Éthique et handicap au point de vue historique

Henri-Jacques Stiker

Directeur de recherche, Laboratoire Identités, cultures, territoires, Université Paris Diderot

 



Introduction

L’histoire des personnes handicapées, même si le mot handicapé est récent (moitié du XXe siècle), peut se lire au point de vue de leur statut éthique. Autrement dit, à quels moments ont-elles été objet d’une préoccupation éthique, et jusqu’où, et à quels moments furent elles comme oubliées à ce point de vue ? Voir clair en cette question suppose que l’on se donne des repères sur ce qu’est l’éthique.

Nous devons d’abord distinguer morale et éthique. Les deux termes sont étymologiquement synonymes, l’un venant du latin l’autre du grec. Cependant dans l’ordre des mœurs et des conduites il nous faut disposer de deux termes, car il y a l’ordre fondamental que l’on peut appeler l’ordre des valeurs, là où se détermine le sens de la vie humaine et l’ordre des devoir-faire, lequel lui-même comprend les obligations générales et les déontologies concrètes. Je suivrai ici Paul Ricœur, en le citant un peu longuement, sur l’emploi des mots « moral » et « éthique ».

Il écrit : « Je propose de tenir le concept de morale pour le terme fixe de référence et de lui assigner une double fonction, celle de désigner d’une part la région des normes autrement dit des principes du permis et du défendu, d’autre part le sentiment d’obligation en tant que face subjective du rapport d’un sujet à des normes. C’est ici, à mon sens, le point fixe, le noyau dur. Et c’est par rapport à lui qu’il faut fixer un emploi du terme d’éthique. Je vois alors le concept d’éthique se briser en deux, une branche désignant quelque chose comme l’amont des normes — je parlerai alors d’éthique antérieure — et l’autre branche désignant quelque chose comme l’aval des normes et je parlerai alors d’éthique postérieure »[1]. Cette mise au point est très claire et permet de savoir de quoi on parle : ou bien on se place avant toute forme de norme et d’obligation et l’on considère l’ordre des fins et des valeurs fondatrices ou bien l’on se place après ce que l’on appelle classiquement la morale et l’on considère les domaines, les sphères, particuliers où s’appliquent les prescriptions morales, elles-mêmes enracinées dans l’éthos fondamental. Dans cette éthique postérieure nous sommes dans la pluralité des terrains d’application et nous devons parler d’éthiques au pluriel, c’est ici que nous parlerons d’insertion, de participation, d’inclusion, d’accompagnement, etc.

 

Les personnes handicapées dans l’éthique antérieure

Historiquement la formulation la meilleure de l’éthique fondamentale se trouve dans l’évangile, tout en remarquant que celle-ci est rendue, dans un contexte rationnel, par Emmanuel Kant, dix huit siècles plus tard. Le Nouveau Testament dit :  » comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux », ou encore « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».  Il est donc affirmé que la reconnaissance d’autrui doit être égale à la reconnaissance de soi, et davantage encore qu’il s’agit de reconnaître autrui en soi-même et soi-même en autrui. Kant quant à lui a bien vu que c’était la reconnaissance de notre commune humanité et son respect qui devait être considérée comme une fin. De là la célèbre formule « agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne et dans celle d’autrui comme une fin et jamais comme un moyen ». Mais ce principe premier est incomplet si l’on n’ajoute pas la condition pour que cette universelle reconnaissance de l’humanité dans chaque homme soit effective ; il faut que ce soit vrai du plus défavorisé, du plus pauvre, du plus faible. En effet s’il pouvait se trouver un seul homme en dehors du principe de reconnaissance et de respect, le principe s’écroulerait, car de proche en proche il serait possible d’en exclure un autre puis un autre sans jamais s’arrêter.

Soulignons qu’affirmer la dignité absolue de tout homme naissant dans l’humanité ne fut  pas évident : pourquoi n’y aurait-il pas des êtres valant plus que d’autres? Il a fallu pour détruire ce préjugé « naturel » la longue réflexion philosophique, et les grandes spiritualités. Comme quoi l’éthique est toujours une conquête.

