Dignité d’un combat de vie

Par Emmanuel Hirsch

Président du Collectif plus digne la vie

 

Avec l’irruption sociale du sida dans les années 1980, la personne malade a arraisonné une parole autre, si différente des discours et théories de la biomédecine. Cette part, jusqu’alors négligée et humiliée de la maladie, en  révèle pourtant les enjeux d’humanité. Une vérité souvent difficile et douloureuse à assumer, et plus encore à restituer.

La maladie se dit, s’exprime désormais dans ce qu’en restituent ceux qu’elle éprouve. Affaire intime qui peut être comprise comme une cause politique, elle incite à témoigner de sentiments, d’expériences et de considérations jusqu’alors trop souvent enfouis dans la solitude et l’enfermement. On en devient revendicatif pour soi et les autres, dans une contestation des légitimités, des inerties, convenances et habitudes ainsi défiées.

Il est une vie à inventer, à conquérir au-delà même de la maladie. Les militants du sida ont porté comme une exigence éthique la revendication de « vivre avec la maladie ». Les conséquences de la maladie – souvent davantage que la maladie elle-même – altèrent une existence dès lors perçue dans ses fragilités, ses limitations et dépendances. La dignité de la personne malade tient pour beaucoup à sa faculté d’autonomie ou, pour le moins, à la reconnaissance de cette part de liberté individuelle préservée en dépit des circonstances. Le sentiment d’appartenance conforte une estime de soi mise à mal par les multiples souffrances induites par le processus de maladie dont on ignore quel en sera le terme.

 

Faire le choix de la vie malgré la maladie, c’est affirmer la volonté et le désir d’affronter et de surmonter un défi total. Il s’agit là d’un parti pris qui implique et expose, là où la tentation de renoncer a priori peut parfois apparaître préférable. Car les quelques étapes qui symbolisent ou marquent les temps fort de la maladie grave (les signes annonciateurs, l’annonce, la procédure de décision du traitement, le suivi avec ses différentes phases) ne restituent que partiellement ce que représente la sensation d’un irrépressible envahissement. La menace s’insinue dans la sphère intime jusque dans ses fibres, au point de l’assujettir à cette obsession.

La présence de la maladie suscite incertitude, effroi, mises en cause, fragilités. Elle oppresse et enferme la personne dans un espace qui à la fois se rétracte, se fige et la détache, la sépare progressivement du monde. D’errance en errance, un inexorable mouvement déporte la personne hors de soi, hors des autres, hors du temps, en ce territoire incertain de l’exil où se dissipent les derniers repères et même le sentiment d’encore exister.

Les conditions mêmes de la vie, l’évaluation de sa respectabilité au même titre que celle de sa dignité, représentent pour la personne malade l’indicateur ou la balise susceptibles de déterminer ses choix. De telle sorte que certains contestent le statut de survivant ou plutôt s’y opposent en faisant valoir des revendications, des droits spécifiques à la personne malade qui, faute d’être reconnus, incitent aux positions du renoncement à se soigner. Ne pas reconnaître en pratique ces principes de dignité, induit parfois l’ultime expression d’une affirmation et donc d’une autonomie. En situation extrême, elle peut s’exprimer dans la sollicitation du suicide médicalement assisté.

Il convient donc d’identifier les différents registres que sollicite l’interrogation relative aux conditions d’existence d’une maladie digne d’être vécue, digne d’être assumée comme un combat de vie justifié et socialement reconnu dans ses significations profondes. Mieux comprendre ce qui du sentiment de vivre fait évoluer vers cette sensation de survie, c’est tenter d’analyser l’indignité de ce qui s’avère invivable, insurmontable et donc préjudiciable dans l’expérience de la malade chronique. Les catégories de l’éthique biomédicale sont dès lors tout autant impliquées dans cette réflexion que les valeurs constitutives de la vie démocratique.

 

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