Dire la fin de vie, la mort et le deuil

Argumentaire de l’atelier éthique Groupe Polyhandicap France (E. Zucman) et Espace éthique de l’AP-HP (E. Hirsch): Fin de vie, mort et deuil : « Les trois sont des « non-dits » majeurs de la modernité en France. Même non-dits pour les personnes polyhandicapées… avec le même impact non reconnu. Leur ressenti de l’approche de leur mort, de la perte des amis, parents professionnels… est d’autant plus lourd que nié ou non dit. La douleur de leur décès est grevée de plus de culpabilité pour les proches. La réflexion éthique pourrait leur épargner « d’aller mourir ailleurs » selon le souhait de tout le monde. Mais la mort égalisatrice est-elle la même pour tous ? »

 

« Au soir, tu seras examiné sur l’amour »

Jean de la Croix

Retrouvez les comptes-rendus de l’atelier Ethique et polyhandicap

 

 


 

Michel BELOT

Docteur en psychologie

Mas « La Clairière » Hôpitaux de LANNEMEZAN

 

Les « non-dits » de la mort ?

La mort n’est pas «non dite» dans les projets et règlements des établissements qui s’occupent des personnes polyhandicapées ou gravement handicapées. S’il n’est pas interdit de parler de la mort, on n’aborde pas spontanément ce sujet délicat. Pour le professionnel de santé, comment donner une représentation, une signification à la mort alors que notre principale référence est le soin, la vie?

Les professionnels et les familles la savent possible. Le risque de décès s’invite dès l’enfance, à un âge où habituellement elle est absente et hors champ. Elle a été parfois prédite dès l’annonce du diagnostic ou lors d’une aggravation : Il ne passera pas ses 5 ans ou 20 ans.

Bruno a connu la vie habituelle des enfants jusqu’à l’âge de 8 ans, âge de sa communion et âge de la survenue d’une méningite fulgurante. Il en a été lourdement affecté: tétra parésie, cécité corticale, plus de parole, plus de oui ou non… Il balance très souvent la tête, seule partie du corps qu’il peut mobiliser. Depuis plusieurs dizaines d’années sa mère très attentionnée vient le voir régulièrement. Elle souhaite que son fils soit enterré dans l’aube et avec les chaussures qu’il portait lors de sa communion. Le personnel ne sachant que faire des ces habits encombrants et non fonctionnels a préféré les stocker dans un débarras et noter dans le dossier: «En cas de décès, le revêtir de l’aube et de ses chaussures…» Nous avons plusieurs fois abordé avec cette maman la difficulté de le faire tenir dans cet habit et suggéré d’en acheter une plus grande. Non, celle là lui convient.

Comment comprendre et répondre à cette demande si surprenante et insistante, comment traiter cette souffrance sans plaquer une interprétation extérieure ? On pourrait y voir un déni de la situation actuelle, une impossibilité d’imaginer une vie avec le grave handicap de son fils, un désir d’arrêter le temps à l’innocence et à l’espoir de l’enfance, d’habiller du linceul un deuil déjà bien anticipé : toutes ces interprétations ne suffiraient pas pour «normaliser» la vision de la mère de Bruno. Elle nous livre quelque chose d’intime, à respecter – avec du temps, de l’écoute et de l’empathie – jusqu’à qu’elle change de représentation, se transforme. «Accompagner, ce n’est pas réagir, c’est s’ajuster».[i]

 

Parler de la mort comme disparition de l’autre ?

Un jour, la mort fait irruption et s’impose : lors du décès d’un parent, d’un voisin de chambre ou de lit. Cette mort est associée à la disparition, notion que nous connaissons mieux : «Il est parti…» Dès notre naissance, avec l’expérience de l’amour nous vivons aussi celle de la séparation, du vide, de l’absence, des pertes momentanées de conscience de soi et autres «petites morts». «Pour celui qui aime, la mort est une réalité palpable et quotidienne…»[ii]. L’amour et la mort sont liés, mais pas opposés.

 

Parler de la mort avec les personnes polyhandicapées?

