Personne polyhandicapée – éthique, douleur et souffrance

Catherine Derouette

Directrice, I.E.M. Handas / APF, Chartres de Bretagne (35)

 

Peut-on vraiment parler « d’éthique de la souffrance » ? Pour moi, la souffrance n’a pas de sens. Ce qui peut faire sens au contraire c’est tout ce qui entoure cette souffrance. Je préférais donc parler d’éthique de l’accompagnement de la personne souffrante.

Je voudrais d’abord préciser ce que j’entends par souffrance et faire des liens avec la douleur qui n’est jamais loin de la souffrance.

En ce qui concerne la personne polyhandicapée, je définirais deux sortes de souffrance :

→   la souffrance physique liée à la permanence ou à la répétition de la douleur,

→   la souffrance psychique, qui dans le cadre du polyhandicap est souvent liée à la grande difficulté de se faire comprendre.

 

«  à la douleur du corps, répond la souffrance du sujet. »

Pour la personne polyhandicapée, la souffrance physique est quelquefois complexe à mesurer. Puisque la plus part des outils d’évaluation ne sont pas complètement fiables ou ne le sont pas pour tous.

La permanence de la douleur ou les épisodes douloureux laissent des traces dans le psychique. Elle dépasse donc l’atteinte du corps, puisqu’elle est gardée en mémoire, Cette douleur « récurrente » entraîne souvent chez les enfants : de l’appréhension, de la peur, voire de l’angoisse, et pour reprendre une phrase d’Adorno, je dirais qu’ : «  à la douleur du corps, répond la souffrance du sujet. »

Cette douleur doit être une préoccupation professionnelle constante parce qu’un enfant qui souffre ne peut pas s’éveiller, être disponible, communiquer ou être en relation et alors sa vie ne s’organise qu’autour de ce corps douloureux.

Le polyhandicap nous renvoie constamment devant nos limites professionnelles et parmi ces limites : ne pas pouvoir identifier et soulager la douleur d’un enfant est insupportable.

 

Combien de fois nous sommes-nous posé ces questions à propos d’un enfant : « a-t-il mal ? Veut-il exprimer quelque chose que nous ne comprenons pas ? »

Pour ne pas se sentir complètement impuissants devant des expressions de souffrance, les professionnels que nous sommes se tournent toujours vers les médecins, allant quelquefois jusqu’à les remettre en cause, jusqu’à leur en vouloir de ne pas trouver ce qui fait souffrir l’enfant, n’acceptant pas qu’il n’y ait pas de réponse médicale évidente. Connaître la cause est rassurant et laisse espérer un traitement qui va enfin soulager.

A l’IEM, nous avons décidé de nous appuyer sur un réseau de soins palliatifs qui intervient dans les situations de grande douleur en rencontrant dans un premier temps la famille puis l’équipe. Au-delà des réponses apportées, c’est l’apaisement de l’équipe qui est souvent significative et permet un accompagnement « nettoyé » de l’angoisse ou de ce sentiment d’impuissance qui peut aller jusqu’à perdre toute objectivité.

 

Amélie

Accompagner un enfant douloureux est une épreuve professionnelle qu’il convient de soutenir.

Parler d’éthique de l’accompagnement d’un enfant, souffrant dans son corps, c’est par exemple adapter en permanence son projet individuel, ce qui n’est pas toujours simple pour les professionnels qui expriment quelquefois qu’ils ont l’impression de baisser les bras.

Pour exemple, nous accueillons Amélie, une jeune fille de 19 ans dont le corps extrêmement raide et douloureux nous interroge régulièrement. L’an passé, nous étions dans une impasse et l’équipe était épuisée : les professionnels ont du faire le « deuil » d’un accompagnement « dynamique » en renonçant provisoirement aux activités qu’ils savaient importantes pour elle et centrer son projet uniquement sur son bien-être. Leur imagination et leur créativité m’ont impressionné parce qu’ils ne se sont pas contentés de « cocooner » Amélie, ils ont créé au sein du groupe un cadre chaleureux, repérant par exemple que la chaleur avait un effet apaisant. Amélie était donc installée à côté de la baie vitrée pour profiter des rayons du soleil, un décor ingénieux et attractif lui a permis, quand elle le pouvait, de fixer son attention. Tout le groupe a été mis à contribution pour créer une ambiance feutrée : un lit a été installé pour lui permettre une détente maximum et laisser reposer son corps.

