La bonne distance du soignant

Serge Duperret

Praticien hospitalier, anesthésiste-réanimateur, CHU de l’Hôpital de la Croix-Rousse (Lyon), département de recherche en éthique, EA 1610 « Études sur les sciences et les techniques », université Paris Sud                                        

 

Distinguer entre la norme et le soin

 De quelle distance s’agit-il, celle du soignant avec le malade ? Certes, c’est l’essentiel de la question, mais il ne faut pas oublier que nous sommes des hommes déterminés et que nos actes s’inscrivent dans une société donnée. Il est parfois nécessaire de prendre ses distances avec cette dernière pour ne pas perdre de vue le malade.

C’est pourquoi nous commencerons par la nécessité de bien distinguer la norme du soin, afin de remettre au centre de nos préoccupations ce dernier et de replacer cette norme à sa juste place, celle d’une nécessité pratique et non d’une finalité.

Cette bonne distance renvoie nécessairement à la philosophie classique grecque, particulièrement à Aristote et la notion de mesure. Celle qui colle aux aspérités de la situation concrète, entre le trop peu et le trop. Ce n’est pas la demie mesure, mais une position instable, inconfortable, sans cesse à réévaluer, une sorte de marche sur la ligne d’une crête, crête non rectiligne, imprévisible, biscornue. C’est une approche téléologique, c’est-à-dire qui se préoccupe des fins, et s’oppose par conséquent à une posture déontologique, qui met la règle en avant. Si l’on réfléchit à la position qui est la nôtre, nous sommes submergés par la règle. Nous devons appliquer des règles toute la journée. La norme nous a engloutis.

La norme, une nécessité aveuglante

Evidemment, il y a une nécessité pratique de la norme. On ne soigne pas dans l’improvisation. On ne diagnostique pas n’importe comment, on ne propose pas n’importe quel traitement, on n’administre pas un traitement de n’importe quelle façon. Mais cela reste une nécessité pratique, alors qu’elle envahit tout le reste. La véritable finalité de notre travail, c’est l’être qui est en face de nous et là, justement, nous devrions « coller » aux aspérités dont je parlais tout à l’heure. Or, nous sommes aveuglés par la norme, nous ne pouvons plus nous en détacher afin de coller à la réalité. Pourquoi ? J’ai employé tout à l’heure le terme inconfortable pour qualifier la mesure. Il est plus confortable d’appliquer la règle que de tenter de coller à la réalité. Il est plus facile de proposer un traitement démesuré à un vieillard que de se préoccuper de ses attentes et des conséquences néfastes pour lui du traitement, puis d’expliquer à sa famille que l’on ne va « pas faire ». Le plus souvent, le « faire » précède la réflexion, avec le double avantage de nous dispenser de remettre en cause la pertinence de nos actes et d’être en accord avec la règle qui devient vite une loi protectrice. Il en va de même dans le soin.

L’efficience bien comprise

Si la règle s’impose quant aux horaires de la toilette, des visites, des repas, pour le bon déroulement de la vie de tous à l’hôpital, rien n’interdit d’adapter ces règles à une personne qui dort un peu plus le matin, qui a l’habitude de faire un repas par jour chez lui…

Cette adaptation des soignants, on peut la retrouver dans une définition de l’efficience d’Yves Clot, sociologue. L’efficience d’un professionnel apparaît quand il a atteint une aisance suffisante dans son travail, une certaine facilité, une économie, sans sacrifier la qualité. Cette aisance qui permet de dégager du temps est mise à profit pour créer. Nous sommes au cœur du problème. Les règles représentent la partie pratique de notre métier, règles nous permettant d’avancer, de se débarrasser du contingent et de ses contraintes, cela pour nous permettre d’être efficient, c’est-à-dire d’être inventif et de coller à la réalité du malade. Si, tout au long de notre journée, nous ne faisons qu’appliquer des recettes produites par d’autres, celui qui est oublié dans l’affaire, c’est bien le malade, cet être particulier, hors norme. Voila ce qui concerne la bonne distance vis-à-vis de la norme. Elle n’est qu’une nécessité pratique. Elle n’est pas le cœur de notre métier, ce malade dont la présence nous oblige à adapter la norme sans cesse. Nous n’avons pour autant fait que nous en approcher de ce malade. Le plus dur reste à faire, trouver la bonne distance entre lui et nous.