Par rapport à cette exigence de l’éthique fondamentale, il faut reconnaître que l’histoire des déficiences offre un déficit qui peut plonger dans l’effroi. Il a existé deux façons de laisser les personnes handicapées hors de l’éthique, dans une condition que j’appelle pré-éthique.

 

 

Les infirmes supra-humains

Dans la plupart des sociétés anciennes, et des sociétés occidentales jusqu’au début des siècles classiques, les infirmes sont considérés comme des révélateurs, des messagers, des symboles d’un autre monde, d’un monde divin, transcendant, en tout cas autre. Ce sont des sociétés qui se pensent comme hétéronomes (hétéronome=qui tient sa loi d’ailleurs). Ce qui fait par exemple qu’en Grèce antique il fallait exposer les enfants nés difformes, c’est-à-dire les remettre aux dieux car ils constituaient des signes maléfiques, indiquant le malheur possible et pouvant l’entraîner. Ils étaient situés sur un registre supra-humain, car ils portaient des significations exceptionnelles, extra-ordinaires. Ce qui avait aussi pour conséquence que leur sort individuel ne comptait pas : ils étaient des signes et des symboles. L’éthique n’avait rien à faire ici puisque le traitement de ces enfants obéissait à un impératif d’un tout autre ordre, en l’occurrence religieux (au sens de la conscience d’être relié à un transcendant). Ils étaient mis en scène, placés sur une autre scène. Certes ceci concernait une certaine catégorie et pas tous les infirmes : les enfants nés difformes. Mais ceci révèle qu’il était possible de mettre hors humanité certaines populations.

[Prenons un deuxième exemple de situation supra-humaine et donc pré-éthique : le bouffon au Moyen Âge. Certains infirmes (bossus, boiteux, faibles d’esprits principalement) occupaient auprès des princes ou des rois un place qui leur permettaient, et à eux seuls, de jeter la dérision sur le pouvoir, sur l’organisation sociale. Ils faisaient rire, mais ils faisaient rire des puissances en place. Ce privilège, réservé, était fondé sur l’idée que l’infirmité se situait sur une ligne de frontière entre le monde obscur des puissances occultes, l’arrière monde terrifiant, et ce monde-ci. Mis en scène, les infirmes, dans cette position échappaient à la condition ordinaire mais en même temps échappaient à toute préoccupation éthique.[2]]

 

Les infirmes comme infrahumains

De l’infra humanité radicale des personnes déficientes les témoignages les plus frappants se trouvent moins dans les périodes anciennes que dans les plus proches de nous. Comme quoi la modernité n’est pas forcément le progrès. Encore faut-il ajouter que la manière de penser les enfants nés difformes comme des signes envoyés par les dieux est également une manière de les rabaisser à n’être que de mauvais objets. Les extrêmes finissent par se rejoindre.

Encore au 17ème siècle, dans les débuts de la modernité, on se demande si certains humains appartiennent vraiment à l’humanité ou s’ils ne forment pas une sorte d’espèce intermédiaire entre l’homme et l’animal.