Comment parler de la mort avec les personnes polyhandicapées? Nous décrirons deux situations courantes dans un lieu d’accueil pour adultes.

1. L’annonce aux autres résidents du décès d’un de leur camarade : Ces personnes polyhandicapées vivent dans une dynamique collective, l’annonce du décès d’un camarade est incontournable. Ne pas la faire au nom d’une difficulté supposée de compréhension ou pour protéger la personne sont des erreurs. Le décès est annoncé par le personnel présent, le plus rapidement possible, dans un cadre permettant l’expression de tous, avec solennité, avec des mots justes, simples et adaptés, en groupe mais avec une attention particulière pour chacun. Que leur dire? Nous pouvons évoquer les circonstances du décès, ce qui s’est passé ces derniers jours ou dernières semaines, rappeler sa place dans le groupe, relater quelques souvenirs, chercher un objet ou une photo lui appartenant… Nous laissons également beaucoup de temps de calme, de silence pour favoriser l’intégration de cette annonce, lui donner une épaisseur : leur visage grave, leur mimique, leurs émissions vocales ou le silence, leurs regards témoignent de leur compréhension. Cette mauvaise nouvelle renvoie à d’autres circonstances analogues, à d’autres décès. « Il est parti au ciel, rejoindre ceux qui sont déjà partis dans le monde des morts…»

 

2. L’annonce à un résident du décès de leur parent. La crainte des parents que leur enfant leur survive est fréquente : peur du devenir, héritage trop lourd à porter pour les fratries, protection de leur enfant du deuil des parents… Lorsqu’un parent décède, l’annonce par la famille est souhaitable. Mais ce n’est pas toujours possible. Comment la personne sera-t-elle informée ? Doit-elle participer aux cérémonies funéraires ? La famille peut être loin ou trop occupée aux préparatifs des funérailles. La place des frères et sœurs pour annoncer le décès d’un parent n’est pas simple s’il n’y a pas une proximité habituelle. Parfois, ils apprennent ou prennent conscience dans ces circonstances de l’existence de leur parent polyhandicapé. La place de la personne polyhandicapée dans sa famille en est profondément modifiée. Veillons à ne pas enfermer les personnes handicapées dans des réponses trop exceptionnelles ou trop protectrices qui renforcent leur exclusion. La mort de ses parents est un temps essentiel, une épreuve douloureuse certes, mais si humaine.

 

1. La fin de vie: L’intrication entre vie et mort, entre amour et séparation

a) la fin d’une longue histoire

- Une longue histoire bâtie sur des liens durables: Les soignants les plus anciens sont des repères et des témoins pour les familles et la personne polyhandicapée. La proximité nécessaire dans les soins quotidiens, les discussions répétées, la traversée des crises et nos évolutions conjointes favorisent une connaissance intime, des liens profonds. Les professionnels vivent et vieillissent avec eux, leur décès se conjugue comme celle de nos proches:«une mort à la deuxième personne»[iii].

- Une longue histoire bâtie sur les épreuves passées. Elle a commencé avec les premières hospitalisations, à l’annonce du diagnostic et des risques d’une issue fatale, avec les deuils successifs liés aux difficultés du développement de l’enfant, avec les rétrécissements des possibles et les renoncements aux rêves. Cette expérience peut-elle aider à affronter d’autres traumatismes, d’autres mauvaises nouvelles, d’autres séparations ?  Les familles, entre fragilité et résilience personnelle, n’oublient jamais et redoutent toute épreuve analogue, c’est la «crainte de l’effondrement»[iv].

- Une longue histoire bâtie sur la vitalité des personnes polyhandicapées : Les personnes polyhandicapées nous montrent un désir de vie intact[v], y compris dans les phases d’aggravation. Plusieurs fois elles passent très près de la mort.

La mère de Christelle vient la voir toutes les semaines, depuis 30 ans. Régulièrement, une fois par an environ, sa fille tombe malade: Une infection pulmonaire, un virus… l’état de santé peut s’aggraver rapidement et demander des soins intensifs. Et rapidement elle revient sur son groupe. Christelle a reçu 6 fois le sacrement des malades, montrant la fois la grande fragilité et de l’extraordinaire vitalité des personnes polyhandicapées… et les épreuves endurées par les mères et par leurs proches.