La double exigence d’une présence responsable

On peut aborder le problème de deux façons au moins, phénoménologique et psychologique, mais ces deux approches se rejoignent sur beaucoup de points pour ce qui nous préoccupe. Dans la phénoménologie on considère qu’appréhender ne passe pas par l’explication, mais par la réception d’un phénomène. Mais cette réception se détache de l’apparente réalité qui nous donne des représentations figées et symboliques des choses.

Il s’agit de mettre en jeu notre capacité d’étonnement, notre éveil. Dès lors, si nous considérons que la chose reçue par nous n’existe que si nous lui prêtons une véritable attention, cela sous-entend que notre présence est nécessaire à « l’apparition » de la chose. Cela engage notre responsabilité. Ce visage qui est en face de moi existe car je le regarde et j’existe pour lui par le même phénomène. Il n’est pas mon image en miroir, et pourtant l’un sans l’autre n’existe pas. Plus même, sa réalité dépend de moi. Adopter une posture phénoménologique impose donc de tendre vers la compréhension du phénomène et non de s’en tenir à l’apparente réalité. Par exemple, la réalité d’une chose passe par mon interprétation des faces cachées de cette chose et donc m’engage. Si je regarde une pomme posée sur un plateau, sa face offerte à moi est ronde et rouge, je construis la totalité de cette pomme comme ronde et rouge alors que sa forme et sa couleur véritables dépendent plutôt de la vision, par un autre, de sa face cachée.

La maladie n’est pas cette entité nosologique que l’on a apprise et qui me fait voir le malade et tous les autres à travers cette description, mais bien le vécu du patient qui est en face de nous. Si je veux appréhender le phénomène maladie je dois m’intéresser aux faces cachées que l’autre va pouvoir me faire découvrir (vécu du malade, contexte qui a amené le malade à l’hôpital, ses représentations de la maladie….). Si je m’en tiens à la face visible de la maladie, au travers de mon prisme (culturel, personnel, institutionnel…), je m’éloigne du phénomène, je perds ma capacité à faire apparaître. Si ce malade existe vraiment, si je m’en préoccupe, ce n’est pas seulement de sa face rendue visible par la médecine standardisée dont je me préoccupe, mais aussi de sa face cachée. Or, comme sa présence, sa « visibilité », dépend de moi, je risque de manquer à ma responsabilité. Une partie de lui n’apparaît pas. C’est ça, la responsabilité du soignant, faire apparaître la face cachée.

Ce qui est le plus troublant, c’est que cette capacité d’étonnement envers l’autre, nous atteint aussi. L’autre n’est pas neutre et sa présence nous révèle à nous même.

C’est là que l’on peut retrouver notre sujet de départ, la bonne distance. La bonne distance, c’est peut-être quand le soignant reçoit aussi du soigné ; La mauvaise distance, quand le soigné est écrasé par le soignant, quand, alors, il n’y a pas de retour.

 

Cet autre qui nous oblige

La bonne distance est nécessaire, donc, mais pourquoi est-elle si difficile à trouver ? Le soin nous expose à l’intrusion en soi de la souffrance d’autrui. Et cette souffrance nous envahit en raison de l’asymétrie entre nous, bien portant et compétent pour soigner, et le malade vulnérable, incompétent. Nous sommes un peu « obligés » face à ce malade qui s’offre, de la même façon qu’un don nous oblige, nous « coince ». Des mécanismes de défense, nombreux, peuvent se mettre en place : déni, rationalisation excessive, déplacement du problème posé par le patient, projection sur d’autres objets, sublimation et recherche d’autres sources de satisfaction. La bonne attitude est bien sur l’empathie, mais quand on dit ça, on n’a guère avancé, il faut savoir ce que recouvre ce terme.

Essayons une réponse simple à cette notion d’empathie : c’est « ressentir avec », sans oublier qu’il s’agit d’un autre qui ressent vraiment. Cette intégration (c’est bien l’autre qui vit la douleur), nous donne la bonne distance, dans les deux sens. Si les troubles s’intensifient, notre position change en direction du malade et réciproquement. La bonne distance est maintenue, mais il n’y a jamais de fusion. L’empathie comporte cette dimension professionnelle au sens où il y a maîtrise de la situation, le soignant sait toujours où il se situe dans la relation.