Citons un texte de John Locke qui l’affirme franchement. C’est bien évident que c’est à propos d’un problème philosophique tout autre qu’il en arrive à cette assertion. Le problème philosophique ne nous intéresse pas ici, disons seulement que Locke, à un moment de son livre majeur, Essais sur l’entendement humain, se demande comment on peut avoir une idée des « substances ». Or, dit-il, il faut faire très attention de ne pas se laisser tromper par des apparences, et il faut juger en fonction d’éléments réellement présents. Ainsi dit-il : «  l’idée de la figure, du mouvement et de la vie d’un homme destitué de raison, est aussi bien une idée distincte, et constitue aussi bien une espèce de chose distincte de l’homme et de la bête que l’idée de figure d’un âne, accompagné de raison, serait différente de celle de l’homme ou de la bête et constituerait une espèce d’animal qui tiendrait le milieu entre l’homme et la bête, et qui serait distinct de l’un et de l’autre » (livre IV, chapitre IV, 13). Ensuite de quoi dans le paragraphe suivant (14) il fait une « réponse à l’objection contre ce que je dis, qu’un imbécile est quelque chose d’intermédiaire entre l’homme et la bête ». Je ne résume pas les arguments et leur réfutation, mais Locke conclut ce développement en affirmant : «  car il est aussi raisonnable d’affirmer que le corps mort d’un homme, en qui l’on ne peut trouver non plus d’apparence de vie ou de mouvement que dans une statue, renferme une âme vivante, que de dire qu’il y a une âme raisonnable dans un imbécile, parce que qu’il a l’extérieur d’une créature raisonnable, quoique, durant tout le cours de sa vie, il ne paraisse dans ses actions aucune marque de raison si expresse que celle qu’on peut observer en plusieurs bêtes ». Suit alors un développement pour rattacher les imbéciles à la monstruosité et ainsi finir en affirmant: « Car je vous prie, qu’est-ce que leur monstre, en ce cas-là (si le mot monstre signifie quoique ce soit) sinon une chose qui n’est ni homme ni bête, mais qui participe de l’un et de l’autre ? Or tel est justement l’imbécile dont on vient de parler. Tant il est nécessaire de renoncer à la notion commune des espèces et des essences, si nous voulons pénétrer véritablement dans la nature des choses mêmes… » (paragraphe 16).

 

Il est vrai que l’imbécillité qu’envisageable Locke est la pathologie lourde, ses descriptions font penser autant à l’Infirmité motrice cérébrale profonde qu’au polyhandicapé ou à la déficience grave. Mais ceci ne saurait atténuer la netteté de l’affirmation qu’il y a des « imbéciles » qui ne sont pas humains pleinement. Je ne discrédite en rien Locke, par ailleurs penseur de la modernité à travers sa théorie du contrat social. Mais on ne peut pas ne pas constater qu’il était encore possible de penser, et que l’on pensait avec force argument, l’appartenance subalterne des déficients intellectuels à la condition complète d’homme. Toute nuance mise, il demeure que chez les plus grands penseurs la question est pour le moins en suspens. Quand on se demande ce qu’il en est de l’appartenance à l’humanité de certains êtres, il va de soi qu’on ne leur attribue pas les sentiments, les passions, les angoisses humaines.

Pour montrer cette hésitation faisons part d’un autre grand auteur, Leibniz. Dans un texte très long des Nouveaux essais sur l’entendement humain (chapitre VI du Livre III, intitulé : « des noms des substances », alors que le livre est lui intitulé « des mots »), Leibniz disserte de la même question que Locke. Il conclut quant à lui sur une présomption favorable d’humanité, mais ce n’est qu’une conjecture à ses yeux.

Aussi désolant que ce soit, une partie de l’histoire des personnes handicapées les a rejetées dans l’ombre de l’éthique. Il convient, évidemment, de dire « une partie de l’histoire », car d’une part le rejet dont nous parlons n’a pas concerné toutes les catégories de déficiences et d’autre part n’est pas le fait de toutes les ères culturelles. Le Moyen Âge chrétien, à la suite des juifs de l’Ancien testament, considérait au contraire la faiblesse et la pauvreté comme le visage même de Dieu parmi les hommes. François d’Assise a exalté les infirmes et les petits. Nous avons seulement ici voulu mettre en relief la difficile émergence de ne refuser à aucun être né de et dans l’humanité, une égale dignité.

 

A la fin du XIXe siècle, époque proche de nous, ce rejet dans les ténèbres hors de l’éthique a été prolongé. Pour être moins philosophique, mais sans doute plus étendue, cette exclusion ira jusqu’à l’extermination, dans un eugénisme extrémiste que fourbit le darwinisme social. Une des idées qui a pesé le plus lourdement sur les enfants et adultes déficients est celle de dégénérescence. Mise à la mode comme catégorie psychiatrique englobante par Bénédict-Augustin Morel (1809-1873), sur des critères du reste flous, elle s’est propagée et maintenue comme catégorie bio-sociale. Il y a des êtres dégénérés, au premier chef desquels les crétins, idiots, imbéciles, arriérés, donc formant comme une espèce humaine subalterne, et qui, l’hérédité aidant, peut se propager. Non seulement ils représentent une dégénérescence dans l’espèce humaine, mais ils nous avertissent et sont les indices d’une possible dégénérescence de l’espèce ; ils sont donc dangereux, déviants. Et il s’est trouvé que ce courant de la pensée de la dégénérescence a rencontré le darwinisme social, lui aussi eugéniste (au sens le pire de ce mot qui recouvre des notions complexes, mais ce n’est pas ici le lieu de le dire), excluant.

