Il faut être digne de la vie

par Bertrand Vergely, Philosophe

 

Il règne actuellement une double confusion au sujet de la dignité. La première concerne la relation que l’on peut avoir avec son sens, la seconde celle que l’on peut avoir avec son usage.
S’agissant de son sens, il est fréquent d’utiliser le terme de dignité alors que l’on entend par lui autre chose. Il importe de le rappeler. C’est Kant qui définit remarquablement la notion de dignité lorsque, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, s’intéressant aux  fins ultimes de l’humanité, il explique que la dignité réside dans le fait que la vie humaine a plus qu’une valeur. Elle est sans prix. Kant veut dire par là que, la Raison étant ce que l’humanité possède de plus précieux au monde, l’Homme, qui est le porteur de la Raison, doit être respecté comme une fin en soi et non comme un moyen. D’où la dignité de l’Homme.  En conséquence de quoi, tout ce qui se sert de l’Homme comme un moyen, même pour la plus noble des causes, ne respecte ni la Raison ni l’Homme.  D’où la prévention de Kant à l’égard du suicide puisque, selon lui, est digne, non pas le fait de se suicider quand on souffre mais au contraire le fait de vivre alors que l’on serait tenté de mettre fin à ses jours. L’esprit en général et la Raison en l’Homme sont si fondamentaux qu’ils valent plus que nous-mêmes. Constatons le. Notre monde individualiste qui place l’individu et son confort au-dessus de tout même de la vie est aux antipodes de cette vision. D’où un certain nombre de contresens au sujet de la dignité.
Ainsi, quand des salariés en grève réclament la dignité au travail, ils pensent à leur dignité  plus qu’à la dignité, en entendant par dignité  le  respect du salarié,  sa considération ainsi que sa  reconnaissance. De même, quand on entend dire que l’on a « sa dignité », on a affaire  à quelqu’un expliquant qu’il a sa fierté et qu’ayant un peu d’amour-propre, il n’est pas prêt à tolérer n’importe quoi et notamment le fait de se laisser malmener par quelque personne que ce soit Enfin, quand l’ADMD, Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, milite  pour la légalisation de l’euthanasie ou bien encore du suicide assisté afin de lutter contre la souffrance et la dépendance, cette association  parle de fait de décence plus que de dignité, la souffrance et la dépendance avec les dégradations qu’elles provoquent étant jugées indécentes. D’une façon générale, il importe d’être lucide. Ce que l’individualisme contemporain appelle dignité n’a plus  rien à voir  avec celle-ci, la dignité individualiste relevant d’une défense catégorielle de soi   et non plus d’une défense de l’Homme et de son esprit. Une telle vision de la dignité pour humaine qu’elle soit est même tout sauf digne.

S’agissant de l’usage de la dignité, il règne là encore des confusions. Dire que l’Homme a une dignité n’est pas séparable d’une vision du rôle de l’Homme dans l’univers. C’est Epictète qui exprime admirablement  ce rôle quand il souligne dans ses Entretiens qu’avec l’Homme « l’univers devient conscient ». L’Homme est un point crucial de l’histoire de l’univers, explique-t-il, parce qu’il fait passer celui-ci d’un stade  inconscient à un stade conscient. Grâce à sa présence, à son esprit, à son intelligence, à sa puissance créatrice, poétique et spirituelle, il y a désormais quelqu’un pour contempler, observer, déchiffrer, comprendre, découvrir, aimer, chanter, louer, célébrer la création.
Dans cette perspective, on dira que l’Homme a une dignité en se montrant digne de cette vocation. Et l’on reconnaîtra une dignité particulière à ceux qui la  font vivre. Signe que la dignité n’est pas un fait acquis. Il faut être digne de la dignité, qui n’est nullement un droit mais un devoir.  On en devient digne en l’acquérant par le fait de la servir et  en acceptant que ce soit la communauté des hommes et des femmes dignes qui  reconnaisse une dignité et non l’individu décidant d’appeler dignité ce qu’il veut en se déclarant digne tout seul,  comme bon lui semble et quand bon lui semble.
Constatons le, là encore, l’usage de la notion de dignité par l’individualisme contemporain nous situe bien loin d’une telle approche   en pensant la dignité comme un fait acquis. Dans cette perspective, plus question de penser l’Homme, l’individu ayant pris sa place. Plus question non plus de penser ni de vivre la vocation de l’Homme dans l’univers, le culte de soi ayant remplacé la vocation de l’Homme. À une véritable pensée de l’Homme et de son rôle dans l’univers succède l’explosion d’une dignité  sauvage combinant sacralisation de l’individu   et désacralisation  meurtrière de l’Homme.

Quand la société  ne va pas dans le sens de la plus haute pensée de la vocation humaine, l’espace social se remplit de pulsions mortifères. Inconsciemment humiliés  d’avoir perdu leur dignité, faute de pensée, les êtres humains sont tentés d’humilier l’Homme au lieu de lui redonner sa dignité perdue afin de conjurer leur propre humiliation.  Les projets de clonage de l’être humain, les manipulations génétiques de plus en plus poussées au nom de la lutte contre la souffrance s’inscrivent dans une logique plus profonde :  fabriquer un Homme parfait en laboratoire grâce au concours de la techno-science. Ce qui est  un aveu. L’individualisme a si peu confiance dans ses propres forces, qu’il préfère fabriquer  l’Homme plutôt que de le vivre.

On ne peut pas vouloir avoir une dignité et sacrifier l’Homme. Il y a là une contradiction  intenable. Il faut expliquer à l’Homme d’aujourd’hui qui a perdu le sens de sa vocation et de ses racines que tout ce qu’il pense faire pour sa dignité va en fait contre elle. C’est dire si la dignité est un  enjeu majeur de notre époque. Elle est un combat, qui n’est pas gagné d’avance, mais qui n’est pas perdu d’avance non plus. On ne foule pas aux pieds impunément  la dignité de l’Homme.

 

Laisser un commentaire