Accepter qu’en démocratie, la caméra ne sera pas l’ultime arbitre

En réaction au documentaire « À la vie, à la mort », diffusé sur France 2

 

Catherine Ollivet

Présidente de France Alzheimer 93, membre du Conseil exécutif de Plus digne la vie

 

Filmer les situations extrêmes

Dans notre société de l’image toute puissante, les choix du réalisateur d’un film lors du montage relèvent d’une technique professionnelle bien sûr, mais surtout du message qu’il veut porter, mettre en valeur, dans la propre finalité qu’il s’est choisi.

Chacun, qui a eu l’occasion pour un reportage télévisé, d’être filmé pendant une demi heure, une heure parfois, et d’en retrouver les « fruits » sélectionnés de 15 secondes au journal télévisé du soir, connaît cet étonnement de ne pas toujours comprendre la finalité profonde de tout ce dérangement pour un tel résultat !

Mais filmer l’intime des situations extrêmes, en choisir et sélectionner les images, choisir l’enchaînement des témoignages, sélectionner les paroles de l’entourage familial, des médecins et soignants impliqués, lorsqu’il s’agit d’aborder un sujet aussi singulier que les conditions de la maladie grave, de la fin de vie, de la mort envisagée, espérée parfois,  relève d’un tout autre enjeu qu’un simple fait de société au détours d’un journal télévisé.

Peut-on tout montrer ? Est-on même capable de le faire ? Qui peut filmer les pensées contradictoires, tumultueuses, simultanées de celles et ceux qui souffrent, de leurs proches aimants et aimés qui ne savent plus eux-mêmes ce qu’ils pensent et à quel moment ils le pensent ? Peut-on filmer les pensées des médecins, des soignants du quotidien, proches à chaque instant pendant des mois et des années même de ce grand malade, des différents membres de sa famille, recevant les mots des uns, les mots des autres, chaque jour différents dans le vacarme de leurs sentiments révoltés et contradictoires ? Peut-on filmer les pensées inavouables et inavouées qui traversent l’esprit des proches, conjoint, enfants, dans les temps d’une violence extrême d’une mort demandée ? Du « c’est mieux pour lui », pensée consensuelle, filmable, au « Je ne peux imaginer mon avenir à ses côtés dans de telles conditions… j’ai le droit de vivre… J’existe aussi… et donc je veux que ça s’arrête », pensée individualiste, réaliste et recevable pourtant, mais plus difficile à revendiquer devant l’œil de la caméra.

L’œil de la caméra : cet étrange outil qui nous fait adopter si facilement des « postures », des paroles soigneusement contrôlées, nous transforme en acteur théâtral qui interprète le rôle qu’on lui a assigné dans le script. Ou au contraire, parce que cet œil n’est pas vivant, nous permet de « lâcher tout », dire, cracher en vrac la violence des pensées immédiates. Mais ensuite, il y a un réalisateur qui va choisir, monter, transformer les images captées par cet œil anonyme et indifférent de la caméra. Quelqu’un qui va donner « un regard humain » à ces images pour leur donner un sens… celui qu’il aura choisi de montrer. Ces images sélectionnées seront ensuite vues par des milliers, des centaines de milliers de spectateurs, figeant définitivement les paroles et les postures des uns et des autres. Il y aura « les bons » et « les méchants », comme dans les westerns ou les films policiers, à part qu’il s’agit là de bien autre chose qu’une fiction grand public, pour chaque personne concernée et pour notre société : le droit ou non de donner volontairement la mort.

 

Contre le manichéisme

Chacun d’entre nous, devant son écran de télévision, s’il a un peu d’empathie ou mieux, l’expérience personnellement vécue de situations douloureuses, de choix complexes à faire pour un proche aimé, peut s’identifier, se demander « et moi, dans cette situation, que ferais-je ? Quelles seraient mes pensées profondes ? Qu’est-ce qui, en toute honnêteté, n’ayant à cet instant aucun compte à rendre à personne, dicterait mes choix ? Avec qui pourrais-je en parler ? » À partir du moment où l’on se pose cette authentique question  singulière, il est possible alors de mesurer combien tout n’est pas aussi simple et manichéen que les justiciers de l’éthique voudraient le faire croire, et que chacun dans son intime ressenti peut trouver des réponses tout aussi moralement valables et pourtant bien différentes que celles affirmées par ce tribunal se prononçant doctement devant l’œil de la caméra.

La justice des tribunaux elle-même est bien souvent en peine de dire le bien et le mal, lorsqu’on en voit le nombre de jugements infirmés par les cours d’appel ou de cassation.

Le « Tribunal de l’éthique » aurait donc plus de pouvoirs que la justice démocratique, plus de certitudes de ne jamais se tromper, en affirmant ainsi son droit médiatique d’énoncer le bien et le mal à la face des milliers de téléspectateurs ?

Il lui faudra bien pourtant accepter qu’en démocratie, la caméra n’est pas l’ultime arbitre d’un État de droit, et que les téléspectateurs aussi peuvent revendiquer le droit de ressentir et penser autrement.

 

1 comment to Accepter qu’en démocratie, la caméra ne sera pas l’ultime arbitre

  • normand

    « Apprendre à se servir d’une caméra et d’un banc de montage vidéo met techniquement 24 H; Apprendre le regard met toute une vie ». Jean-Pierre Rouette, Réalisateur

    C’est idem, pour le soin.

    Les outils et les techniques n’ont d’éthique que du regard et de la main qui s’en sert. Le regard est un soin.

    v. Normand

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