 

Dans la préface à la première traduction de l’ouvrage de Darwin, L’origine des espèces, voici ce qu’écrivait Clémence Royer : « … Je veux parler de cette charité imprudente et aveugle pour les êtres mal constitués où notre ère chrétienne a toujours cherché l’idéal de la vertu sociale et que la démocratie voudrait transformer en une source de solidarité obligatoire, bien que sa conséquence la plus directe soit d’aggraver et de multiplier dans la race humaine les maux auxquels elle prétend porter remède. On arrive ainsi à sacrifier ce qui fort à ce qui est faible, les bons aux mauvais, les êtres biens doués d’esprit et de corps aux être vicieux et malingres. Que résulte-t-il de cette protection inintelligente accordée exclusivement aux faibles, aux infirmes, aux incurables, aux méchants eux-mêmes, enfin à tous les disgraciés de la nature ? C’est que les maux dont ils sont atteints tendent à se perpétuer indéfiniment… Pendant que tous les soins, tous les dévouements de l’amour et de pitié sont considérés comme dus aux représentants déchus ou dégénérés de l’espèce, rien ne tend à aider la force naissante, à la développer, à multiplier le mérite, le talent ou la vertu » (p. XXXIV-XXXV)[3].

Dans cette complexe histoire du handicap, que nous essayons de prendre sur le registre éthique, il faut faire droit à un autre point de vue, où il ne s’agit pas de refuser l’humanité ou le droit de vivre, mais où jouent fortement les préjugés d’infériorité. Il a fallu attendre Diderot, donc le milieu du 18ème siècle, pour commencer à en être débarrassé. Comme on le sait les infirmes sensoriels (aveugles et sourds) n’étaient pas considérés comme ayant une capacité intellectuelle égale aux voyants et entendants. Sous le point de vue où un sens faisait défaut, on pensait que l’abstraction, donc aussi la métaphysique et la religion leur étaient partiellement fermées. Davantage, que leur raison était amputée. La démonstration de Diderot dans la célèbre Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), consiste, à partir des cas concrets du mathématicien aveugle Saunderson et de l’aveugle du Puiseaux, de montrer leur capacité, peut-être même supérieur parfois aux valides, touchant les matières les plus délicates. Saunderson est même le porte-parole du doute quasiment athée, et du matérialisme déclaré de Diderot, ce qui va le conduire en prison pendant six mois. Les infirmes du signe, pour reprendre une heureuse expression de Gladys Swain [4], font partie de l’humanité mais d’une humanité quelque peu inférieure. Avec le mouvement des Lumières nous voyons les personnes déficientes entrer de plein pied dans l’éthique fondamentale, mais également être positionnées au niveau moral.

Le niveau moral et les personnes handicapées

 

Aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques la valeur intrinsèque de tout individu humain venant dans l’humanité est acquise ; Au moins socialement acquise puisque les personnes déficientes ont des droits. Ce qui se passe dans nos psychès et leur archaïsme est un autre problème que je ne traite pas ici. Qu’en est-il au niveau moral ?

Ce qui est affirmé par le niveau moral est que le devoir-être ne se réduit pas à l’être. Les faits, les évolutions des pratiques, les modes, et tout ce qu’on voudra d’autre, ne sont pas à eux seuls régulateurs. Nous sommes habités par l’exigence que non seulement tout ne se vaut pas mais qu’au-delà du factuel il y a des impératifs à respecter. Pour reprendre l’exemple des personnes déficientes, aucun prétexte de fait (apparences, gravité des infirmités, circonstances économiques etc.) ne saurait empêcher que nous ayons des obligations à leur égard, et que nous ayons à les décliner et à les mettre en œuvre. Etant reconnues comme pleinement humaines et citoyennes (outre Diderot, nous devons nous référer aux droits de l’homme et aux constitutions des républiques successives), elles relèvent du in solidum et nous devons chercher, comme pour tous, à leur faire atteindre cette « vie bonne » dont parlait Aristote, but même de l’éthique.

