Poser un autre regard sur la personne malade

Blandine Prevost

Association AMA Diem

Le site de AMA Diem

La version vidéo de l’intervention est en bas de la page.

 

Bonjour à tous,

Emmanuel Hirsch m’a proposé de vous apporter ce matin un rapide témoignage.

Je vais aborder 3 sujets: le poids des mots et du regard posé, puis ce que j’appelle les trois combats, et enfin apprendre à mourir à la vie.

 

Le poids des mots

Le regard que l’on porte, les mots que l’on utilise sont importants, vous en conviendrez: le poids des mots est énorme…

 

« Bonjour, je m’appelle Blandine et j’ai 38 ans, je suis ingénieure en électronique, mariée à un homme extra, Xavier, et l’heureuse maman de 3 enfants… »

Votre regard sur moi changera peut-être, si je me présente à vous en d’autres termes:

« Bonjour je m’appelle Blandine, je suis atteinte d’une maladie apparentée Alzheimer, et ai été diagnostiquée il y a bientôt 3 ans. »

Ou encore, et parce que c’est un terme employé :

« Bonjour, je m’appelle Blandine, je suis démente… »

Le regard que vous allez poser sur moi est certainement différent si je me présente à vous d’une façon ou d’une autre… et pourtant les 3 sont vraies.

Mais avant d’être une malade de plus, je suis avant tout une personne, complètement, entièrement. Comme chacun d’entre vous, j’ai des rêves, et par dessus tout j’aime la vie.

Et certes, j’ai une particularité, une petite distinction, un petit plus…une foutue maladie qui va peu à peu me faire disparaître à vos yeux, peu à peu, on va parler de moi en ma présence, sans même avoir la décence de me consulter ou de baisser la voix, on m’animera, on m’infantilisera…

Car je vais disparaître derrière cette maladie. Si je sais que je vais disparaître derrière cette maladie, c’est parce que mon papa a été diagnostiqué il y a 8 ans, il est aujourd’hui très fortement dépendant, et je vois donc combien il est difficile de garder à l’esprit que derrière le malade, il reste une personne.

 

Actuellement, beaucoup d’entre vous doivent se dire « Cela ne se voit pas ». Certes, actuellement j’arrive encore à cacher cette maladie mais, pour autant, le regard des gens et de mes proches a changé. Qui d’entre vous n’a pas cette semaine oublié ses clés, de poster le courrier, ou encore d’acheter le pain ? Moi si j’oublie d’acheter le pain, on me regarde gravement : « c’est la maladie qui progresse…. » Que nenni ! J’ai juste oublié d’acheter le pain. Rien de pathologique là-dedans, enfin, pas toujours !

 

Il faut, je crois, que je vous explique mes vraies pertes de mémoire et pour ce faire, pour une fois, je vous invite à vous mettre à ma place : celle du malade, et moi je prends la vôtre, celle du « bien portant » :

Imaginez que je vienne vous voir à l’issue de cette journée et que je vous dise « Alors, ces fraises ? »

Là votre cerveau  va mouliner très vite: « De quoi me parle-t-elle ? De quelles fraises ? »

Donc vous tenterez peut être des questions, mine de rien : « Les fraises ?… » et je vais vous répondre : « Oui, celles que je vous ai donnée en vous croisant ce midi !»

 

Est-ce que chacun d’entre vous aujourd’hui se rappelle de ces fraises ?

Non, pour vous l’événement n’a pas existé ! Même en faisant des efforts surhumains : point de fraises… Et pourtant vous aimez ça !

 

Mais voilà, dans la vraie vie, ma réalité de malade est celle ci : point de fraises… Ce n’est pas un oubli, cela n’a juste pas existé !

Ma réalité est différente de la vôtre : pour moi, c’est bien au-delà d’un oubli classique, pour moi, je n’ai tout simplement pas vécu cet événement !

Allez, prenons les choses avec philosophie: les bonnes nouvelles, je les ai ainsi plusieurs fois !

 

Alors pitié, évitez les « Mais si, tu te souviens, enfin, tu te souviens, mais voyons… »

Eh bien non, je ne peux pas vous rassurer… Si je me souvenais, je ne serais pas là, à me ridiculiser. Moi je ne l’ai pas vécu… Vous peut être, mais moi non!
Alors parfois, pour vous rassurer, je vais apprendre à reconnaître ces différences de réalités, et à vous approuver fortement : Evidemment que je m’en souviens, elles étaient terriblement bonnes ces fraises… Vous serez rassurés, mais je serai seule face à cet arrangement qui pour moi est un mensonge.

 

Un jour, je ne serai pas capable de vous rassurer, mes difficultés seront telles que je ne saurai plus le faire. Alors je pense aujourd’hui que la meilleure solution pour moi sera de me taire, de réduire mes relations aux autres, pour ne pas leur faire savoir mes différences, ne pas leur faire peur, ne pas les éloigner de moi. Cette solitude pourrait être évitée si l’entourage apprenait à comprendre la réalité d’une personne malade et à l’accepter.