- Une longue histoire bâtie sur une perception sensible: Si elles n’ont pas une connaissance de leur maladie ou du risque de mourir, elles sentent très bien l’inquiétude de l’entourage.

Isabelle a le don de rassurer sa famille ou bien de la déstabiliser, une banale rhinopharyngite pouvant réactiver l’inquiétude et les insomnies de sa mère. Isabelle connaissant les réactions de sa mère, s’en sert à sa façon: soit pour l’inquiéter (par le refus d’une bonne crème) ou pour la rassurer (manger plus que d’habitude….) Cette communication se maintiendra sur ce mode habituel jusqu’aux derniers instants.

Nous devons moduler les modèles trop rigides ou idéalisés d’une fin de vie notamment dans une recherche de calme et de sérénité alors que l’inquiétude est au premier plan.

 

b) Contrôler, maitriser les modalités de fin de vie?

Accompagner la fin de vie demande une proximité et un détachement, dans un mouvement que nous ne pouvons pas contrôler, dans une imbrication entre une souffrance souvent intense et un besoin de soutien qui peine à s’exprimer. La fin de vie, parce que c’est encore la vie, est faite de contrastes. Si la mort peut être «attendue», les modalités de la fin ne nous appartiennent pas. La mort est rupture. Sa proximité conditionne fortement la rencontre avec l’autre.

Sylvie est admise à l’âge de 14 ans. Sa maladie évolue très rapidement et a justifié une admission en urgence, loin de chez elle et de ses parents. Ses demandes sont très limitées (rester près d’elle) ou claquent comme des ordres: boire, être changé de position, redresser les coussins. Elle refuse toute radio et télévision. Son souffle s’amoindrit, semblant venir de lointains replis. Nos mots parfois l’apaisent doucement ou la font souffler comme par exaspération. Elle a des moments d’inconscience et d’autres moments où elle est plus disponible. Elle est en exil, hors temps, hors espace. Comment parler à quelqu’un qui montre si peu de son état, de sa pensée? Dire ce que nous savons, décrire ce que nous voyons, ce que nous ressentons, évoquer les souvenirs communs, prononcer les mots, les noms, les prénoms qui font du bien. Nous laissons aller nos gestes les plus spontanés: s’approcher, s’asseoir, se pencher, prendre la main, attendre, chercher des signes, les traduire, parler de ce qu’elle appréciait, de sa famille, de ce qu’elle regarde, de ce qu’elle peut entendre. La parole rare laisse la place aux bruits, aux râles aux gémissements, au rythme de la respiration, aux regards, aux odeurs, à la présence des personnes et des objets environnants. Les mains, les yeux, les gestes parlent… Nous touchons son corps, passons de la crème, du parfum sur les mains et le visage. Nous accompagnons son bercement, ce grand consolateur. Nous veillons à l’ambiance (calme, parfois musique douce, lumière tamisée), au confort (installation, coussins…) et organisons une présence régulière à son chevet. Craignant une évolution qui ne permettrait plus le transport, sa famille, qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs mois, demande un rapprochement. Je suis chargé d’annoncer et préparer son départ. J’apprendrai deux mois plus tard son décès.

Les équipes qui s’occupent des personnes polyhandicapées sont largement sensibilisées à ces conceptions globales de soins, préconisées également dans les soins palliatifs : un accompagnement rapproché, un accompagnement verbalisé, cherchant toujours la communication, un accompagnement qui respecte la gravité de la situation, reconnait la douleur,[vi] la souffrance et la détresse de la personne. Ces soins demandent attention, proximité et du temps. Ce «care» de qualité – à l’origine de la motivation des soignants- ne doit pas être réservé à la fin de vie. Le vieillissement des personnes polyhandicapées et la possibilité de les garder au de-là de 60 ans dans les établissements nous permettent d’envisager leur séjour jusqu’à la fin de leur vie. Ces lieux de vie sont aussi des lieux de soins. Nous pouvons mettre en œuvre un accompagnement de soins palliatifs, aidés si possible par une équipe mobile en soins palliatifs ou une hospitalisation à domicile (HAD).