Le niveau moral est également le niveau où se déploie le sujet obligé par cette recherche du bien mais qui oblige également les autres à son égard. Ce sujet non seulement sent l’obligation de se référer à des « normes » mais il sait que les actions lui sont imputables. L’ordre moral suppose un sujet auquel on peut imputer les actions.

Ce respect du sujet moral, de celui auquel on peut imputer des actions, mérite d’être remis en valeur à plusieurs points de vue. Ce que chacun fait, ou ne fait pas, envers les personnes handicapées le rendent comptable de leur sort. Il n’y a pas que des entités abstraites (la société, l’administration etc.). Le désordre collectif ne dédouane pas entièrement les individus libres. Mais surtout le rappel du sujet moral doit être un rempart contre l’abus des formes de tutelles, contre la paresse devant la difficulté de faire s’exprimer certains lourdement atteints, doit être une provocation à chercher la parole de l’autre, sa décision. Or dans l’histoire récente et actuelle cette position des personnes, mêmes les plus empêchées, comme des sujets responsables, des sujets à qui l’imputation de leurs actions revient, est souvent bafouée, ainsi qu’elle le fut, très majoritairement, au cours des siècles.

Ce plan moral, qui découle de l’éthique fondatrice peut donc se résumer par la recherche de ce qui est bien, non pas pour nous, pour nos institutions, pour notre tranquillité, mais pour les personnes, pour l’ensemble social. Et ce qui est « bon » c’est qu’il y ait un partage, un échange social. Ce qui se traduit par la solidarité. Nous sommes tous comptables du sort de tous et des désavantagés. Mais d’un autre côté cela veut dire que nous devons toujours traiter les personnes handicapées comme des sujets de droits et de devoir. La substitution d’imputabilité, dans le système des tutelles ou dans le système de représentation légale en soi et de soi constituent des anomalies, et donc doit rester un système exceptionnel que nous avons le devoir de réduire le plus possible, donc le devoir de mettre en place, au maximum, les moyens pédagogiques pour que leurs actes leur appartiennent, comme ils appartiennent à chacun. Là-dessus l’histoire nous révèle surtout un grand vide. Dans notre contemporanéité prenons la question du consentement éclairé, sur deux points : la stérilisation des jeunes femmes handicapées mentales ; l’information des parents, et spécialement des femmes, pendant la grossesse.

 

La stérilisation des femmes handicapées mentales

Le débat a été très vif en France. Les personnes handicapées mentales qui avaient procréé et qui se trouvaient dans l’impossibilité d’élever leurs enfants, qu’on leur retirait, posaient des problèmes aux institutions dépourvues car mal préparées à ces éventualités, non conçues pour cet accueil. Sous l’égide de l’UNAPEI et de son comité d’éthique un travail approfondi sur la sexualité des personnes handicapées mentales a été entrepris dans les années 1990. Une proposition de texte de loi a été alors élaborée (à laquelle un certain nombre des membres du comité n’ont pas souscrit) qui aurait permis, dans certaines conditions bien sûr, de remettre la décision de stérilisation à la famille ou même à la direction de l’établissement. Ce fut le tollé[5] et le Comité National d’Éthique du s’y reprendre à plusieurs fois pour fixer sa position. La réaction scandalisée d’un homme comme Stanislas Tomkiewicz mérite d’être méditée[6]. Dans le cadre de la loi relative à l’IVG et à la contraception votée définitivement le 30 mai 2001 par l’Assemblée nationale, a été adopté un texte concernant la stérilisation des femmes dites « handicapées mentales » remettant la décision au juge des tutelles. Le texte intégral de l’article mériterait d’être cité, car cette possibilité prévoit un nombre considérables de conditions :

