La personne polyhandicapée et IMC : personne humaine ou personne hypothétique ? Aspects sociologiques

Michel Billé,

Sociologue

« Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe. »

Christian Bobin, La présence pure

 

A Antoine, à ceux qu’il aime et qui l’aiment…

 

Les limites de l’humanité, au-delà desquelles on ne serait plus un homme

 

Les personnes handicapées, ou polyhandicapées, ou porteuses d’infirmité motrice cérébrale sont-elles des personnes humaines ? Qu’est-ce que la sociologie peut bien avoir à dire sur cette question ? D’ailleurs, est-ce bien comme sociologue que je vais tenter d’y répondre ? Il y a tant de sociologues et de sociologies que l’on en trouverait certainement pour apporter des réponses parfaitement contradictoires, tantôt superbes, tantôt redoutables, scandaleuses, écœurantes. Et puis, chacun le sait, il y a, dans nos vies, la mienne n’y échappe pas, des rencontres, choisies ou obligées, avec des personnes handicapées notamment qui, j’en suis convaincu, déterminent, plus que nos disciplines de référence, ce que nous pouvons penser et dire sur ces sujets essentiels qui touchent à l’homme, à son humanité et finalement à la vie, à l’amour et à la mort.

 

Étrange question quand même, qui fait peur, avouons le, quand on observe qu’elle se pose au moment où, sous des formes souvent très subtiles, un eugénisme rampant, toujours prêt à se faire prendre pour le progrès dont l’humanité a besoin, tente de s’infiltrer partout sous prétexte que la vie des uns aurait plus ou moins de valeur que celle des autres et que certaines de ces vies ne vaudraient pas d’être vécues[1].

Pourtant, comme sociologue, je voudrais en dire quelque chose, même si je sais que mon histoire personnelle, familiale et professionnelle détermine mon propos autant que le font les références à la sociologie.

Il peut paraitre d’abord incroyable que nous en soyons là ! Le seul fait que la question se pose et l’acuité avec laquelle elle se pose ont quelque chose de potentiellement scandaleux. Comment se fait-il que nous en soyons aujourd’hui à leur « mégotter » un statut de personne à part entière, sans restriction ni discussion ? Comment se fait-il que nous en soyons encore là, ou là à nouveau, après tant de travaux, tant de militantisme (en particulier associatif et parental), tant de débats, d’écrits, de combats ? Après les travaux de tant de médecins, psychiatres, psychanalystes, philosophes, sociologues, historiens etc.

C’est que, peut-être, et c’est l’approche que je voudrais ici privilégier, cette question parle d’autre chose ? Il se peut en effet que cette question qui se pose ou que nous posons au sujet des personnes handicapées parle de nous plus qu’elle ne parle d’eux. Tout se passerait, au fond, comme si ces personnes à qui nous discutons le statut de « semblable à nous » nous adressaient, sur nous-mêmes, des messages ou informations que nous ne souhaitons pas tellement recevoir.

Leur position toujours légèrement décalée, comme si elles faisaient un pas de côté par rapport à nos normes, nous révèle alors notre propre fonctionnement social, sociétal et, de ce fait, nous leur contestons la légitimité à témoigner. Que vaudrait, en effet leur témoignage ou leur propos s’ils ne sont pas tout à fait des hommes ? Et nous serions alors dispensés d’entendre ce qu’ils nous disent et que nous ne souhaitons pas prendre en compte.

 

Alors que nous disent-ils ? La simple observation immédiate est déjà éloquente. Ils nous disent :

Que notre rapport au temps est complètement fou : nous ne sommes que recherche de vitesse, ils nous apprennent la lenteur, ils nous obligent à la lenteur, dans un monde qui prétend ne pas en avoir besoin.

Que notre rapport au « fric » est insensé et que nous y perdons nos valeurs : nous ne vivons que d’utilité rentable, ils rappellent inlassablement que l’essentiel est ailleurs à un monde qui ne veut plus y croire.

Que notre manière de sérier, de ségréguer, dès l’école, dès la crèche, même, la population en fonction de catégories de performance, est insupportable. Nous ne sommes que recherche d’avoir, ils parlent d’être à un monde qui n’y croit plus ou ne veut plus y croire.