Amélie a profité du massage des kinés, de l’ingéniosité des ergos, de la présence chaleureuse de ses camarades et des liens toujours entretenus avec ses parents qui nous ont aidés par des observations et des idées pertinentes.

 

Toutes les réflexions autour de la situation d’Amélie nous ont aidés à envisager un accompagnement chargé d’éthique. A travers les réunions d’équipe, avec l’équipe du réseau de soins palliatifs, avec ses parents, nous avons trouvé un chemin.

 

Théo

A la souffrance du corps peut s’ajouter la souffrance psychique : c’est le cas de Théo, un petit garçon de 11 ans qui a subi une opération orthopédique qui s’est mal passée.

La douleur était traitée mais Théo devait être ré-hospitalisé pour des soins que nous ne pouvions pas réaliser.

Devant l’angoisse et la souffrance qu’a pu exprimer cet enfant à l’idée de retourner à l’hôpital, nous avons décidé de prendre en charge ces soins complexes qui nécessitaient un environnement stérile et une technicité particulière.

Notre éthique a été de répondre à l’appel de Théo en mettant en place un travail en réseau avec le service d’hospitalisation à domicile qui nous a aidés à organiser ces soins.

Devant la souffrance, les choix peuvent engager notre responsabilité. Il faut parfois être courageux pour limiter le surplus de souffrance d’un enfant. Mais la réponse que nous avons eue a été très riche d’enseignement. J’ai pu, là aussi, réaliser l’implication et le professionnalisme d’une équipe, qui a tout mis en œuvre pour accompagner Théo dans les meilleures conditions. Nous devons croire dans la force de nos équipes, dans leur engagement et leur capacité à répondre à l’appel d’un enfant en souffrance.

 

La souffrance psychique est très présente chez la personne polyhandicapée du fait de ses difficultés à exprimer ce qu’elle vit et ce qu’elle ressent, à se faire comprendre, à exprimer ses choix clairement.

Le risque de ces grandes difficultés à communiquer est l’isolement et la souffrance.

A l’IEM, nous pouvons  régulièrement constater cette souffrance. Elle s’observe notamment chez les enfants qui ont des compétences cognitives mais qui ne possèdent pas de codes de communication précis, du fait des restrictions extrêmes de leur motricité.

 

Jeanne

Jeanne est une petite fille de 6 ans qui possède un code oui/non assez fiable. Son corps est très spastique avec impossibilité d’utiliser ses membres supérieurs. Sa grande dépendance physique ne lui laisse pas la possibilité d’avoir accès aux pictogrammes ou à d’autres modes de communication alternative.

Cette enfant s’exprime souvent par des pleurs intenses qui ressemblent à des colères et notamment lorsque les professionnels ne parviennent pas à la comprendre. Après avoir épuisé un ensemble de questions sans réponse positive de la part de Jeanne, l’équipe lui explique son incompréhension. C’est alors que cette petite fille laisse éclater sa rage comme si notre incapacité à découvrir ce qu’elle souhaite nous dire l’agressait.

Il doit être insupportable de ne pas pouvoir exprimer un besoin, un souhait, une demande.

Dans cette situation aussi, l’éthique est interrogée. Comment accompagner cette petite fille dans sa souffrance ? Là encore le travail avec la famille offre une opportunité pour améliorer la qualité de notre accompagnement. Grace à la maman de Jeanne qui est très présente et qui connaît bien sa fille, nous progressons, nous avons élargi et précisé nos questions. Aujourd’hui, Jeanne sait que nous mettons tout en œuvre pour mieux la comprendre et si nous sommes encore souvent démunis, la colère de Jeanne s’exprime plus positivement, il y a moins de rage, plutôt une volonté bien marquée de se battre. Elle n’abandonne pas.

A travers l’expression de sa souffrance, Jeanne nous dit aussi qu’elle est là, qu’elle a quelque chose à dire et le plus important est peut-être de préserver cette expression là, de l’encourager à ne jamais lâcher.