 

c) Etre aimé et aimant jusqu’au bout de la vie.

Ce sont les actes, les gestes professionnels qui créent la relation, qui renforcent les liens – et non l’inverse. L’affectivité est donc une conséquence du soin. Elle n’est pas recherchée, même si elle est un ressort essentiel. Les soins en fin de vie répondent au besoin élémentaire qu’une personne aimante s’occupe de vous, pour se voir encore aimable et se sentir aimée. Ce qui s’oppose à l’amour n’est pas la mort mais le ressentiment, la déception voire la haine, éprouvés lors d’un abandon lorsque l’autre nous évite ou renonce à nous. Si «Toute mort humaine est une épreuve relationnelle[vii]», c’est surtout une preuve du maintien d’une altérité nécessaire jusqu’au bout. «… les promesses d’une présence qui ne désertera pas permettent de ne pas renoncer avant l’heure et de tisser les derniers liens qui nous sont indispensables jusqu’aux limites de la séparation»[viii]. Notre mission est d’exercer cette éthique de relation à l’autre jusqu’au bout de la vie, alors que l’agonisant est en rupture générale et irréversible.

Les soins s’accompagnent donc d’amour, d’une relation forte à l’autre, notamment dans les derniers instants, à la porte du trépas. Nous ne sommes jamais suffisamment préparés pour vivre ces expériences de fin de vie et de deuil.

Admise dans un service de gériatrie pour troubles neurologiques importants (confusion, hallucinations…) Louise ne parlait presque plus, ne s’alimentait plus, ne se levait plus… L’évaluation médicale portait sur les troubles psychiatriques et neurologiques, sans évoquer une fin de vie proche. Jeune stagiaire, disponible et curieux, elle me prit comme seul confident. Elle ne parlait qu’avec moi, elle me prenait peut être pour quelqu’un d’autre mais elle parlait d’elle, racontait sa vie – de château et de voyages, avec une certaine vraisemblance. Elle est décédée deux jours après. Dans cette activité débordante et cette demande exclusive, je n’avais pas reconnu l’annonce du trépas. Bien plus tard, les derniers instants de Christian, jeune polyhandicapé, m’ont ouvert à cette expérience du trépas : Christian a beaucoup lutté pendant plusieurs semaines, le corps tendu, agité, douloureux, rongé par des escarres. Puis, il s’est apaisé, comme nous ne l’avions jamais vu, dans une accalmie imprévue qui nous a permis d’être près de lui, avant de décéder quelques heures plus tard.

«Le véritable abandon est tout à fait in extremis[ix] La personne en fin de vie recherche une dernière dyade. Tout en restant perméable à l’autre, nous devons veiller ne pas nous laisser entrainer dans ce gouffre. Dans les moments ultimes, nous ne pouvons pas être des passeurs, encore moins des pousseurs de barques. Nous demeurons une présence, une lumière pour que jusqu’au bout, nos regards se croisent. Pour être «Vivant jusqu’à la mort[x]» et vivre le dernier moment jusqu’à ses dernières ressources, avec la conscience de soi, nous devons accompagner et confirmer cette existence. Le professionnel passe derrière le miroir de l’autre pour s’y voir ensemble et désigner, nommer une identité de plus en plus évanescente. La qualité des dernières images et des paroles partagées fonde en dignité ces ultimes relations. Notre dignité se reflète dans le regard de l’autre. Dans ce croisement, elle restitue à l’autre sa propre dignité et prolonge la rencontre vers l’infini.

 

2. La mort comme évènement.

La mort est un évènement pour celui qui reste. «La mort n’est jamais assumée: elle vient»[xi]. La mort peut surgir trop vite ou aussi achever une longue et douloureuse agonie. Dans l’attente et la souffrance, on pourrait souhaiter plus ou moins secrètement une mort libératoire. Si la famille ou les professionnels doutent, ils ont particulièrement besoin d’être soutenus et accompagnés. Qu’est-ce qu’une belle mort?