L’empathie n’est pas la sympathie, où il se produit une communication intersubjective entre soi et autrui. De même que la pitié qui mène ou peut mener au mépris, la sympathie nous fait perdre notre position de professionnel, elle majore l’asymétrie d’origine entre le soignant et le soigné. L’empathie permet d’appréhender la souffrance de l’autre en essayant d’inclure tous les facteurs de la souffrance. On tente de comprendre ce qui arrive à celui qui est en face, en se mettant à sa place, non pas en souffrant avec lui mais en essayant de voir comment nous serions si, compte tenu de tout ce que l’on sait de lui, nous étions soumis aux mêmes facteurs.

L’empathie comme épreuve

On retrouve ici des éléments abordés avec l’approche phénoménologique, c’est-à-dire qu’on recherche la face cachée pour mieux recevoir le phénomène dans sa vraie dimension et non à travers une représentation symbolique. On « se met à la place » du malade en sachant que ce n’est qu’une place juste à côté et que l’on peut la quitter.

Il est plus exigeant de manifester de l’empathie que de la compassion ou de la commisération. L’empathie est vraiment une épreuve, une mise en situation, usante, qui peut vous grignoter. Il faut en être conscient et parler entre professionnels au risque, sinon, de tomber dans l’héroïsme pour certains et la froide distance pour d’autres. Personnellement, je constate que cette dimension du soin n’est pas assez enseignée, cette dernière faisant pourtant partie du « contrat ». Si l’on veut être soignant, on est tenu d’être empathique. En contre partie il faut en connaître les pièges, avec en premier le risque d’épuisement professionnel.

« Toutes les valeurs du métier de soignant »

Prenons un exemple. Il s’agit d’un homme de 65 ans qui après une détresse respiratoire grave a du mal à remonter la pente. Il est dénutri (pathologie cancéreuse sous-jacente), confus et toujours triste. Il n’adhère pas aux soins. Syndrome de glissement, disent certains, comme si nous « glissions » tous de la même façon. Exhortation, encouragements, changement de chambre, rien n’y fait. On apprend, par l’entourage, que son père est mourant. On commence à en parler avec le patient qui participe un peu à la conversation. Le père meurt durant l’hospitalisation de son fils. On propose d’organiser une permission au patient pour qu’il puisse assister à la mise en bière de son père. L’œil s’ouvre franchement. Au retour, rien de fantastique, mais progressivement l’état général se transforme.

Il est impossible d’établir une relation de causalité entre les deux faits. Ce qui est sûr, c’est que l’attitude a été empathique. Il eût été plus facile de considérer le risque d’une permission, certes très encadrée, et d’évacuer cette possibilité, d’autant que le patient n’avait rien demandé : mauvaise distance. Pour un homme fatigué par la maladie et se sentant proche de la mort lui-même, la vue de son père devait revêtir une grande importance. C’est ce que nous nous sommes dit. Nous nous sommes « mis à la place », sans partager vraiment sa peine. Par cet exemple atypique (on est loin de la douleur physique) on peut retrouver toutes les valeurs du métier de soignant.

Ce qui est encore plus étonnant dans cette histoire, c’est que l’hôpital qui l’a accepté pour cette nuit avant la mise en bière l’a fait sans opposer un quelconque principe de précaution, cette prise en charge paraissait « naturelle » à tous, gage de la bonne distance, peut-être.

Permettre l’apparition de la personne malade

Difficile de conclure ; Il n’y a pas de conclusion, la bonne distance varie tout le temps.

Si on se résume, on a dit qu’il faut savoir inventer pour conserver la bonne mesure, en sachant adapter la règle. Cette règle qui n’est pas une fin en soi, mais n’a qu’une valeur opérationnelle. Si l’on n’invente pas, le malade en tant qu’être unique est oublié.

Permettre à ce malade « d’apparaître » enfin, constitue la responsabilité du soignant car c’est bien nous qui « avons la main », pas le malade. Nous pouvons aussi bien le rendre anonyme que le faire apparaître dans sa singularité.

A cet instant on est « tout près » du patient, nous sommes de moins en moins indifférent à lui. Il n’est plus « l’œsophage du 14 » ou le « totoche du 12 » et c’est là que la bonne distance est dure à trouver, entre la fusion destructrice et l’empathie tellement exigeante.

Quel métier !

 

Laisser un commentaire