sur le plan des valeurs, le Législateur a rappelé qu’il n’existait pas de référent supérieur à la vie humaine. C’est là la valeur première qu’il convient de considérer.
Rien n’est plus fragile et ne doit être plus préservé que la vie. Sur le plan technique, la médecine ne saurait être porteuse d’une illusion prométhéenne de toute-puissance en faisant croire que la « ressuscitation » est possible en toutes circonstances. La vie est finie. Vient un moment où les choses s’arrêtent. L’homme est le seul animal sachant qu’il va mourir… Lorsqu’il se projette dans le temps, il peut être envahi par l’angoisse et par la crainte. Le spectre de la mort fait peur, mais la médecine rassure. Il ne faut toutefois pas avoir une confiance aveugle et naïve dans ses capacités, en pensant qu’une fois arrivé à l’hôpital on ne peut plus mourir. Une autre peur doit être impérativement évoquée : c’est celle de mourir mal, « comme un légume » diront certains. C’est la peur de l’acharnement qui a pour conséquence la prolongation d’une vie exclusivement biologique, alors que l’humain s’est retiré. C’est encore la peur de la déchéance, caractéristique d’une société valorisant la force, la rentabilité et l’efficacité à grand renfort d’images publicitaires. Ce qui est moins utile est moins rentable et, peut-être, moins vivant. Il est fait référence à des vies qui valent la peine d’être vécues par opposition à d’autres qui n’en vaudraient pas la peine. Faut-il envisager la liberté de supprimer sa propre existence ? A-t-on le droit de demander à un médecin ou à la société d’assumer le fait que sa vie ne doit plus être prolongée ? Surtout, comment imaginer qu’un choix aussi individuel soit assumé par la loi de la République, qui manifeste avant tout la volonté collective ?

Reconnaissons que la mort n’est pas simple lorsqu’elle doit être appréhendée comme la fin de la vie, car il y a alors foisonnement d’ambigüités et de contradictions. Le désir de mort et le désir de vie s’affrontent, quand bien même la fin s’affirme comme aussi proche qu’inéluctable. Face à la souffrance du malade, un proche pourra être désireux qu’il y soit mis un terme, au nom de l’amour de l’autre. Puisqu’une existence doit arriver à son terme, pourquoi ne pas choisir d’en finir maintenant ? Le malade, lorsqu’il est conscient, se trouve donc pris entre de multiples contradictions. Le cas de Chantal Sébire l’a illustré. On la voyait tantôt serrer la main de ses enfants, semblant y puiser un bonheur substantiel, tantôt enfermée dans l’abattement et dans le désir d’une mort qu’elle voulait alors qu’on lui donne.

Sur le plan éthique, deux valeurs fondamentales entrent alors en lutte : l’écoute de l’expression de l’autonomie individuelle et le respect de la vie humaine. Si ces deux notions ne sont pas intangibles, elles n’en forment pas moins les piliers de la considération éthique de la personne humaine dans la médecine. La liberté individuelle est respectée pour qu’elle ne soit pas aliénée par la volonté et par le regard d’autrui. Il y a un risque effectivement d’être rendu étranger à soi-même lorsque l’on ne peut plus décider de ses actes librement.
On n’a jamais honte de sa condition tout seul. On a honte parce qu’on trouve dans le regard d’autrui toutes les raisons d’avoir honte. Or, nous savons que la dignité de la personne subsiste en toutes circonstances. Comme l’a dit un médecin réanimateur : « le dignitomètre n’existe pas ». La dignité est la marque de l’existence humaine. C’est au nom de cette dignité pleine et entière que l’on ne saurait faire commerce de ses organes. Un rein appartient à un individu donné, en revanche sa dignité ne lui appartient pas. Elle est inaltérable. Nul n’a la liberté de vendre une partie de son corps car il altérerait alors sa part d’humanité.

Nous devons accepter collectivement la complexité des conflits qui se produisent en fin de vie, entre le désir de continuer et le désir d’en finir. Acceptons, collectivement, de douter. Tuer les certitudes individuelles, c’est accepter de progresser ensemble dans la considération de la vie à ses limites. La loi elle-même est fragile en pareille matière. Elle doit être perçue non pas comme une norme rigide mais comme un cheminement. Notre démarche a consisté à dire : voilà le cheminement que nous avons emprunté pour réduire autant que faire se peut le risque de se tromper. Du point de vue du réanimateur, la mort n’est pas une issue favorable. Seule l’amélioration de la condition de la personne constitue une finalité acceptable. Cependant, l’acceptation de la mort peut apparaître dans certaines circonstances comme la moins mauvaise solution. C’est pour cette raison que nous avons intitulé notre rapport : « accepter la mort, respecter la vie ». Accepter la mort n’est pas se résigner. Naturellement, il y a une forme de violence, de dépit et de révolte dans cette acceptation. Toutefois, un moment vient où il n’y a plus rien à faire. Dans toute civilisation humaine, des rites accordent une forme d’attention à la personne morte. C’est à partir du moment où l’être humain a commencé à enterrer ses morts et à leur consacrer des rites d’adieu qu’il est authentiquement devenu homme.

La loi ne prescrit pas une ligne de conduite qui serait aveuglément déclinable. Elle a consacré deux principes : celui de non-abandon et celui de non-souffrance, car si la médecine doit sauver, elle doit aussi consoler. Dans nos représentations archaïques, le médecin a pour rôle de sauver et l’infirmière celui de consoler. Cette dichotomie est classique et il importe de tendre vers une culture médicale réunifiée, globale, qui considère la personne dans la totalité de ses dimensions. Il arrive qu’il ne soit plus envisageable de la sauver. Ce n’est pas pour autant qu’elle doit être abandonnée. Lorsqu’il n’existe plus de stratégie relevant du cure, il reste tout de même le care. Il ne s’agit alors plus tant de traiter que de prendre soin et de savoir faire preuve d’empathie à l’égard de la personne affaiblie. Sa grande faiblesse pourrait laisser croire aux médecins qu’il leur faut piloter sa vie comme sa mort. Or, il leur appartient de ne décider ni de la vie, ni de la mort à proprement parler, mais de gérer la vie qui reste avant la mort. Se mettre au service du patient, c’est alors faire primer la qualité de la vie sur l’accroissement de la durée de cette dernière.

