La liberté ne vaut que si elle partagée

Louis Puybasset

Chef du service de neuroréanimation chirurgicale, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-H

 

Par un curieux hasard, l’actualité politique croise l’actualité cinématographique en cet automne 2012. Alors que la commission Sicard planche sur une évolution éventuelle de la loi Leonetti avant que le dossier ne soit transmis au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), trois films qui sortent en France illustrent des situations bien différentes de fin de vie. Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé, Amour  de Michael Haneke, Palme d’Or du festival de Cannes et Bella addormentata de Marco Bellochio.

Le premier contextualise une situation de suicide médicalement assisté en Suisse, le second le désarroi de la grande vieillesse et le troisième l’histoire d’Eluana Englaro, une italienne plongée dans un état végétatif depuis des années, pour lequel son père avait obtenu de la justice l’autorisation d’arrêter la nutrition artificielle qui la maintenait en vie. De quoi donner à penser aux spectateurs Français et illustrer habilement la complexité des fins de vie telles qu’elles se présentent aujourd’hui dans nos pays occidentaux.

Dans Quelques heures de printemps, Stéphane Brizé donne à voir, de façon probablement assez réaliste, les conditions psychologiques et sociales qui peuvent conduire à l’accomplissement de ce geste ultime qu’est le suicide médicalement assisté. Hélène Vincent joue le rôle d’une femme septuagénaire atteinte de métastases cérébrales d’un mélanome. Elle ne souffre pas physiquement mais se sait condamnée par une maladie que la médecine ne peut pas guérir. Elle décide d’organiser sa mort en Suisse, aidée par une association pour éviter ce qu’elle perçoit comme une déchéance à venir, dans une volonté farouche de « contrôler la situation ». C’est au seuil de cette mort qu’elle pourra enfin dire des paroles d’amour à son fils, Vincent Lindon, et pousser timidement la porte du huis clos dans lequel ils sont enfermés depuis le retour de ce dernier dans le foyer parental au décours d’un passage en prison.

 

Sans porter de jugement de valeur sur ce choix, Stéphane Brizé en propose une grille de lecture et dresse un tableau psychologique qui semble assez pertinent de ces situations. Hélène Vincent se trouve dans une sorte d’état de « déafférentation affective ». L’affection, la tendresse, les émotions ne circulent plus. Pas de fratrie, pas de cousins, pas de réseau amical. C’est la télévision omniprésente ou le chien qui jouent le rôle d’interlocuteurs. La relation entre la mère et le fils est rompue. Les mots ne s’échangent plus sauf dans la violence. La médiation qu’aurait pu apporter le père est absente, remplacée par celle d’un voisin qui tente d’occuper ce rôle sans y arriver, malgré sa bonne volonté. On comprend que son mari est mort quelques années plus tôt dans des douleurs physiques mal soulagées par la médecine. Peut-être la battait-il. Cette femme, concentrée sur son projet de mort, ne sait plus ni recevoir ni répondre aux sollicitations affectives de ce fils et de cet ami, malgré une timide tentative de ce dernier. Il est comme trop tard pour elle. Elle est emmurée dans sa solitude. Une situation somme toute banale.

La médecine est mise en échec.  Elle ne sait pas contrôler la maladie comme elle ne propose rien d’autre à la patiente que la confrontation à son propre vide,  à son immense détresse, malgré une timide proposition de soins palliatifs le moment venu, vite évacuée par la patiente. Aucune médiation, aucune triangulation avec le fils n’est rendue possible ou du moins proposée. Les psychologues restent au placard, inutiles. La médecine respecte le choix de la malade et s’y tiennent, point. C’est la victoire du respect absolu de la liberté sur le sens du soin et de l’accompagnement. Le lien thérapeutique est brisé. Pour Hélène Vincent, la mort choisie vient comme une réparation, l’expression d’une maîtrise, là où sa vie ne lui en a offert aucune. On comprend que la mort vient paradoxalement tenter de redonner un sens à une existence qui est marquée par une « maladie du lien » personnel, familial et social.

Stéphane Brizé suggère aussi très habilement que le choix de sa mère n’est pas sans conséquences sur Vincent Lindon, le fils célibataire, dans un mouvement transgénérationnel si connu des cliniciens. Choix qu’elle lui impose et qu’il ne remet d’ailleurs pas en question, se sentant le devoir de l’accompagner jusqu’à la porte de la mort. Ce dernier voyage vient exprimer en actes son amour filial qui ne peut pas se dire en mots. Ce qu’il vit avec sa mère lui interdit de nouer de nouvelles relations. Il gâche maladroitement son lien tout neuf avec une femme lumineuse, Emmanuelle Seignier, qui arrive dans sa vie comme un petit signe du destin qu’il ne sait pas reconnaitre. Son espace psychique est envahi, son ouverture aux autres, à la rencontre, réduite à néant. Lui aussi, en écho à sa mère, ne sait plus recevoir ou émettre de la tendresse.

 

Le film repose sur une enquête approfondie sur ce qui se passe en Suisse. C’est d’ailleurs un documentaire, Le choix de Jean, qui montre « en live » la fin de vie choisie d’un patient atteint d’un glioblastome et son « accompagnement » par Jérôme Sobel, président d’Exit, qui a donné à Stéphane Brizé l’idée du film. Quelques détails sordides ont d’ailleurs été évités par le réalisateur. C’est Dignitas et non Exit, pourtant pris en exemple pour la démarche médicale, qui « accueille » les patients étrangers. Le coté mercantile de l’affaire n’est pas évoqué, la mort choisie serait facturée 9 000 € par Dignitas ! Dans la vraie vie, les médecins de Dignitas ne se rendent pas en France, ce sont les malades qui vont en Suisse, la maison Dignitas à Zurich que l‘on a vue dans les reportages  n’est pas la jolie petite maison dans les Alpes que présente le film ! Que dire de la mort par asphyxie à l’hélium et de la quarantaine d’urnes funéraires de patients probablement suicidés par Dignitas retrouvées dans le lac de Zurich ? Que penser de leur démarche « humaine » d’accompagnement ?

Le film rattrape aussi la question politique. Chacun se demande si Hélène Vincent se serait suicidée, si elle aurait accompli le geste fatal, si celui-ci n’avait pas été facilité par la gentille accompagnatrice et les propos rassurant et glacés du médecin de Veritas. Que dire du rôle de l’État Helvétique qui autorise ce type d’association alors qu’il n’existe aucun feu vert juridique au suicide médicalement assisté en Suisse ? Celui-ci ne repose en réalité que sur une interprétation pour le moins tirée par les cheveux d’un article du Code pénal écrit pour bien autre chose. Chacun semble s’en accommoder dans ce pays.

Au final, le film illustre magnifiquement le fait que la liberté ne vaut que si elle partagée. C’est l’engagement soignant que de dire haut et fort que le lien est une valeur forte même dans l’adversité et la détresse que crée la maladie.

 

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