 

Lors de ma dernière visite à papa, quelqu’un lui a dit en me voyant : « Tu la reconnais ? Comment s’appelle-t-elle ? »

J’aurai aimé réagir, mais la bêtise m’a clouée sur place. Papa ne parle plus, et on lui demandait de leur répondre « Mais bien sûr: c’est Blandine, ma fille. ». Son regard m’a prouvé qu’il m’avait reconnu. Comment ? Je n’en sais rien… En temps que sa fille ? En temps qu’une femme qu’il aime bien croiser car elle lui sourit ?

Aucune idée, mais quelle importance ; il était heureux de me voir. Point.

 

Cette question rejoint la phrase culte: « Tu sais qui je suis , allez, dis qui je suis » et là quand on y réfléchit… On peut se demander qui est le plus fou des deux. Peut être ne faites-vous plus partie de ma réalité, peut être est-ce juste les mots qui me manquent pour vous nommer, ou peut-être que les mots que vous dites ne me parlent plus.
Mais pitié ne me testez pas. Il y a des professionnels qui font ça mieux que vous.

En conclusion de cette première partie, j’aimerai vous dire :

En face de vous, regardez la personne que je suis et non la maladie qui m’habite.

 

Mes 3 combats

Vivre avec cette maladie c’est un triple combat.
Le premier de ces combats, c’est avant tout pour ne pas perdre mes capacités : me battre pour les garder le plus longtemps possible.

Le deuxième c’est d’accepter, car si je n’accepte pas la perte de ces capacités, alors je n’ai qu’à sombrer. Donc ce deuxième combat : s’accepter telle que je suis ou plutôt telle que je ne suis plus et ne serais plus. M’accepter avec tout ces moins.

Et enfin, en même temps que ces deux combats : un troisième combat, celui de m’inventer des solutions, m’inventer un avenir. Le troisième combat est de trouver des solutions de remplacement.

 

Par exemple : j’adore la lecture, c’est l’une de mes passions.

Mais voilà, la maladie, actuellement touche la lecture, pas encore le déchiffrage, mais c’est plutôt pour réussir à suivre l’histoire que c’est devenu compliqué.

Donc 1er combat : me battre, m’accrocher pour continuer à maintenir la lecture.

2eme combat : accepter. Accepter de lire des romans du rayon ados, dont l’intérêt, vous en conviendrez, est limité ! Accepter la perte de cette capacité intellectuelle… Accepter sans en avoir honte? C’est dur, voire impossible !

 

3eme combat: trouver une issue de secours à long-terme : quelle activité pourrais-je trouver pour passer un aussi bon moment qu’avec un livre quand la lecture ne sera plus possible ?
Des pistes existent, mais il faut être capable de prendre du recul, de faire en sorte que la douleur s’apaise, laissant place à une solution.
Peut-être que l’une des solutions sera pour moi la photo ? Affaire à suivre… et si vous avez des idées, je prends !

 

Et voilà, ce triple combat est à mener sur bon nombre de fronts: au niveau de mes capacités, certes, mais aussi et surtout au niveau de mon mari Xavier et de mes trois enfants de 10 et 8 ans.

1er combat :  me battre pour que la vie ensemble soit la plus belle, la plus classique possible, bref que notre quotidien soit le plus normal et beau possible.

2eme combat : me battre pour accepter que je ne serais peut-être pas à leurs côtés pour les voir grandir, et les accompagner dans les étapes de leur vie.

et enfin 3eme combat, parallèlement, me battre pour trouver des solutions innovantes, différentes, pour l’avenir, pour que notre relation perdure, qu’elle reste belle, qu’elle soit apaisée.

 

Voilà, de ce 3eme combat et de ce désir de trouver une solution pour l’avenir, une solution qui permette un avenir ensemble différent, mais possible… De ce 3eme combat est né AMA Diem.

 

Je ne veux pas qu’à l’avenir, nous vivions côte à côte sous le même toit, que le poids de ma dépendance pèse sur leur vie, jusqu’à les étouffer et les empêcher de vivre.
Car j’adore la vie, et si je peux faire en sorte qu’eux aussi aiment autant la vie, qu’ils la trouvent belle… Alors la maladie ne m’aura pas vaincue, elle n’aura pas gagné même si ma fin ne sera pas différente de celle des autres personnes malades d’Alzheimer ou apparentée.
Voilà, aujourd’hui l’association AMA Diem prône ce regard différent : regarder la personne avant la maladie, regarder tout ce qui nous reste plutôt que tout ce qui nous manque, et faire en sorte que l’avenir nous permettent de vivre sereinement, dans un espace humain, non pas qui ressemble a une maison mais qui SOIT une maison.