Le risque, pour ces enfants, est qu’ils finissent par renoncer puisqu’ils n’obtiennent jamais la réponse adaptée. Notre défi est donc d’apprendre à les comprendre toujours un peu plus, au-delà des mots et des gestes. Nous avons, à toujours, rester à l’écoute de la plus petite expression, à être « en recherche permanente » pour affiner et personnaliser nos modes de relation et de communication avec chacun selon ses moyens.

 

Kentin

La souffrance est visible aussi chez Kentin qui a une très bonne compréhension et en capacité d’utiliser des pictogrammes. Les gestes incontrôlés de cet enfant le limitent, l’empêchent de désigner et ne lui permettent pas d’être précis. Lui aussi s’exprime souvent par la colère. L’expression de son visage est déchirante, bouleversante même. Un professionnel m’a dit un jour : « Quand il me regarde comme ça, c’est comme si je recevais une gifle magistrale. »

La réponse trouvée est venue heurter notre éthique. Nous avons proposé à Kentin d’attacher son bras droit au niveau du coude de façon à bloquer ses gestes incontrôlés et ainsi lui permettre de désigner avec sa main. Kentin a été impliqué dans cette solution. Il a été convenu que lorsqu’il souhaitait dire quelque chose, nous attacherions son bras.

Cette réponse, si elle a été difficile à prendre et à accepter s’est révélée positive et a permis à Kentin de mieux s’exprimer et donc de moins souffrir. Nous constatons même qu’il réclame cette attache très fréquemment. « La contention peut quelquefois amener plus de liberté. »

Ces exemples rejoignent la pensée de Spinoza qui a écrit : « la souffrance consiste dans la diminution de la puissance d’agir. »

En effet, pour Jeanne et Kentin, c’est leur pouvoir d’agir qui est diminué et c’est la conscience qu’ils en ont, qui les fait souffrir.

 

Trouver des alternatives

Avoir conscience de ses handicaps, de ses limites, de son impossibilité à agir sur les autres ou sur son environnement est une source de souffrance que l’on peut observer chez quelques enfants.

C’est le cas de Maelle qui regarde avec envie les enfants de son groupe installés sur leur cadre de marche ou autres appareils et qui partent explorer l’établissement. Là – pas besoin de mots, son désir se lit avec force sur son visage. Elle sait que pour elle, il n’est pas question de profiter de ces déambulations. Elle ne se met pas en colère mais nous l’avons vu pleurer.

 

Accompagner cette souffrance-là, c’est peut-être trouver des alternatives : lui proposer à elle aussi des balades dans l’établissement mais surtout mettre en avant ce qu’elle peut faire et ce qu’elle sait faire.

L’envie et le désir sont aussi exprimés pendant les repas par ceux qui sont nourris par sonde, même si la gastrostomie apporte un vrai confort aux enfants, elle ne supprime pas, pour certains, la frustration de ne plus manger. A l’IEM, pour ne pas les couper de l’ambiance conviviale des repas, les enfants sont tous installés dans la salle à manger, mais est-ce vraiment une bonne proposition ? La souffrance de certains d’entre eux est visible. Au-delà du plaisir de manger des plats auxquels ils n’ont plus accès, c’est aussi l’intensité de l’accompagnement des professionnels pendant les repas qu’ils ont perdu : cette relation très privilégiée qui s’entretient au quotidien.

Pour la personne polyhandicapée, les situations provoquant de la souffrance sont fréquentes. Parlons de cette souffrance liée à « l’intimité exposée » et au corps manipulé par de nombreux intervenants : parents, fratrie quelquefois, professionnels, stagiaires, équipe médicales…

Nous avons à être particulièrement attentifs à la qualité du regard que nous portons sur eux, sur leur corps quelquefois extrêmement déformés.

Nous devons avoir conscience que la personne polyhandicapée va se voir dans notre regard et se percevoir dans nos gestes. Nos manières d’être et de faire auront toujours un impact sur l’intensité ou la réduction de leur souffrance.

Un accompagnement éthique serait de lui reconnaître un corps différent sans jugement, ni rejet, intégrer la conscience d’un droit à la différence mais aussi limiter autant que possible les personnes qui interviennent auprès d’elle.