Les personnes concernées et tous ceux qui leur sont proches par un biais ou un autre se souviennent de l’eugénisme, au sens propre du terme, dont ont été victimes les handicapés, mentaux en particulier, dans les théories de la dégénérescence à la fin du 19ème siècle, dans la pratique nazie mais aussi dans des pratiques de pays démocratiques, la Suède en étant l’exemple le plus connu. A quoi s’ajoutent des pratiques peu glorieuses de certains établissements sur la répression de la sexualité[7]. Il faut donc comprendre que chaque fois que l’on touche à la question de l’évitement du handicap ou à une limitation de la fécondité des personnes handicapées on touche une question sensible, voire une plaie ouverte.

En revanche il y a eut les problèmes difficiles des personnes handicapées mentales qui avaient procréé et qui se trouvaient dans l’impossibilité d’élever leurs enfants, Cette interrogation contient deux enjeux, d’ordres différents bien que liés. Le premier concerne le législateur : peut-il se soustraire à intervenir ? De quelle façon est-il habilité à le faire ? Le deuxième concerne la société (familles, institutions, professionnels, etc.) : s’il y a risque de dérive, d’où cela procède-t-il ? Où est l’action à mener pour ne plus être pris dans un dilemme aporétique ?

 

L’information durant la grossesse

Le second exemple est celui de l’information des femmes enceintes. Les multiples et sans cesse croissants moyens de diagnostiquer certaines anomalies de l’embryon ou du fœtus entraînent un éclairage pour une décision d’avortement éventuel. A ce niveau se pose le problème de l’annonce du handicap aux parents ; aujourd’hui on ne saurait plus cacher ce que les analyses ou échographies ont révélé, ni concrètement ni éthiquement. Pas plus qu’il n’est soutenable de mettre un frein ou une limite au développement des moyens de connaître, sauf s’ils présentaient une dangerosité pour la mère ou le fœtus. Tout réside bien sûr dans le comment annoncer et comment accompagner les parents et les mères en particulier, car plusieurs risques existent : celui de développer à outrance la peur de la malformation, qui se greffe si facilement sur le rêve de l’enfant parfait présent en chacun d’entre nous ; autrement dit le risque d’une sorte d’eugénisme partagé, non établi bien évidemment mais intériorisé de telle manière qu’aucune déficience ne serait tolérable ; ce qui serait attenter à la liberté, certains parents acceptant le risque, et ce qui serait une invitation au corps médical à pousser à l’avortement trop facilement. Le deuxième risque est de faire apparaître systématiquement le handicap comme un malheur, une souffrance qui aggrave le poids du mal dans le monde[8], ce qui serait non seulement une injure faite aux personnes qui vivent pleinement leur humanité[9] en étant handicapées, mais une tentation de penser à une maîtrise absolue sur la naissance, fantasme bien moderne d’une performance illusoire[10]. Si l’on veut vraiment respecter la liberté et ne pas décourager les équipes qui tentent un accompagnement au plus près des informations médicales et au plus près des personnes avec tout leur contexte et leur environnement.[P1]

Dans ce deuxième exemple, pris dans notre histoire contemporaine, nous voyons clairement, comme dans le premier que nous n’avons pas fini de faire entrer la moralité, et l’éthique, dans cette histoire.

 

 

Les éthiques postérieures

On pourrait croire qu’à ce niveau l’histoire est plus euphorique que sur les autres niveaux. Certes, indéniablement la prise en compte concrète n’a cessé de s’améliorer depuis l’instruction des enfants à la fin du XIXe siècle jusqu’aux dispositions pour l’accessibilité de la loi de 2005. Ce qui révèle un souci éthique certain. Mais là encore le déficit fut et demeure considérable.

