« Tous intouchables ? »

Emmanuel Hirsch

Président du Collectif Plus digne la vie

Il y a quelques jours paraissait Tous intouchables ? [1] Un témoignage où se croisent trois expériences fortes et légitimes des réalités humaines et sociales du handicap, mais également un appel à se mobiliser pour reconnaître une position sociale vraie aux personnes atteintes de handicaps. À la suite du succès populaire du film Intouchables que certains considéraient déjà comme l’avènement d’une nouvelle conscience collective à l’égard des personnes handicapées, le peu de réactivité constatée à ce jour interroge. Ce livre est précieux, il permet de comprendre la signification et la portée des réponses apportées sur le terrain par les personnes qui ne désertent pas les espaces de l’engagement parmi les plus exposés. Dans cette attention portée à l’autre, vulnérable dans son handicap, s’expriment une intelligence et une sollicitude qui pourraient enrichir nos débats de société, à distance des controverses à prétention humaniste et des vagues considérations portant sur l’éthique du care

Au-delà des traitements médicaux, des si pénibles tentatives de réadaptation ou de rééducation, du suivi au long cours dans le soin au domicile ou en institution, accompagner la personne et ses proches dans le parcours du handicap ne peut se comprendre qu’en termes d’exigence et de revendications politiques. Par quelles approches et quelles évolutions dans nos mentalités et nos pratiques, parvenir en effet à reconnaître une citoyenneté, une appartenance et une existence dans la cité à des personnes si habituellement contestées en ce qu’elles sont, exclues des préoccupations urgentes, acculées à un statut approximatif et précaire, survivant à la merci d’une condescendante charité publique ? Cette absence d’un regard, d’une attention vraie — si ce n’est dans l’espace relativement confiné du domicile ou d’instances spécialisées — est révélatrice d’une incapacité à saisir la richesse que recèlent ces existences  — autant de faits d’humanité dont la valeur et la signification ne peuvent que renforcer notre souci du bien commun.

Les réalités du handicap sollicitent ainsi une prévenance qui trop souvent fait défaut. Comment comprendre l’accueil, la reconnaissance, la position parmi nous de personnes inattendues en ce qu’elles révèlent de notre humanité, indispensables dans ce dont témoigne leur présence parfois énigmatique — éveil et assignation à la valeur d’une attention, d’une considération sollicitant d’autres registres que ceux des conventions établies ? À contre-courant des évidences sommaires, s’impose à nous la dissidence et l’expression rebelle de ces personnes inquiètes à chaque instant, quand elles le peuvent, de la continuité d’un fil de vie, revendicatrices d’un espace de liberté, d’expression de soi au-delà de ce que sont les entraves, les limites oppressantes. Y compris lorsque les mots sont indicibles, murés dans l’immobilité et le silence, parfois évoqués par un regard qui ne trompe pas et révèle l’étrangeté d’une sagesse défiant nos certitudes.

Le handicap diffère de la maladie dont il peut être l’une des conséquences. Pourtant il est habituellement assimilé aux dépendances et aux pertes d’autonomie qu’une maladie ou son évolution induisent. Je demeure fasciné par ce que des personnes handicapées, leurs proches et aussi ceux qui maintiennent une présence active auprès d’eux, affirment d’un attachement à l’existence, d’une confiance et d’une résolution irréductibles aux négligences et à la détresse. Autre posture engagée dans un parti pris de vie et de dignité défendues. À travers une position de contestation de la fatalité qui imposerait ses règles, mais également de contestation, de protestation à l’épreuve d’une confrontation de chaque jour aux représentations sommaires, péjoratives, discriminantes, aux injures de notre société à l’égard de la personne affectée d’un handicap.

 

Richesse intérieure et besoin de partage

L’exposition plus que la confrontation au handicap nous surprend, nous déplace, nous tourmente, nous saisit tant elle suscite une nécessaire capacité de réflexion, de retour sur et vers soi, d’humilité, d’accommodement, de responsabilité à la fois intime et juste. D’une justesse, d’une rigueur, d’une vérité qui excèdent la compassion, la non indifférence, voire la solidarité. Justesse et vertu de l’engagement qui incite à se demander non seulement quelle est notre position à l’égard de la personne handicapée, mais comment prendre et assumer une position au plus près d’elle, dès lors que l’on conçoit le sens et la portée d’une telle injonction. Sa cause est la nôtre — elle nous allie l’un à l’autre. Il y va en fait de notre humaine condition, de nos interrelations.

La position de cette personne qui peut être entravée dans sa possibilité d’exprimer —  selon les modes qui nous sont habituels —  ce qu’elle recèle de richesse intérieure ainsi que son besoin d’existence et d’intense partage, tient pour beaucoup à l’espace qu’on lui confère auprès de nous, dans nos existences. Qu’avons-nous à vivre avec elle si l’on estime que rien ne nous est commun, que l’étrangeté de sa manière d’être la condamnerait à demeurer étrangère à ce qui nous constitue ? Déplacée, imprévisible, en dehors des normes et déjà hors de notre temps, parce que vivant dans sa vie la dimension concrète d’un handicap qui l’assujettirait à une condition de dépendance, cette personne en deviendrait comme indifférente. Son existence ne nous importerait pas, ne nous concernerait pas. Elle n’existerait pas, si ce n’est, à bas bruit, dans l’invisibilité et aux marges de la société, dans la réclusion, là où rien ne saurait déranger nos convenances et solliciter la moindre prévenance. Dans un « entre soi » évité et négligé, au sein de familles ou d’institutions repoussées dans cette extériorité qui les dissimule à la visibilité, à une authentique sollicitude sociale.

Il nous faut inventer des possibles, renouer avec l’humanité, reconquérir des espaces de vie, édifier ensemble un avenir, susciter des relations, vivre la communauté d’un espoir, exiger de chacun d’entre nous la capacité et la subtilité d’une attention. Il nous faut défier les préventions et les peurs — elles font de ceux qui semblent nous être différents ces étrangers qui nous deviennent indifférents, lorsqu’ils ne suscitent pas, dans des affirmations extrêmes, une hostilité portée jusqu’à leur contester le droit de vie.

Apprendre l’autre, le découvrir, le reconnaître dans sa vérité et sa dignité d’être, c’est aussi envisager la rencontre inattendue avec ce que nous sommes au-delà des postures convenues ou des renoncements désastreux.

 


[1] Philippe Pozzo di Borgo, Jean Vanier, Laurent de Cherisey, Tous intouchables ?, Bayard,  107 p.

 

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