Reconnaître son impuissance et ses limites pour interpeller les autres

Véronique Vasseur
Médecin, service de médecine interne, CHU Saint-Antoine, AP-HP, membre du Comité d’honneur du Collectif Plus digne la vie

Il était une fois un demi-dieu, médecin génial du nom d’Esculape qui guérissait tout le monde. Plus personne ne mourait et Ades le dieu des enfers se retrouva au chômage. Furieux, il demanda aide à Zeus. Celui-ci foudroya Esculape et Ades eut de nouveau du travail. Et nous voilà, pauvres médecins, fils déchus d’Esculape confrontés quotidiennement à notre incapacité de soigner, de maintenir en vie.

Pour un médecin, accepter l’échec demande une grande humilité et une résignation devant la fatalité de notre pauvre condition de mortel. Attention par exemple au dérapage de l’acharnement thérapeutique qui peut s’apparenter à une torture légale. Quand prend-on la décision d’arrêter un traitement curatif pour passer au palliatif et aider le patient à passer sur l’autre rive le moins violemment possible ? Que doit-on dire au malade ? Peut-on accepter que quelqu’un souffre ?

J’avais été très choquée, à la fin de l’exposé d’un externe sur la carcinose péritonéale, d’entendre comme conclusion qu’il fallait faire accepter sa souffrance au malade. Il exposait le cas d’une patiente souffrant le martyr qui, à plusieurs reprises, avait demandé à être euthanasiée et était en fin de vie. Pas de réaction dans l’assistance médicale. J’ai posé la question de l’acharnement comme torture physique et morale en disant qu’il était intolérable que quelqu’un souffre, même si la morphine devait abréger son agonie. Notre devoir est de soulager à tout prix, a fortiori si le pronostic est sombre à très court terme. Je me suis dit que cet étudiant, qui connaissait parfaitement son sujet, ne ferait pas un bon médecin si on ne lui inculquait pas d’autres valeurs.

Beaucoup de questions et pas de réponses univoques… Nous avons à notre disposition beaucoup de références et de textes législatifs, mais rien ne remplace une décision juste, prise avec toute l’équipe, confrontant les convictions religieuses ou morales de chacun. Ce n’est pas facile, parfois douloureux, mais indispensable.
Nous sommes tous les jours confrontés à la mort et si le médecin a pour vocation de soigner et d’assurer une vie meilleure, il a aussi pour mission la mort la plus douce possible pour son patient. Il doit réfléchir au respect de l’autre et non a sa seule technicité scientifique qui n’a plus ici aucun intérêt.
À cet égard, l’éthique médicale est parfois l’expression d’un refus ou d’une résistance par rapport à une vision technique et peut s’avérer formatrice pour des étudiants au sein d’un CHU. Décider l’arrêt d’un traitement curatif vain et douloureux peut par exemple témoigner du plus grand respect pour la personne mourante. La question permanente reste toujours celle de l’intérêt pour le malade, pas pour le médecin et la science médicale.

Une réflexion commune et au long cours entre médical et paramédical paraît donc indispensable pour maintenir la dynamique d’un service et se poser les bonnes questions au bon moment. Les infirmières, par exemple, qui ont souvent une attitude plus juste et plus humaine car elles sont davantage au contact des malades et ne s’encombrent pas de considérations pseudo scientifiques, devraient faire l’objet d’une véritable écoute.

Devant la déferlante médiatique face à un cas très particulier, le débat — comme toujours — a été relancé sur un mode passionnel et inadéquat et relayé par les politiques qui veulent légiférer. Non, il ne faut pas de loi. Chaque patient est particulier ; il a son histoire, une famille ou pas, qui l’entoure ou l’abandonne. Tous ces paramètres sont individuels et c’est à l’équipe, au patient s’il est conscient et à la famille de prendre la décision la plus juste et la plus humaine.
Elle ne peut être prise par une personne unique, un médecin qui, seul, risque d’être envahi par ce qu’il a lui-même vécu et de ne pas prendre la bonne décision : laisser souffrir et ne pas administrer d’antalgiques car ils peuvent écourter l’agonie ; s’acharner sur un mourant à coup de ponctions, sondages et autres tortures ; plus banalement, ne prendre aucune décision de crainte d’avoir une plainte… exemples qui témoignent de pratiques fréquentes.

Juste et courageuse, la décision est celle d’une équipe capable de laisser de côté ses a priori. Encore faut-il avoir l’humilité de reconnaître son impuissance et ses limites pour interpeller les autres.

En dernière analyse, un texte peut s’avérer précieux pour guider le soignant : le Serment d’Hippocrate qu’il prête solennellement lorsqu’il devient médecin :
- « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments physiques, mentaux, intellectuels et sociaux. » Ce premier alinéa ne pose pas de problème.
- « J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. » Ce deuxième paragraphe est oublié car il est de notre responsabilité de protéger la dignité, de respecter le patient, surtout s’il est en fin de vie.
C’est à ce stade qu’intervient l’institution : pas assez de médecins, pas assez d’infirmières, très peu de psychologues, peu de temps à consacrer au patient ou à sa famille, pas de locaux pour les recevoir dignement dans leur chagrin. Des procédures figées pour annoncer l’aggravation — même si, parfois, la personne est décédée, ce qui paraît vraiment indécent et irrespectueux. Une institution, enfin, qui veut être rentable et demande une maîtrise comptable sur des critères absurdes et inapplicables : comment, par exemple, améliorer la durée moyenne de séjour sur des patients en fin de vie ?

Certaines demandes de soins palliatifs ne sont jamais honorées, les patients finissant par mourir avant d’avoir obtenu une réponse favorable. Les places, en effet, sont rares, ou très loin de la famille qui ne peut plus se rendre au chevet du mourant. Sans compter que l’envoi dans une structure palliative est souvent considéré comme un abandon de la part de la famille et un déracinement pour le patient pour qui des liens se sont tissés avec l’équipe. Est-ce la bonne solution ?

La violence de l’hôpital — le mélange de patients, qu’ils soient jeunes, vieux, en voie de guérison ou en fin de vie — ne reflète-t-elle pas le quotidien de notre existence ? Ne permet-elle pas à la famille de passer ce cap douloureux ? Vie et mort se côtoyant, même avec une insuffisance criante de moyens, n’est-il pas plus facile d’accepter alors l’inacceptable ? La trop grande sollicitude des soins palliatifs ne rend-elle pas le passage à la mort encore plus douloureux car complètement coupé des réalités ?

Regrouper les mourants et leur famille éplorée dans un même lieu ne me paraît pas la meilleure des démarches : naissance, vie et mort devraient davantage encore se côtoyer à l’hôpital.

La réflexion éthique n’est pas une élucubration philosophique pour quelques médecins friant de palabre, mais un code de bonnes pratiques à destination de nos patients, qu’ils soient en voie de guérison ou en fin de vie. Tous les médecins devraient être formés à cette réflexion et aux techniques de soins palliatifs qui, au lieu d’être une spécialité à part, gagneraient à être intégrées dans le cursus des études médicales.

 

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