 

Impliquer l’enfant

L’image mais aussi les mots que nous employons peuvent devenir une cause de souffrance quotidienne. Elaborer une éthique de la parole doit être une vraie préoccupation dans nos établissements. Prendre en compte l’enfant lorsqu’il est à nos côtés et que nous parlons de lui, l’impliquer dans nos discours et nos remarques ne se fait pas forcément naturellement et nous avons à nous interpeller régulièrement pour ne pas oublier. Il m’est arrivé de me faire piéger moi-aussi, de passer rapidement sur un groupe pour transmettre une information sur un enfant et d’engager une conversation avec l’équipe à son sujet. Un jour, alors que nous discutions, j’ai senti une vraie présence, je me suis retournée et j’ai croisé le regard de cet enfant qui m’écoutait. Je ne sais ce qu’il comprenait les mots que je prononçais mais j’ai eu la conviction qu’il savait que je parlais de lui. Je l’ai approché de nous, me suis excusée et j’ai repris avec des mots simples ce que je venais d’exposer. Ce jour-là, j’ai peut-être pu éviter à cet enfant la souffrance d’une non-considération, quoiqu’il en soit, je l’ai trouvé serein, détendu, lui qui a si souvent le visage tendu, presque qu’angoissé.

 

Une solution dans l’équilibre

Nous pouvons identifier une souffrance liée aux risques de « chosification ». Par exemple, il arrive que les enfants soient « garés » avec leur fauteuil en plein milieu d’une pièce, placés n’importe comment, dans une position qui ne leur permet pas de voir ce qui se passe. En me rendant à l’internat, il y a peu de temps, je suis passée devant les chambres, les professionnels étaient occupés dans les salles de bains. Les enfants attendant dans leur chambre étaient placés dos contre la porte et face à leur lit. Je suis entrée dire bonsoir à Léa qui attendait son tour. J’ai tourné son fauteuil face au couloir, face aux allers et venues des professionnels, face à la vie. J’ai été remercié par le sourire de cette petite fille qui semblait soulagée de ne plus être isolée dans sa chambre.

Une autre source de souffrance vient d’un sentiment d’insécurité qui peut être liée à la présence d’enfants présentant par exemple des troubles du comportement. Les enfants polyhandicapés qui n’ont pas la possibilité de se défendre ou d’appeler à l’aide, peuvent ressentir une vraie souffrance.

A l’IEM, nous nous sommes souvent interrogés à propos de l’admission de certains enfants, qui se trouvent souvent à la limite de toutes les modalités d’accueil. Notre éthique voudrait ne pas les refuser mais nous sommes aussi conscients des conséquences que leur comportement peut provoquer chez les enfants très dépendants.

La solution est donc dans l’équilibre des groupes et dans notre capacité à répondre à ces enfants « à la marge ».

Mais les situations d’insécurité peuvent être induites par les problématiques des équipes, les conflits, les incohérences, leur propre souffrance qu’elles expriment quelquefois par des comportements inadaptés.

La qualité des relations dans une équipe limite la souffrance des enfants que nous accompagnons et pour maintenir cette qualité, il est indispensable que les professionnels puissent exprimer leurs inquiétudes, leurs difficultés et qu’ils soient écoutés.

Les enfants polyhandicapés traversent la souffrance avec une force particulière. Je les crois « résilients ». Ils ont cette capacité qui nous échappe de s’adapter à nos maladresses, aux situations limites que nous ne sommes pas toujours en mesure d’entourer de qualité. Ils compensent cette souffrance en puisant quelque part au fond d’eux-mêmes, au-delà de leurs déficiences, des restrictions et des blessures.

Je terminerai sur une pensée de Marcel Conche. Pour lui, il existe un « mal absolu » radicalement et définitivement injustifiable : la souffrance des enfants, parce que ces derniers ne peuvent pas relativiser, la mettre à distance ou tenter de lui donner un sens. Et il en est de même pour les personnes polyhandicapées.

Le défi de nos institutions consiste donc à reconnaitre cette souffrance, la mettre en mot et l’accompagner et peut-être avec le temps la réduire…

 

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