Que notre conception de la culture et de l’art le dispute à l’indécence. La marchandisation médiatisée de la culture les tient à l’écart. Ils rappellent que la standardisation d’une culture à laquelle ne peut accéder une part majeure de l’humanité n’est qu’un terrible appauvrissement.

Que notre école est en grande difficulté pour accueillir, inclure dit-on aujourd’hui, les enfants qui en ont le plus besoin. L’école de la République a décidément bien du mal à mettre durablement en œuvre les valeurs de la République…

Que l’hôpital fonctionne aux limites, parfois dépassées, de ses capacités et moyens humains… Ils parlent d’égalité d’accès aux soins et de qualité relationnelle à un hôpital trop tenté ou trop contraint par des normes de gestion, de tarification et de rentabilité.

Ils nous disent… On pourrait poursuivre, je crois, mais ces quelques éléments nous montrent déjà à quel point, si nous voulons bien les entendre, les personnes handicapées nous parlent de tout ce qui fait notre manière de vivre ensemble. Alors, dans cet ensemble gigantesque, je vous propose de tenir quelques repères : Au fond, en tout cela, de quoi est-il question ?

  • D’identité, c’est à dire de l’image que nous avons de nous-mêmes.
  • De solidarité, c’est-à-dire de notre manière de faire société et finalement…
  • D’humanité, et plus précisément de ce que nous considérons comme étant les limites de l’humanité, au-delà desquelles on ne serait plus un homme.

 

 

Une question d’identité 

 

« Mon identité, c’est l’image que j’ai de moi, forgée dans le rapport aux autres parce que j’ai par la suite à répondre à leur attente[2]. » Cette remarquable définition de l’identité que nous proposait Pierre Sansot nous fournit tous les éléments du problème. Les existentialistes le disent d’une autre manière, en expliquant que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui. Et Jacques Prévert avait l’élégance de nous dire que « c’est dans le miroir des autres que parfois on se reconnait. »

Se reconnaitre dans le miroir des autres… C’est en effet dans ce miroir de l’autre, lorsque se croisent nos regards, que s’élabore l’image qu’il me renvoie de moi-même. Cette image, je la reçois, je l’intègre et elle devient constitutive de mon identité. Mais quelles images sommes-nous prêts à accepter venant de l’autre ? La question de la ressemblance se pose exactement à cet endroit. Puis-je me reconnaitre en lui ? Pas seulement reconnaitre qu’il me ressemble, ce qui ne serait qu’un premier pas puisque s’il me ressemble je reste le modèle auquel il ressemble, en moins bien, évidemment, mais reconnaitre que je lui ressemble. Qu’il est un homme comme moi et que je suis un homme comme lui.

Dans cette circulation d’images supports d’identité, il est clair que les personnes handicapées nous renvoient de nous-mêmes des images incompatibles avec les modèles et standards que nous imposent les modes et leur marketing débridé. Nous ne voulons pas être ce corps déformé, ce visage défiguré, ni cet esprit torturé par la souffrance ou par l’effort pour exprimer la pensée qui l’habite.

La véritable question identitaire n’est pas tellement de savoir « qui je suis » mais bien de savoir ce que réciproquement nous attendons les uns des autres. « Toi, qui dis-tu que je suis[3] ? » C’est-à-dire « qu’attends-tu de moi ? » Et nous, qu’attendons-nous d’eux ?

Parce qu’ils nous renvoient de nous-mêmes une image que nous n’aimons pas regarder et ne voulons pas voir, ils nous dérangent, au point de n’attendre rien d’eux, si ce n’est, à la limite, qu’ils disparaissent, symboliquement ou physiquement… Evidemment, ça nous arrangerait alors qu’ils ne soient pas des hommes.

 

 

Une question de solidarité.

 

La société de dé-liaison que nous construisons chaque jour un peu plus tend à malmener, voire à rompre le lien de solidarité, déclinaison laïque de la valeur républicaine de fraternité qui constitue une partie du socle structurant la socialité, notre manière de faire société. Être solidaire c’est toujours décider de se relier et se reconnaitre une dette.

Décider de se relier à ceux avec qui, justement, pour un peu, plus personne ne se relierait : les plus pauvres, les plus malades, les plus handicapés, les plus âgés, les plus étrangers, les plus vulnérables. Se relier, se reconnaitre un lien, et au nom de ce lien, parce qu’ils sont nos frères en humanité, se reconnaitre une dette et s’en acquitter, personnellement et ensemble, alors même que nous n’avons pas le sentiment de l’avoir personnellement contractée.

