« Le temps des cerises » : l’accompagnement de celui qui va mourir

Agnès Contat
Psychomotricienne, psychothérapeute, Hôpital européen Georges Pompidou, AP-HP

Au-delà du supportable

Dans le service de pneumologie où je pratique, médecins, kinésithérapeutes, infirmiers, aides-soignants, assistantes sociales et psychologues ont organisé voici quelque temps une journée de réflexion ouverte à tous ceux qui, chaque jour, se posent des questions vitales au sujet du corps malade. Ainsi, nous avons pu aborder, chacun parlant d’où il est, notre pratique, notre vécu de soignant et le vécu, réel ou supposé, du soigné. Corps transparent, corps dégradé, corps mutilé, corps qui se dérobe, corps-souffrance, corps-angoisse, corps du mourir, corps de soignant, corps de malade. Langage des corps…
C’est de tout cela qu’il semblait urgent de débattre, puisque nous avons été si nombreux à parler, à partir de nos multiples rivages, de nos certitudes, de nos techniques, de nos savoir-faire, certes, mais aussi, et ô combien, de nos doutes, de nos questionnements, de nos limites. Personnellement, j’ai tenu à parler d’un jeune homme qui m’a fait comprendre quelque chose que je vais essayer de transmettre ici tant sa requête de « détente » m’a appris une forme de présence à l’accompagnement de celui qui va mourir.

Quand j’ai fait sa connaissance, Monsieur Z, atteint du sida, avait subi déjà plusieurs hospitalisations. Tout son corps était marqué d’humiliantes, de dégradantes, d’irréversibles atteintes. Souffrance, peur, décharnement, désarticulation, ce corps était rendu méconnaissable pour l’autre, l’ami, l’amant, la famille… Méconnaissable pour l’autre, haïssable pour lui-même, inacceptable.
Monsieur Z était en phase dite terminale, même s’il nourrissait cet espoir fou d’un énième retour chez lui, d’un énième rêve de gagner quelques semaines encore, histoire de faire comme si rien n’était plus de l’hosto, de l’agonie, de la mort, histoire de la faire reculer juste encore un peu. Jusqu’à l’été, « à cause des cerises », disait-il.
Ce patient, je le voyais à son chevet, je m’installais près de lui et je l’ai d’abord écouté, de tout mon corps. Parce que c’est cela qu’il voulait : parler. Parler de lui, de son corps, de l’horreur de sa maladie, de son dégoût d’elle. Dire à quelqu’un que cela n’anéantissait pas, cette dégradation avec la mort au bout. Quelqu’un de non pris dans le cercle des intimes, dans le cercle douloureux de la perte imminente. Monsieur Z donnait pourtant à ma « distance » une particularité, puisqu’il me tenait la main en me parlant, et c’est ainsi que j’écoutais. Il savait que je pouvais le masser, faire de la détente et lui offrir quelque répit au corps. Mais Monsieur Z a tenu à me raconter d’abord des choses de sa vie. Pour lui, la détente c’était ça, reprendre des points de son histoire : ses parents, son pays, ses origines, ce livre qu’il avait entrepris d’écrire. Il devenait calme, il savait que la mort était proche, et je crois qu’il aimait vraiment la vie qu’il avait eue.
Peu à peu, au fil de son ultime hospitalisation, les malaises, la faiblesse, cette impression de corps qui fuit, à peine retenu par les perfusions, une série de flacons, relié à la vie par un enchevêtrement de tubulures. Ce corps, certitude d’existence — « je vis donc je suis » —, ce corps l’entraînait chaque jour au-delà de son propre supportable. « Comme il est affreux d’affronter le dégoût de tout soi-même », me disait-il.

Une réconciliation avec son corps

Un jour que Monsieur Z était particulièrement épuisé, découragé, je lui ai proposé de le masser. Je sentais dans mes mains sa peur, sa peur de mourir, certes, mais surtout celle d’abandonner à leur chagrin les siens. Il me semblait que toute sa terreur résidait dans cet adieu à la vie plutôt que dans l’au-delà de la vie. C’est du moins ce qu’il avait tenté de me dire.
Massages, enveloppements, mes mains passent entre tubulures et perfusions… Reprendre souffle, respirer, imaginer des paysages, les revoir, les raconter. Peu à peu, Monsieur Z s’est mis à exiger ces moments-là, il me faisait appeler par l’équipe quand tout devenait trop dur pour lui. Il choisissait ses moments, j’essayais d’y répondre, la mort est bousculante. Un jour Monsieur Z m’a dit cette chose justement qu’il nous faudrait savoir et ressentir, nous qui nous occupons du corps, Il m’a confié : « Je veux ces moments, je veux ce temps pour moi, parce que même si c’est très furtif, c’est pour moi ici, au point où j’en suis, le seul moyen de me rappeler maintenant que mon corps, ce corps-là, m’a rendu très heureux, que j’ai aimé cette vie comme un fou, et, parce que j’étais bien dans mon corps, j’ai pu savourer toutes choses : le soleil, la mer, le désert, la danse, les amis, le clope, les bistros, l’amour… Lorsque vous me tenez la main, lorsque vous me massez, je peux, dans ma tête, me réconcilier avec ce corps qui chaque jour pourtant se décharne et devient laid et gris et taché et incontinent de partout. Dans ces moments de détente j’ai moins peur de ce que je deviens, je peux me souvenir, je peux même encore rêver. »
Ces propos m’ont émue, et je remercie ici Monsieur Z, du fond de mon souvenir, d’avoir donné raison à tous ceux qui donnent ce temps-là, d’un accompagnement « à bras le corps ». Un temps pour entendre et comprendre, un temps pour contenir, un temps pour soulager, un temps pour rêver.
« Un corps, une vie » c’est une histoire jusqu’à la fin, jusqu’au bout de la vie, jusqu’au bout du corps, et cela jusqu’à la dernière seconde. Jusqu’au dernier soupir, jusqu’au bout du mourir.

Le temps du dernier instant

Tout cela m’a conduite à proposer aux infirmières de prendre un peu de temps pour nous parler. De nous, d’eux les malades, de ceux qui vont guérir, de ceux qui vont mourir… De leur corps, du nôtre… Ainsi nous parlons nous aussi de nos doutes, de nos découragements. Cette parole partagée est encore hésitante, institutionnellement fragile, mais la pertinence des questions, des thèmes abordés et cette confiance aussi entre nous permettent d’entrevoir un petit autrement dans nos pratiques au jour le jour, un meilleur, un moins difficile. Alors peut resurgir cette notion de malade dans son entier, du malade qui est une personne, avec son corps, avec sa tête, avec son histoire.
Absolument, il faut ce temps du dernier instant. Absolument, il faut que l’équipe puisse parler de ce qu’elle vit, de ce qu’elle ressent lors d’un « accompagnement », parce que c’est moins lourd, moins difficile, et que par nos échanges, le malade, porté par nos soins, notre attention, notre parole, vivra sa vie jusqu’à son dernier soupir : lui, cette personne-là, jusqu’au bout, resté digne à lui-même.

 

Laisser un commentaire