L’éthique au cœur des pratiques – L’intervenant social

Philippe Dumoulin

Directeur général adjoint, Institut régional du travail social Nord-Pas-de-Calais

 

 Je vais planter le décor de cette exigence de l’éthique dans la posture professionnelle de l’intervenant social.

J’aborderai cette question de manière philosophique et socio politique, en nous resituant dans la société d’aujourd’hui, société fascinée par l’excellence dans un nombre croissant de domaines de notre vie.

Salariés du travail social,  nous devons (comme aujourd’hui la grande majorité des travailleurs) être au top de la compétence, au plus haut niveau entretenu de l’expertise et de la performance. Tout est d’ailleurs prévu dans les normes de conduite et de la qualité pour nous y amener et nous y maintenir. Les procédures sont formalisées, les traces existent, le rendu compte est organisé, les pratiques sont encadrées et contrôlées, le discours est maquetté et la pensée politiquement correcte est organisée ; la langue de bois qui nous fait dire que la personne est au cœur de nos dispositifs fonctionne sans à-coup… Nous pouvons donc exprimer notre compétence et la mettre au service de notre organisation.

 

La perfection… en apparence

Et pourtant, un petit caillou vient bien parfois gripper ce bel engrenage… Une petite question, un reste de conscience qui nous amène à résister encore et à nous poser la question de l’instrumentation et du rôle de bon petit soldat qu’on entend parfois nous voir jouer… D’ailleurs, quelquefois, c’est un véritable écart qui se creuse entre la méthode qu’on entend nous voir suivre, et avec la goutte de trop survient le stress autour de la difficulté d’être soi (Ehrenberg), de la souffrance au travail (Dejours), de la prise de responsabilité… puisque tout est normalement prévu pour qu’aucun risque ne vienne perturber le cours de la vie, une vie conçue comme une ligne droite  et prévisible puisqu’enserrée dans le cadre du projet ou du contrat pluriannuel d’objectifs. Tout est envisagé, les stratégies sont pensées dans le néo management, nous irions au zéro défaut, le confort peut s’installer… quelles peurs alors, quand l’imprévisible, qui fait la vie, se produit !

À un autre niveau, cette société se caractérise aussi par son individualisme croissant. Passé le temps de la charité et de la compassion, celui de la dette sociétale à l’égard des plus démunis et de l’assistance aux déshérités, passé même le temps de l’État Providence. Dans un contexte de « crise financière » qui a plutôt toutes les allures d’une mutation sur fond de libéralisme effréné, nous entendons dire que notre société n’a pas besoin de l’assistanat ; c’est à l’individu de faire l’effort de se maintenir dans le train du développement, à l’individu qu’il revient de faire la preuve de sa volonté à faire partie de cette société, et non à la société de faire appel à ses moyens – de plus en plus limités – pour apporter l’aide qu’elle jugeait auparavant légitime.

 Cette « philosophie » du « prends-toi en main », qui ne discerne pas les personnes heureusement pourvues du capital social et économique  de celles qui vivent au quotidien les souffrances de la dépendance, l’isolement et de la solitude, est largement portée par les médias. Elle trouve des rebonds dans ce qu’on appelle aujourd’hui les politiques d’activation (se lever tôt) et dans un positionnement individualiste croissant de la classe moyenne, qui se trouve déjà beaucoup trop pressurée sur le plan fiscal pour admettre qu’en plus des individus mal intentionnés (les « Canapés ») puissent « profiter » des rares avantages procurés par les allocations.

Autrement dit, passe encore d’exprimer une solidarité individuelle toute ponctuelle le jour du téléthon ou à l’occasion d’une vente de brioches, mais un discours croissant anti–solidarité publique se développe, dans la lignée du work-fare des politiques d’outre-Atlantique. Ce discours doit attirer notre attention et notre réponse.

Enfin, à un troisième niveau, notre société survalorise le corps, la prestance et la santé. Tony Anatrella avait déjà attiré notre attention dans les années 1970 sur la « société adolescentrique » où les parents se veulent des jeunes éternels et copient l’habillement de leurs enfants. Plus récemment, ces parents ont vieilli et nous vivons l’inversion de la pyramide des âges.