Répondre d’une dette, solidairement, dans toutes les formes que peut prendre cette dette, y compris et surtout dans sa forme financière bien entendu. Et nous voici touchés au cœur, si je puis dire ! Il va falloir payer. Si ce sont des hommes, il va falloir payer et nous ne pourrons pas « rechigner » sur le niveau de la dépense… Et l’argent consacré à la compensation du handicap, à l’accompagnement et aux soins des personnes n’est plus de l’argent qu’on leur donne mais bien de l’argent qu’on leur doit, obligation dont on ne peut plus se défausser !

 

Parce qu’ils nous appellent à une solidarité que nous avons du mal à accepter ils nous dérangent et ça nous arrangerait qu’ils ne soient pas des hommes ; nous pourrions nous croire dispensés.

 

 

Une question d’humanité

 

Etre solidaire de nos semblables, parce qu’ils sont nos frères en humanité, voilà donc le défi que contient la question initialement posée : les personnes handicapées sont-elles des personnes humaines ?

Ce défi nous conduit, finalement, à poser la question de savoir où se trouvent les limites, les frontières de ce que nous nommons l’humanité. Cette humanité a-t-elle des frontières ? Nous appartient-il de les situer ? Peut-on les déplacer ? Pouvons-nous, au fond, en disposer de telle sorte que nous pourrions statuer sur le cas des uns et des autres : humains, pas humains, et pourquoi pas semi-humains ? Il y aurait des humains qui ne seraient pas ou ne seraient plus des personnes, ce qui nous autoriserait à prendre à leur égard quelques libertés expéditives…

En d’autres termes, devons-nous retenir une définition extensive ou restrictive de cette humanité ? Immense question, sans doute, qui peut cependant recevoir une réponse relativement simple : nous nous appauvririons si nous nous privions d’une partie de cette humanité. Mais alors, de quelles richesses sont-ils donc porteurs ? Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il que certains de nos contemporains justifient leur appartenance à l’humanité par ce qu’ils lui apportent, quand d’autres, par exemple au motif de leur naissance, de leur lignée ou de leur richesse en seraient parfaitement dispensés ?

Ceux qui vivent avec les personnes handicapées, qui travaillent avec eux, qui les côtoient chaque jour, le savent et le disent, ils sont porteurs de richesses étonnantes mais de richesses à reconnaître, justement, dans ce qui n’est jamais valorisé dans la société contemporaine.

La richesse qu’ils partagent avec nous passe, au-delà de leur vulnérabilité, par un sourire, un regard, … Ils sont lenteur, ils sont vulnérabilité, ils sont souffrance…

« On ne perçoit que les bribes de l’angoisse subie par l’autre, de la douleur d’un malade, on ne perçoit que la présence. Si la joie et le bonheur se partagent aisément, la souffrance répugne, elle fait honte et isole…/… Se mettre à la place du souffrant, voilà un exercice ardu. On peut au moins être là, tenter de réconforter et surtout s’abstenir de juger. Dans la souffrance, une présence, aussi discrète soit-elle, surclasse – et de loin – les discours qui prétendent tout maitriser. Un regard, un sourire, un mot, voilà ma part d’action…/…Le sourire fragile, la parole indécise, le soutien arrachés au prix de mille efforts paraissent vains mais s’ils manquent, c’est que manque l’essentiel[4]. »

 

Parce qu’ils nous parlent de la manière dont nous posons ou prétendons poser les limites de l’humanité, ils nous dérangent et ça nous arrangeraient qu’ils ne soient pas des hommes.

 

 

Affirmer qu’ils sont des hommes

 

Affirmer qu’ils sont des hommes, que les personnes handicapées, polyhandicapées ou Infirmes Motrices Cérébrales sont des personnes humaines, c’est donc s’engager avec eux dans une sorte de dialogue et nous avons alors à entendre ce qu’ils nous disent. Ils nous parlent d’eux, de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils endurent, de ce qu’ils souffrent, de ce qui les rend heureux parfois, mais ils nous parlent de nous, de notre manière de faire ou de ne pas faire société autour d’eux, avec eux.