Le travail, la question du lien social

On ne souligne pas assez combien les personnes déficientes ont été mises par principe à l’écart du travail. Elles ont été pendant des siècles dispensées de droit du travail. Comment imaginer qu’on se relève facilement d’une habitude aussi séculaire ? On se réfèrera ici au travail admirable qu’a conduit Robert Castel[11]. Nous savons qu’il y a eut, depuis au moins le quatorzième siècle, des groupes de populations exemptes de droit du travail et objets de l’assistance face à d’autres, obligées elles au travail sous peine de punition, de sanction, voire de répression. Pour les premières, Robert Castel n’hésite pas à employer la catégorie de « handicapologie », non pour désigner une sorte de discipline propre, ce qui n’a aucun sens, mais pour montrer cette dichotomie entre les dispensés du travail et les obligés au travail.

Tout au début de son livre, il écrit : « Un premier profil de populations renvoie à ce que l’on pourrait appeler une handicapologie, au sens large du terme. Vieillards indigents, enfants sans parents, estropiés de toutes sortes, aveugles, paralytiques, scrofuleux, idiots – l’ensemble est hétéroclite comme un tableau de Jérôme Bosh, mais tous ces types ont en commun de ne pas subvenir par eux-mêmes à leurs besoins de base parce qu’ils ne peuvent pas œuvrer pour le faire. Ils sont de ce fait dédouanés de l’obligation du travail. La question peut se poser, et elle se pose à chaque instant, de savoir où passe exactement la ligne de partage entre capacité et incapacité de travailler. Ce vieillard décrépit ne pourrait-il pas néanmoins se débrouiller pour survivre par ses propres moyens ? Les malheureux seront toujours soupçonnés de vouloir vivre aux crochets des nantis. Néanmoins, il existe un noyau de situations de dépendances reconnues, constitué autour de l’incapacité à entrer dans l’ordre du travail du fait de déficiences physiques ou psychiques manifestes dues à l’âge (enfants et vieillards), à l’infirmité, à la maladie, et qui peuvent même s’étendre à certaines situations familiales ou sociales désastreuses, comme celle de la veuve chargée d’enfants, pour reprendre une expression fréquemment rencontrée dans les réglementations de l’assistance. Handicapologie doit s’entendre au sens métaphorique : la catégorie est hétérogène quant aux conditions qui mènent à ces situations ; en revanche le critère est d’une grande cohérence quant au rapport au travail qu’il qualifie » (p. 29/30).

Certes il y a eut des lois insistant sur l’insertion dans le travail, depuis celle de 1924 à celle de 2005, en passant par 1957, 1975, 1987. La difficulté n’est pas vaincue. Certes les entreprises aujourd’hui se disent mobilisées par l’insertion professionnelle et habitées par une éthique à cet égard. Dans les faits c’est souvent autre chose.

 

L’éthique de la participation des personnes concernées

On pourrait penser que nous allons ici être redondants par rapport à ce que nous avons dit sur l’indispensable place du sujet moral, bafoué jusque dans certaines tendances actuelles. Nous insistons ici davantage sur la participation concrète de la personne.

Le malade tend à vouloir prendre en charge lui-même, tant que faire se peut, sa maladie et son traitement. Ceci est lié à une valorisation de la santé, et non plus seulement à la lutte contre la maladie. Prenons l’exemple des maladies chroniques[12], aujourd’hui classées dans le domaine du handicap  (diabète, insulinodépendant, hémophiles, insuffisants respiratoires, insuffisants rénaux).

Dans la même optique il faut prendre acte du courant appelé self-care. Ces nouvelles approches de la maladie, ou plutôt de la relation entre malades et professionnels du soin, est là pour nous faire comprendre que les patients entendent se réapproprier leur condition. C’est tout le sens de la demande des personnes fortement dépendantes pour les actes de la vie voulant vivre de façon autonome, chez elles. Si le principe du choix de vie est aujourd’hui reconnu en théorie, la collectivité, et les instances ministérielles notamment, ont le plus grand mal à le favoriser. Il y a là une implication éthique à laquelle l’histoire qui se fait sous nos yeux ne pourra pas se soustraire longtemps.