Je me souviens de la parole d’un professeur de médecine disant : « méfie toi des médicaments qui ne font pas de mal, car cela signifie qu’ils font guère de bien. » À l’effet positif d’un traitement sont associés quantité d’effets secondaires. Dans le champ de la médecine palliative, un effet secondaire peut résider dans le fait que la mort du patient est hâtée. La loi a rappelé que la qualité de vie prime sur sa durée lorsqu’il est manifeste qu’une personne est arrivée au bout de son existence. À la fin de sa vie, le patient est complètement dominé par sa condition et par les circonstances. En un sens, il appartenait à la norme législative de le rendre dominant. Tout ce qui est possible n’est pas souhaitable et il convient de tendre au juste soin. Lorsqu’il n’y a plus de proportionnalité entre les moyens et la fin recherchée, l’action du corps médical doit être bornée. Bien évidemment, les médecins disposent sur un strict plan technique d’un nombre croissant de leviers. Cela ne saurait être assimilé à une toute-puissance.

Notre société s’efforce de conjurer la mort. Elle en a estompé les rites, reléguant le deuil à la périphérie de la vie spirituelle. Cette tendance me semble néfaste au maintien d’une bonne qualité de vie. La mort est l’éclairage de la vie. Hors de la finitude, on ne transmet plus rien. L’illusion de l’immortalité est coupable sur le plan de la transmission intergénérationnelle. La phrase de Sartre « l’enfer, c’est les autres », est bien connue. Dans bien des représentations de l’enfer, les êtres humains ne sont plus comparables aux vivants. Leur existence est indéfinie, coupée du sens. Il existe un piège à tomber dans une telle existence de mort-vivant en refusant justement à la mort d’éclairer les destinées individuelles. L’acceptation de la mort est partie intégrante de la vie. C’est pourquoi, la tentation de rendre la mort invisible, de la reléguer dans un espace médicalisé et aseptisé est parfaitement condamnable. Malheureusement, la fin de la vie est rejetée dans une bulle médicalisée pour mieux la renier. Ce déni de mort revêt encore deux formes bien spécifiques dans :
- l’acharnement du réanimateur qui requiert des examens supplémentaires (scanners, prises de sang) qui ne peuvent plus rien apporter au malade et qui ne peuvent au contraire que lui nuire ;
- la volonté de « mourir debout », en pleine possession de ses moyens, comme si finalement la station verticale changeait vraiment les choses.
Ces deux attitudes ont pour point commun de renier la mort, en la dissociant totalement d’un projet de vie. Dans cette perspective, l’euthanasie apparaît bel et bien comme une autre forme de fuite. Elle est assimilable à une démission car il y a refus de considérer un projet de vie jusqu’au bout. Encore faut-il bien voir d’où la demande d’euthanasie émane, à savoir du malade ou de son entourage. L’un de mes enseignants en médecine disait qu’entre le malade, sa famille, l’équipe soignante et les médecins, le dernier à se lasser demeure le malade. C’était là parler vrai. Acceptons donc notre finitude et notre nécessaire affaiblissement progressif pour que la faiblesse devienne une force. L’autre n’en est pas moins humain lorsqu’il n’est plus agréable à regarder ou lorsqu’il n’est plus rentable. Je ne vois pas en quoi la fin de la vie n’aurait pas la même valeur que le début de la vie.

La loi a pour but de protéger le faible face au fort. Si elle n’y parvient pas, alors elle se dévoie. Le terme « d’euthanasie » est finalement symétrique de celui « d’eugénisme ». Ils témoignent d’utopies de vies ou de morts idéales. Maîtriser totalement son existence jusqu’à son terme n’est qu’un rêve illusoire. Ce n’est pas tant dieu qui est nié, que tout simplement l’humanité. La relation à autrui est au cœur du problème. Lorsque quelqu’un a conscience de sa mort prochaine, un moment très privilégié s’ouvre pour transmettre et recevoir. Qui sait s’il n’y a pas lieu de trouver des instants de bonheur, y compris dans la faiblesse ? Méfions-nous donc des solutions simples et de ceux qui, dans notre société, on la prétention de savoir. Dans le champ de la fin de vie, des contre-vérités tendent à être martelées jusqu’à être assimilées comme des slogans. On nous affirme que nous serions « en retard » sur d’autres pays. J’observe pour ma part que depuis que les soins palliatifs ont été introduits en Hollande, le nombre d’actes d’euthanasie a chuté de moitié. Force est de constater que la mort est d’abord requise dans un contexte de souffrance et de solitude. Je songe encore à une anecdote figurant dans le dernier livre d’Axel Kahn. Une personne gravement malade désire se rendre dans un pays voisin du nôtre, dans le but de se faire euthanasier. Lorsqu’elle reçoit une lettre de ses enfants, respectueux de sa décision mais désireux qu’elle reste encore un peu plus longtemps parmi eux, elle annule son voyage. Arrêtons de nous dire qu’un visage est horrible, qu’une vie trop diminuée ne vaut plus la peine d’être vécue et affrontons nos peurs. Alors nous n’accepterons pas seulement la mort des autres, mais encore la nôtre et, qui plus est la vie des autres lorsqu’ils sont proches de la mort.

 

Laisser un commentaire