Faire société avec eux, attendre d’eux quelque chose et tenter de comprendre ce qu’ils attendent de nous, c’est alors se reconnaître en situation d’interdépendance avec eux. Mais précisément, comment se reconnaître interdépendant des personnes handicapées quand tout, dans le contexte sociétal qui nous porte, nous pousse à l’inverse des valeurs auxquelles elles nous rappellent incessamment ? Nous avons tôt fait alors, brisant ce lien d’interdépendance, de les nommer, eux, dépendants, dans une sorte de dépendance unilatérale, quand nous savons bien que c’est l’interaction, l’interdépendance qui nous fait homme.

Brisant ce lien d’interdépendance nous renvoyons alors les personnes handicapées à un possible vide relationnel. Dans l’interdépendance, en effet se développe une relation, un échange affectif qui peut aller jusqu’à l’échange amoureux, qui est en tout cas relation d’amour. Mais qui, mis à part leurs parents et parfois quelques orfèvres, professionnels ou non, qui est disponible à cette relation d’amour qu’il s’agit pourtant d’établir avec eux ?

Comment la société de l’apparence et du faux semblant qui est la nôtre ferait-elle une place à celui dont la réalité physique et mentale nous renvoie constamment à la fragilité des canons de beauté sur lesquels sont construits les rapports sociaux et économiques ?

 

Comment la société du « tout est possible », ferait-elle une place à celui dont la force du handicap vient constamment activer les limites de toute entreprise humaine ?

Comment la société de dé-liaison, société de la connexion toujours déconnexion possible, multiplicité d’individus déliés, multiplicité du même, qui ne peut supporter l’autre dès qu’il s’écarte du clone et de son modèle, ferait-elle une place à celui en qui nul ne voudrait se reconnaître ?

C’est que reconnaître « l’autre-différent » comme mon semblable c’est s’engager dans l’aventure de la solidarité, déclinaison de la valeur républicaine qu’est la fraternité. Il ne s’agit pas seulement d’une fraternité bienveillante ou charitable qui nous obligerait à leur égard mais bien d’une fraternité qui fonde les rapports démocratiques et qui fait que la loi de 2005 peut s’appeler : « Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. » C’est bien finalement d’égalité qu’il est question, de droits, de citoyenneté et à travers cela de notre capacité à reconnaître à l’autre le statut de personne que nous ne saurions lui disputer.

Etre homme c’est être relié, aimer, désirer souffrir, perdre, se réjouir et pleurer…

Ils sont en relation, dès l’instant où nous trouvons le mode.

Ils désirent, ils aiment, dès l’instant où nous ne nous refusons pas à leurs sentiments.

Ils souffrent : à nous de décoder cette souffrance et de l’apaiser chaque fois que c’est possible…

Ils se réjouissent et pleurent, ils connaissent les pertes et les deuils : à nous de partager avec eux les joies et les peines de nos existences, elles aussi nous font hommes et femmes.

 

De qui parlait donc la question que nous avons ouverte : « La personne polyhandicapée et IMC : Personne humaine ou personne humaine hypothétique ? » A l’évidence elle parlait de nous bien plus que d’elle…

Mais « Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe[5]. »



[1] Voir en particulier ce qui a été appelé « l’Arrêt Perruche » : L’assemblée plénière de la Cour de Cassation, dans son arrêt du 17 novembre 2000, a énoncé que « dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Madame PERRUCHE avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues. » L’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a mis un coup d’arrêt à la jurisprudence dite PERRUCHE : « I. – Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. »

[2]Pierre Sansot : « Identité et vie quotidienne » in Identités collectives et travail social, sous la direction de Jacques Beauchard, Toulouse, Privat 1979, p. 31.

[3] « Toi qui dis-tu que je suis ? » Matthieu 16-15. Bien sûr la référence biblique peut gêner certains lecteurs, elle est pourtant d’une précision extrême et nous invite à voir, à travers le récit culturel fondateur, à quel point la question identitaire est indissociable de ce qui fait l’homme.

[4] Alexandre Jolline : Le métier d’homme, Paris, Seuil, 2002, p. 46.

[5] Christian Bobin, La présence pure, Cognac, Le temps qu’il fait, 1999, p. 31.

 

Laisser un commentaire