 

Notre démarche aura pu paraître curieuse, au fil de la lecture. Nous avons voulu montrer les problèmes éthiques dans l’histoire, lointaine ou toute proche, relative aux personnes handicapées. Mais comme l’éthique se fractionne en plusieurs aspects et niveaux, nous avons été contraints de répartir les indications historiques sur ces aspects. Ce n’est donc pas une histoire complète et suivie que nous avons réalisée, mais des sortes de vignettes d’histoire, pour prendre un vocabulaire à la mode. L’histoire éthique que nous avons tentée montre combien les chantiers sont encore immenses sur ce registre.

 

Bibliographie

 

Baszanger I, 1986, « Les maladies chroniques et leur ordre négocié », Revue française de sociologie, xxvii, 1986.

Castel R, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard., 1995.

« Classer/penser/exclure, de l’eugénisme à l’hygiène raciale », Revue d’histoire de la Shoah, n°183, juillet-décembre 2005.

Diederich N, Stériliser le handicap mental ? Toulouse, Erès, 1998.

Ebersold.S, 2006, « L’inclusion, du modèle médical au modèle managérial, » Reliance, n°16.

Lafont. M, L’extermination douce, la cause des fous, Paris, Editions le bord de l’eau, 2000.

Marzano-Parisoli M.M, « Wrongful life : réflexion philosophique autour de la normalité la félicité et la valeur de la vie », Handicap revue de sciences humaines et sociales, n° 91, juillet –septembre 2001.

Moyse D et Diederich N, Les personnes handicapées face au diagnostic prénatal. Eliminer avant la naissance ou accompagner ?, Toulouse, Erès, 2001. Danielle Moyse, Bien naître, bien être, bien mourir, Toulouse, Erès, 2001. Vers un droit à l’enfant normal ? L’arrêt Perruche et l’impact de la judiciarisation sur le dépistage prénatal, Toulouse, Erès, 2006.

Pichot A, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 2004.

Ricœur  P, Le juste 2, Paris, Editions Esprit, 2001.

Saillant F, Gagnon E, « Le self-care : de l’autonomie-libération à la gestion de soi », dans Sciences sociales et santé, Sept. 1996, vol.14, n° 3, 1996.

Sémelin J, Purifier et détruire, usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005.

Stiker. H.J, Corps infirmes et sociétés, essais d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2005. «  Les personnes handicapées dans l’entreprise », Reliance n° 19, 2006.

Swain G, Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994.

Ternon Y, L’innocence des victimes au siècle des génocides, Paris, Desclées de Brouwer, 2001.



[1] Paul Ricœur, Le juste 2, Paris, Editions Esprit, 2001.

[2] Pour touts ces développements voir mon livre, et sa bibliographie, Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod, 1997.

[3]  Clémence Royer,  dans Charles Darwin  De l’origine des espèces par sélection naturelle ou des lois de transformation des êtres organisés , avant propos, préface de la première édition, traduction et note de Clémence Royer, Paris,  Guillaumin-Masson, 1866.

[4] Gladys Swain, Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994.

[5] Diederich, 1998.

[6] Tomkiewicz, 1998.

[7] Nicole Diederich, Les naufragés de l’intelligence (préface de H.J Stiker), Paris, Syros 1990.

[8] On trouvera un bon exposé de ces théories dans l’article de Maria Michela Marzano-Parisoli : « Wrongful life : réflexion philosophique autour de la normalité, la félicité et la valeur de la vie », dans Handicap revue de sciences humaines et sociales, n° 91 juillet –septembre 2001.

[9] Danielle Moyse et Nicole Diederich, Les personnes handicapées face au diagnostic prénatal. Eliminer avant la naissance ou accompagner ?,  Toulouse, Erès, 2001.

[10] Danielle Moyse, Bien naître, bien être, bien mourir, Toulouse, Erès, 2001. Vers un droit à l’enfant normal ? L’arrêt Perruche et l’impact de la judiciarisation sur le dépistage prénatal, Toulouse, Erès, 2006.

[11] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

[12] Isabelle Basanger, Les maladies chroniques et leur ordre négocié, dans Revue française de sociologie, xxvii, 1986.


 [P1]Il me semble qu’il manque une partie de la phrase.

 

Laisser un commentaire