Une maison qui permettra à la personne vulnérable d’évoluer à son rythme, et à ses proches de venir chez elle, pour que la relation, libérée des contingences matérielles, se trouve apaisée.
Pour qu’à l’Amour ne succède pas l’épuisement puis la haine, mais bien qu’à l’Amour succède la tendresse.

 

En conclusion de cette deuxième partie:

AMA Diem veut dire AIME le jour… aime le jour avec et malgré la maladie… et je peux vous dire: c’est tout un programme!

 

Apprendre à mourir à ma vie

Emmanuel Hirsch, vous avez écrit un livre, je ne saurai pas le lire, mais le titre me fait sourire car il m’interpelle : « Apprendre à mourir ». Moi, j’apprends à vivre avec une mort différente, une mort cérébrale, intellectuelle, un avenir qui me pose la question :

« Qui suis-je vraiment ? Suis-je moi actuellement ? Est-ce la vraie Blandine ? Et quand la maladie m’aura enlevé mes capacités… Serai-je encore moi ? Quand on décidera pour moi, où sera ma liberté ? »

 

J’ai toujours aimé vieillir, cela peut paraître étrange, mais pour moi, la vie nous aide à grandir, à nous former, et peu-à-peu, l’âge nous apporte une certaine sagesse. Parfois la lucidité que nous apporte la vie, ou l’avancée en âge, peut rendre acariâtre, ou amer, mais je trouve qu’une personne âgée pleine de rides, c’est assez fabuleux à regarder, surtout si l’on regarde ces rides comme autant d’expériences, de joies, de peines vécues, si l’on regarde la personne âgée en se disant qu’elle est le résultat de millions de rencontres, d’événements.

 

La perspective de vieillir ne m’a donc jamais traumatisée, mais m’a toujours rendue sereine : certaine que tout ce que j’aurai été amenée à vivre, m’aura façonnée, modifiée, et aidé à grandir.

Mais la maladie est entrée dans ma vie et biaise cette vision de ma vieillesse : Comment gérer le fait que je ne vais pas « accumuler » des événements mais plutôt me vider ? Quelle finalité trouver dans une avancée en âge qui ne vous remplit plus, mais vous vide ? Comme axe de progrès pour ma vie personnelle, on a déjà fait mieux !

 

Là encore, la maladie me met face à une question : Je sais qui j’étais hier, j’ai quelques doutes sur qui je suis aujourd’hui, qu’est-ce qui est de la part de ma propre personnalité, qu’est ce qui est la part de la maladie ? Quand je m’énerve, quand j’ai des sautes d’humeur… Est-ce moi ou est-ce la maladie ?
Cela m’arrangerait peut-être de me dire : c’est la maladie, mais d’un autre coté, c’est à moi de lutter contre, et c’est ma décision de ne pas faciliter ma conscience en reportant ma responsabilité sur « la maladie… » en me faisant moi-même disparaître derrière cette maladie!

 

Qui suis-je aujourd’hui donc, ou plutôt, où suis-je ? Et que serai-je demain ? Qui serai-je demain, serai-je encore moi ? Ou est-ce que le vide qui peu-à-peu va m’envahir va me vider de ma substance ? Mais là encore, je ne veux pas me « déresponsabiliser » : Je ne veux pas que l’on ne me regarde plus que comme une malade, alors je pense que je souhaite assumer : même vide, ce sera moi, aux autres d’apprendre à faire connaissance avec cette autre facette de ma personne… Un vrai challenge pour tous!!

 

Apprendre à mourir à ma vie… Voilà une tâche qui m’incombe, et j’espère bien pouvoir compter sur vos éclairages à tous!

 

Mot de fin

Je vais terminer sur cette phrase de Michel Audiard, découverte il y a quelques temps :

« Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière »

 

Cette phrase je l’entends de multiples façons :

Tout d’abord elle raisonne à la manière des Béatitudes, et on peut entendre dans « fêlé », nos fêlures, nos fragilités, et y voir un chemin vers Dieu.

 

Autre interprétation que j’affectionne également : dans ce terme « fêlé », j’y vois aussi la folie, la joyeuse folie qui nous fait déjanter, « péter un plomb », tenter des choses un peu folles

Ca, j’y adhère, et j’y ai toujours adhéré : pouvoir mettre une graine de folie dans la vie, c’est pour moi un don, car ça illumine la vie, ça permet des rencontres, des joies, de bons délires, un bon défouloir… Une joyeuse lumière.

 

La maladie m’aura aussi permit de lire cette phrase différemment

« Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière. » Aujourd’hui j’entends aussi dans cette phrase un espoir.

La maladie va me rendre démente, fêlée… J’espère que cette maladie me permettra de laisser passer la lumière, d’apporter quelquechose aux autres : un regard, une façon d’être, etc. Quelque chose de positif dans la vie de ceux qui me côtoieront !

 

Merci a tous pour votre écoute, et je vous, je nous, souhaite une belle réflexion sur ces vastes sujets de l’éthique.

 

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