La préserver dans sa dignité

par Damien Blumenfeld, Doctorant en philosophie, Paris

 

Je voudrais parler de ma grand-mère qui subit tous les affres d’une fin de vie difficile : la perte d’autonomie, de confiance, de conscience. De mon autre grand-mère qui, isolée, chaque jour se renferme un peu plus, hantée par l’idée de sa mort prochaine. C’est en comparant leurs deux trajectoires que se dessine pour moi l’idée de la dignité.
La mère de mon père fut atteinte d’Alzheimer. Elle craignait par-dessus tout cet état. Sa maladie dura dix ans. Les premières années furent les plus difficiles. Elle, si vivante, si entreprenante, s’affaissait. Sa mémoire l’abandonnait, ses capacités diminuaient. Elle ne pouvait plus conduire, difficilement lire. Elle vivait de moins en moins et dormait de plus en plus, jusqu’à devenir incapable de se lever seule. Mon grand-père, homme protégé, dont sans cesse elle s’occupait, en pâtit le plus. Il acceptait difficilement l’évolution de l’état de sa femme. Il fit montre envers elle d’agressivité, de mépris. Son fils s’éloigna prétendant que dans son état, il n’avait plus de raison de lui rendre visite.
Puis les années passèrent et progressivement leurs attitudes changèrent. De nouvelles personnes firent leur entrée dans le quotidien de ma grand-mère : des aides-soignantes, des infirmiers, des aides à domiciles. Elle n’était jamais seule. Mon grand-père avait pour elle des signes de tendresses que nous ne lui connaissions pas : une main sur l’épaule, un peu de lecture, un baiser. Ma grand-mère ne parlait plus, mais cela n’empêchait pas chacun de lui conter son quotidien, de lui présenter son arrière petit-fils, d’échanger des regards mêlés d’incompréhension et de partage. Son fils revint. Même s’il ne lui parlait guère, il était là. Il y avait toujours quelqu’un. Cette situation dura jusqu’à la veille de sa mort, où ses petits enfants, alertés par son état se retrouvèrent tous à son chevet une derrière fois. Sa fin de vie fut digne, son enterrement fut digne.
La mère de ma mère est seule. Depuis la mort de son mari, il y a quinze ans, elle l’est de plus en plus. Enfermée dans son grand appartement parisien, elle accepte difficilement les visites. Son corps la chagrine, mais elle refuse les soins et chaque jour, la résolution de mettre un terme à sa propre vie se fait plus forte. Certaines personnes lui disent que cela est possible. Elle se défie des médecins, de la médecine, de nous. Chacun voudrait l’aider mais elle nous refuse. Sur chaque trait de son visage se lit la peur. Prostrée dans son positionnement, chacune de ses idées devient une obsession.

Je suis sûr que si elle prenait conscience de notre présence, cela s’arrêterait, ses idées noires s’estomperaient. Sa fin de vie sera dure, probablement, mais seule elle sera d’autant plus douloureuse. Comment faire pour qu’elle puisse se voir autrement que comme un poids ? Comment lui faire comprendre que des choses sont encore à vivre et que tous nous sommes prêts à l’accompagner ? Les seuls en qui elle croit sont ceux qui lui offrent la mort, ceux qui ne font que la conforter dans son déni d’elle-même et la condamnent à une souffrance qu’il faudrait au contraire tout faire pour atténuer. C’est lui ôter toute dignité.

 

Laisser un commentaire