Mais si nous vivons plus longtemps vient se poser la question de la qualité de ce prolongement. Le corps est surmédiatisé, la maigreur devient obsessionnelle, l’exposition de soi et le discours de la santé deviennent envahissants au point de tendre au totalitarisme. Les fabricants de crème régénératrice, les parapharmacies, les chirurgiens esthétiques n’ont jamais été aussi florissants : l’important, dans une société du paraître, est ce qui se donne à voir, et, sur ce sujet, malheur aux vaincus. Pourrait-on aujourd’hui être chanteur si on n’a pas un corps de rêve, si on ne sait pas danser et exécuter des chorégraphies dans le modèle d’une star académie ? Etre gros, ne pas être beau, avoir un défaut de prononciation, être maladroit, c’est être d’emblée exposé à la risée publique, voire au rejet jusque dans les pratiques de recrutement.

Un monde, donc, de l’excellence, de l’extraordinaire, tendu sur la réussite dans tous les domaines de la vie. Mais, nous dit Vincent de Gaulejac, si nous sommes tous des « Gentlemen extraordinaires », qu’advient-il de l’ordinaire ? Du commun ? Et donc du bien commun ?

On pourrait continuer longtemps… J’ai isolé ici ces trois domaines d’excellence (professionnelle, individuelle, corporelle) pour évoquer ce que  cette prétention au parfait, en soi ridicule et évidemment à des lieues de la vie ordinaire, peut aller toucher chez les personnes porteuses d’altérité éloignées du modèle idéal, et chez les personnes qui les entourent et les accompagnent au quotidien.

On fait comme si on croyait possible d’assurer une compétence et une adaptation de tous les instants, comme si on savait maîtriser tous les instants et tous les risques de notre vie.

On fait comme si on pouvait vraiment se passer des autres et vivre autrement qu’en interdépendance avec nos semblables, et comme si nous n’avions nous-même jamais besoin d’assistance.

Mais on est bien contents :

-      de notre sécurité sociale,

-      de notre mutuelle,

-      du relatif maintien d’une retraite,

-      de l’APA pour nos parents,

-      des bourses pour nos enfants,

-      de la garderie pour nos petits enfants…

Enfin, on fait semblant de croire qu’on est toujours au top de la forme…

 

L’éthique, une pratique qui interroge

Tout cela serait drôle et même pathétique… Mais le vrai pathétique vient des effets produits par ces pratiques, ces discours et ces regards sur la différence : l’exclusion, le retrait, l’isolement, le sentiment d’altérité, la culpabilisation, le repli sur soi et la souffrance.

Il me semble alors que l’éthique est convoquée au défi de s’attaquer à ces nouveaux discours sur de la vie des hommes.

En effet, devant des systèmes de pensée aussi massifs, l’affirmation des droits de la personne apparaît souvent comme une incantation, ou le moyen de se dédouaner. Il convient que ces droits puissent être traduits dans les pratiques. Et sur ce point, l’évaluation, longtemps évitée par notre secteur, pourrait être une chance de mieux rendre compte de nos pratiques.

De leur côté, les guides de bonne pratique qui fleurissent dans le contexte de la recherche de qualité sont utiles ; mais ils pourraient parfois amener les professionnels à se suffire du respect des règlementations. Or, on le sait, la bientraitance ce n’est pas que le contraire de la maltraitance, c’est aussi une manière proactive d’aller au devant et à l’écoute de la personne pour lui permettre d’exprimer, à sa façon, d’atteindre et de maintenir un état de bien être.

De la même manière, la déontologie professionnelle ne suffit pas ; elle énonce en globalité les postures qu’il importe de tenir et les limites à ne pas franchir ; mais elle est une balise insuffisante pour adapter une  action spécifique dans le temps T pour la personne X.

Alors, si ni le droit (toujours long), ni la déontologie professionnelle (trop globale), ni la morale (trop versatile), ni les guides de bonne conduite (trop normatifs), ni le bon sens (trop partagé) ne suffisent, c’est donc bien l’éthique qu’il convient de mobiliser.

Pour ma part je la vois comme une posture critique venant interroger les évidences et empêcher de tourner en rond sur le sens commun.

Et je suis persuadé que c’est une démarche qui se travaille, dans un débat collectif, dans les séances de supervision qui viennent ré-interpeller des certitudes ou des approches de toute puissance, dans une posture ouverte à ce que nous apprend d’elle et de nous la personne porteuse d’un handicap.

L’éthique est donc avant tout une démarche volontariste, dans une volonté de clarification personnelle sur nos motivations et nos choix. Elle se situe au cœur du métier de travailleur social, et c’est cette réflexivité là que nous essayons d’éveiller et de soutenir chez nos étudiants.

 

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