 

3. Les processus d’un deuil

La mort de l’autre opère des transformations profondes sur notre propre vie, sur nos faiblesses et nos fêlures. Bien sûr, le professionnel n’est pas dans le même lien que la famille, sauf accident[xii]. Les affects –ceux générés par le soin- s’estompent. Les mots, les pensées, vont envelopper, métaboliser et fixer cette expérience singulière.

 

Le dernier adieu des soignants: un changement de position.

Après le décès, le professionnel continue l’accompagnement, et pas seulement des personnes polyhandicapées sans famille. Il organise une collecte pour l’achat de fleurs, peut assister à la mise en bière, à la cérémonie puis l’accompagner jusqu’au cimentière, avec sa propre voiture. Il enlève sa blouse. C’est un temps hors travail. Il n’est pas rare que des professionnels en repos viennent ou d’anciens du service sortent de leur retraite. Celui qu’on enterre est des nôtres, nous avons reconnu son existence, sa présence parmi nous. Il est semblable à nous devant la mort. Le Docteur Henri Ueberschlag (1912-1976), médecin directeur des Hôpitaux de Lannemezan, ancien prisonnier déporté, pionnier de l’ergothérapie, a souhaité être enterré dans le cimetière réservé aux hospitalisés, près des pavillons et du parc de loisir qu’il a construit. Sa tombe au milieu des simples croix blanches nous rappelle avec humilité son engagement, son attachement affectif et communautaire à ses malades. La mort nous rend égaux, symétriques.

 

 

Ne pas clore le temps: la traversée du deuil.

Celui qui reste va être affecté. Les processus psychologiques sont bien connus et décrits[xiii]…. Nous survivrons après le décès d’un proche et devons continuer la vie. Celui qui reste va être affecté par les changements provoqués par la perte ou la simple absence d’une personne. D’ailleurs, les processus psychologiques à l’annonce du handicap, de la maladie grave, de l’aggravation de l’état de santé ou d’une fin de vie proche sont souvent décrits comme identiques : perte de l’unité de nos représentations psychiques habituelles, affaiblissement du système de « pare excitation », irruption de l’angoisse et mise en place de systèmes de protection -les mécanismes de défense du moi- sous formes de colère, déni, sidération, somatisation, repli et dépression, lutte, consentement à la perte[xiv]….  Les phases du deuil ne sont pas des séquences, ni des étapes, ni des passages obligés. Inutile d’en faire des stades ou des protocoles. Il n’est pas souhaitable de figer ces processus.

Le deuil n’est pas un vrai « travail » mais un processus violent et qui s’accompagne de souffrance. Il conduit l’endeuillé à s’adapter à la perte et à la séparation. Le Dr Hanus[xv] faisait remarquer l’inéquation de la terminologie. «Faire son travail de deuil» est une formule psychologique violente car inappropriée[xvi]. L’endeuillé ne veut pas faire le deuil de l’amour qu’il porte encore, ni «se résigner» comme si rien n’était, ni faire taire la voix précieuse de l’absent qui lui parle toujours. L’amour ne trouve plus son destinataire. La pensée continue au-delà de l’absence. Les souvenirs peuplent notre mémoire et notre imaginaire. Le repli et la dépression sont nécessaires pour assimiler ce «trop plein». Le deuil est une expérience très personnelle qui se traverse. Comme la marche du pèlerin, avec son mouvement régulier, répété, prévisible, il apporte une consolation intime avec soi même. Suivons l’endeuillé sur son chemin, sans lui imposer un balisage ou un raccourci, sans ajouter du pathos supplémentaire –le nôtre.

