«Ce mot jeté avec désinvolture»

Christine Garric
Infirmière

J’arrivais au domicile d’une femme de 85 ans, souffrant d’une maladie d’Alzheimer et que son mari soigne depuis plusieurs années avec beaucoup d’amour. Le couple, en présence de leur fils venait de vivre un moment particulièrement difficile pour tous et, à vrai dire, se répétant de plus en souvent depuis quelques semaines. Cette femme, après être allée aux toilettes seule, était apparue à moitié nue, des traces de selles sur les jambes, les mains. Plusieurs salissures ponctuaient les draps du lit, le mur du corridor et la moquette n’avait pas été épargnée. Son mari, habitué, s’était immédiatement occupé d’elle, l’avait lavé, changé puis nettoyé les dégâts. C’était la première fois que cela arrivait devant un de leurs enfants. Son fil parti, nous nous sommes installées toutes les deux dans le salon du couple. Après un petit moment, elle nous dit : « je suis la honte de la famille ». Comme nous lui demandions pourquoi elle disait cela, elle expliqua qu’elle avait vu dans le regard de son fils de la pitié. Avait-elle vu de la pitié ou cru voir et dans ce cas projeté sur son fils son propre sentiment de honte alors qu’elle se sentait perdue, sale et humiliée par le fait que seule, elle n’y arrivait pas.

Une semaine plus tôt, au cours d’un autre entretien elle s’était mise à nous parler à voie basse à propos de son mari, exprimant le souci qu’elle se faisait pour lui. Il porte trop, c’est trop lourd, ce n’est pas le travail d’un homme, je me fais du souci pour lui. »
Au détours d’un troisième entretien, regardant une photo d’elle plus jeune elle avait déclaré que cette femme là, qu’elle avait été, en citant son propre nom, était une autre et qu’elle ne la connaissait plus.
Au cours de la même période, son mari l’avait accompagné à une consultation spécialisée où il s’était entendu dire par un soignant qu’il était épuisé et ne pouvait plus, à son âge, soigner une épouse sénile. Cet homme avait été profondément choqué du mot utilisé et avait regretté de s’être rendu à la consultation pour le mal que cela avait produit, chez son épouse et chez lui.

Peut-on parler de sénilité chez une personne qui en quelques semaines, au cours d’entretiens différents exprime à la fois un sentiment de honte tout à fait compréhensible, humain, le sentiment d’inquiétude pour son mari et a suffisamment de lucidité pour dire qu’elle est « devenue une autre ». N’y a-t-il pas quelque chose d’outrancier, d’indécent dans ce mot jeté avec désinvolture à cet homme et à cette femme qui, depuis des années, s’efforcent de continuer leur chemin ensemble, dignement, malgré la maladie et un avenir sur lequel ils ne se font guère d’illusion ?

 

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