Les familles ont peur de voir souffrir leur proche, de la déchéance, des différents symptômes, du déroulement des évènements, de l’après. Bien plus, « ce n’est pas la mort qui leur fait peur, c’est l’intime »[xvii] c’est-à-dire comment vivre cette proximité des derniers instants. La gestion du temps et de la disponibilité oscille entre « Je n’ai pas eu le temps de lui dire » à « je ne sais plus quoi lui dire ni quoi faire », entre devoir, obligation et précipitation des émotions.

Il y a également après le décès, la gestion des biens, la rupture brutale ou le retour des familles dans l’établissement. Qu’est-ce qu’il reste de leur présence: des souvenirs, des photos, des affaires, des appareillages? Quel héritage? Certaines ne veulent prendre aucune affaire de leur enfant. Quelles reliques laissent-ils? Qu’est-ce qu’une «vie bonne», intéressante ou utile? Quel éloge funèbre pour nos polyhandicapés?

Enfin, la mémoire des soignants, du personnel, est profondément marquée par ces moments intimes et ces vies accompagnées jusqu’au bout. Leurs souvenirs peuplent nos imaginaires de soignant. La pensée continue au-delà de l’absence.

 

 

Dire la fin de vie, la mort, le deuil.

Notre société élude la réalité sensorielle et affective d’une mort anonyme, abstraite, irréelle, désincarnée: Il est mort. «La mort à la troisième personne[xviii]». Opposons-lui l‘exigence éthique de bien dire cette expérience intime[xix]. La proximité de la mort est une expérience qui ne s’observe pas du dehors. La proximité de la mort est une expérience qui ne s’observe pas du dehors. Elle ne s’explore pas sans risque. Elle atteint le constitutif de notre personne. Elle ravive nos deuils et nos séparations, aux limites du langage et de la coupure radicale avec l’autre. Elle expose à une relation unique: permettre à l’autre de se sentir aimé et aimant jusqu’au bout de la vie, avant l’irruption fatale de la mort.

La parole du professionnel sera soutenue en équipe. Il cherchera peut être des lieux plus personnels pour toucher la part à jamais inconsolable qui motive ses engagements et ses choix de soigner et éduquer. Pour exercer notre sollicitude, nous avons besoin de nous réconcilier, de construire le dialogue avec l’autre -même absent. Sa présence nous parle maintenant de l’intérieur. «Au soir, tu seras examiné sur l’amour[xx]» dit le mystique espagnol du XVIème siècle Jean de la Croix, sur l’amour de Dieu et du prochain. Aujourd’hui cet essentiel, cette part sacrée dans l’histoire de chacun et dans les liens qui unissent les hommes, cette dimension spirituelle -disjointe de la religion- s’exprime pleinement dans la singulière rencontre de la fin de vie, où les deux principaux protagonistes- celui qui meurt et celui ou ceux qui restent- donnent une valeur et une justesse à l’amour.

 


[i] Marie de HENNEZEN, Johanne de MONTIGNY. L’amour ultime Hatier 1991. p 36.

[ii] Pierre ZAOUI. La traversée des catastrophes. Seuil 2010 p 161.

[iii] Vladimir JANKELEVITCH. La mort. Champ Essais 1977 p 29.

[iv]D. WINNICOTT. La crainte de l’effondrement. Gallimard. 2000.

[v] Sur cette thématique, chaque philosophe propose sa formule qu’il intègre dans sa conception générale de l’homme : citons, sans les confondre : un vouloir vivre (Schopenhauer), un conatus (Spinoza), un « désir de vivre » (Paul Ricœur)…

[vi] Avec les échelles de la douleur spécifiques pour enfants polyhandicapés (échelle EDSS) et pour les adolescents et adultes (EDAAP). Traiter la douleur est ici important, non par principe mais parce qu’elle participe à la déstabilisation et la désorientation, la perte de ses repères et surtout rend crédible notre sollicitude et marque notre respect de la personne.

[vii] Frédéric WORMS. Le moment du soin PUF 2010. p 63.

[viii] Emmanuel HIRSCH. Apprendre à mourir. Grasset 2008. p 50.

[ix] Marie de HENNEZEN, Jean-Yves LELOUP. L’Art de mourir.  Robert Laffont Pocket 1997. p. 172.

[x]Paul RICOEUR. Vivant jusqu’à la mort. Seuil 2007.

[xi]Emmanuel LEVINAS. Le temps et l’autre. PUF. 1983. p 62 et suivantes.

[xii]Lorsque le professionnel conjugue la mort de l’autre à la première personne.

[xiii] Elisabeth KUBLER-ROSS. Les derniers instants de la vie Editions Labor et Fides. Genève. 1975.

[xiv] Elisabeth KUBLER-ROSS. Les derniers instants de la vie Editions Labor et Fides. Genève. 1975.

[xv]Michel HANUS. « Ethique et accompagnement des personnes en deuil » in Emmanuel HIRSCH Traité de Bioéthique Tome 3. Handicaps, vulnérabilités, situations extrêmes. Editions Eres p 643 et ss.

[xvi]La réflexion des psychologues sur « le travail de deuil » est très confuse et reste dans l’impasse. Les psychanalystes se déchirent sur cette question de fin : analyse finie et infinie, la question de la passe… fin de la séance.

[xvii] Marie de HENNEZEN, Jean-Yves LELOUP. L’Art de mourir.  Op cité p 58.

[xviii] Vladimir JANKELEVITCH. op.cit. p 25.

[xix]Marie de HENNEZEN. La mort intime. Edition Robert Laffont.

[xx] Jean de la Croix. Dits de lumière et d’amour. n° 58.

 

3 comments to Dire la fin de vie, la mort et le deuil

  • normand

    Le deuil est d’autant plus dur que notre coeur s’est attendri.
    Et cela on y peut rien.
    Mais il n’y a qu’avec un coeur attendri qu’on peut capter le tendre.
    Soigner des enfants quels qu’ils soient, les nôtres ou pas les nôtres , quelle importance, c’est prendre soin de la tendresse du monde.
    Celui qui sait accueillir ce qui parait étrange, ce qui le bouleverse et qui se laisse tirer par la manche , celui qui ne renonce pas à vouloir comprendre et à se pencher pour donner un signe, celui qui ne contraint pas l’autre à se livrer mais l’accompagne dans sa vie en restant à ses côtés, celui qui résiste au rejet, qui ne peut le concevoir, ça s’appelle une personne de confiance.
    Ou un ami.
    Et la vie est plus digne d’avoir un ami qui murmure au fond des bois, un ami au fond de soi.
    Toute mort murmure au fond de nous, et on y peux franchement pas grand chose, sauf peut-être se réjouir d’avoir cette richesse dans notre vie.
    Et ces enfants qui nous laissent les oublier, leur souvenir est gravé dans notre mémoire, dans notre disque dur. Et nous ne savons pas les oublier parce que nous avons la tête aussi dure que notre coeur est tendre.
    ce n’est pas tant d’avoir un ami qui est notre richesse , c’est d’avoir tenté de l’être.
    V. Normand Kiné de Lilian

  • normand

    Rassurer.

    Attendri n’a pas que valeur affective du coeur.
    le coeur a ses raisons que la raison dédaigne à tort.
    Mais le coeur est aussi capable d’intelligence, capable d’alliance ( je n’ai pas dit fusion), capable de dépassements que la raison limite au raisonnable, à l’explicable, à la preuve.
    Attendri veut dire aussi assoupli, par l’épreuve, veut dire dilaté à la mesure de la situation, à la juste mesure de l’anormalité, ajusté tout simplement.
    Rassurer, c’est aussi nécessaire que s’indigner, ce sont deux pôles indissociables du dire de l’éthique biomédicale.
    il faut un coeur artiste pour venir au secours de la raison des sciences.

  • normand

    Plus loin que la douleur… Il y a la vie!
    C’est ce que nous enseignent toutes les mamans du fond de leur chair et tout ce que nous enseignent les papas, en nous inculquant le devoir de tenir ses promesses, sinon la route.
    Une société digne ne peut s’arroger de ces valeurs , sinon où allons-nous??

    véronique Normand-Rouette , kinésithérapeute

Laisser un commentaire