Vincent Lambert : « Penser et assumer ensemble l’après-5 juin »

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

Défendre nos valeurs, exercer nos responsabilités

L’arrêt rendu le 5 juin 2015 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est important. Il ne saurait pour autant être question d’un épilogue ; la résignation n’est donc pas de mise. Depuis 2013 nous avons compris qu’au-delà des péripéties judiciaires et des controverses suscitées par l’état de handicap de M. Vincent Lambert, d’autres valeurs devaient être mobilisées que celles bien discutables car peu constructives de la compassion collective. Il nous faut renforcer notre vigilance lorsque les arbitrages et les équivoques menacent ce qui nous paraît essentiel. Notre engagement d’aujourd’hui concerne les droits fondamentaux de personnes plus vulnérabilisées aujourd’hui que jamais du fait de la décision de la CEDH : dépendantes d’un handicap lourd, elles risquent d’être exposées à des renoncement auxquels notre société consentira désormais sans état d’âme. Voire par esprit de justice, par charité témoignée à des personnes dont la mort semblerait, dans certaines circonstances, préférable à ce qu’aurait pu être, de notre part, la manifestation d’une sollicitude concrète à leur égard dans leur parcours de vie : aussi énigmatique et difficile soit-il. Une même attention doit être consacrée aux proches, à ces familles qui vivent au quotidien une implication sans faille : résolues dans leur présence qui signifie l’amour, la fidélité et un refus de l’abandon, elles restituent à notre démocratie le sens profond de l’idée de fraternité. C’est désormais ce que nous renonçons à admettre, indifférents à la violence de certaines décisions qui compromettent les conditions mêmes du vivre ensemble. Tel serait le premier enseignement que je tire des arrêts rendus par la CEDH ou le Conseil d’État le 24 juin 2014. Je ne les discute pas, respectueux de la chose jugée. Il me semble plutôt important de tenter de mieux comprendre ce qui les a justifiés, les évolutions ou les abandons qui les ont rendu possibles et tolérables, leurs conséquences s’agissant du droit des personnes en état de conscience minimale ou en état d’éveil sans réponse ; à quel type de responsabilités ils nous engagent désormais.
L’exigence éthique me semblait justifier une implication, en ce moment, des instances nationales qui ont mission de la promouvoir et de la partager dans le cadre d’une concertation nationale favorisant une nécessaire pédagogie et une appropriation par chacun des conditions d’exercice d’une responsabilité partagée. Parfois même, de défendre les principes, nos inconditionnels, dans les circonstances qui le justifient. Comme ont le courage de le faire ceux qui ne se résolvent pas aux concessions, lorsque l’essentiel leur semble en péril. Je rends hommage à ces militants de la démocratie, à leurs engagements individuels ou dans le cadre d’organisations non gouvernementales : ils nous permettent de demeurer éveillés et d’espérer encore de la vie publique. Ils inspirent certaines de mes résolutions certes plus modestes ; je pense à cet égard à Jonathan M. Mann qui a su penser et incarner les relations évidentes entre la santé et les droits de l’homme. Au cœur des années sida il a initié à l’OMS un modèle éthique de l’approche en santé publique, pour ne pas dire en santé politique. Il inspire au quotidien mon action et demeure présent dans ce que j’ai mis en œuvre dans le champ de l’éthique.

Des des choix qui vulnérabilisent nos valeurs

De fait, les positions exposées par nos instances d’éthique, sur saisine du Conseil d’État en 2014, n’ont pas prévalu dans les deux arbitrages relatifs à l’existence de M. Vincent Lambert. Ne seront retenues comme une jurisprudence, que les conclusions validant le processus d’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation engagé au CHU de Reims le 10 avril 2013, avant d’être interrompu sur décision de justice un mois plus tard. Les nuances d’une approche circonstanciée, d’une argumentation rigoureuse et empreinte d’humanisme dans l’arrêt de la CEDH n’ont pas été en mesure ce 5 juin de pondérer l’impatience parfois indécente des partisans de l’abrégement hâtif de l’existence de M. Vincent Lambert. N’aurait-il pas été opportun que nos « sages » puissent estimer nécessaire de rappeler dans un document commun, les principes qu’ils ont su affirmés avec justesse dans leurs observations à l’intention du Conseil d’État ? Qui avait davantage légitimité qu’eux à intervenir avec mesure, pour redire la précaution qui s’impose aujourd’hui, et sauvegarder ainsi les intérêts supérieurs des personnes dont la survie, comme pour M. Vincent Lambert, tient désormais au fil d’une interprétation extensive de ces deux arrêts de justice ? Leur silence interroge ; il peut inquiéter certains, même si à titre personnel je leur maintiens toute ma confiance.
Dans le contexte actuel de fébrilité, j’ai l’imprudence de suggérer qu’on préserve au moins les formes au nom de la dignité, face à ceux qui clament « avoir gagné » avec une impudeur dont personne ne s’offusque. Faut-il se résoudre à admettre que ce ne serait pas aussi de l’éthique « institutionnelle » que l’on est en droit d’attendre actuellement, alors qu’il y a urgence, l’accompagnement indispensable ? D’autres initiatives s’imposeront demain pour explorer ce que la réflexion éthique peut apporter à l’analyse des circonstances présentes. Pour ce qui me concerne j’estime, avec d’autres, de l’ordre de nos obligations de contribuer à cet engagement.
Pour mémoire, quelques brèves références qui m’incitaient à penser que les instances nationales d’éthique ne devaient pas renoncer à témoigner de leurs réflexions tellement attendues aujourd’hui. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), avait présenté le 5 mai 2014, à la demande du Conseil d’État, ses observations à propos de M. Vincent Lambert. Avec une intelligence, une prudence et une minutie qui honorent cette instance, les membres du CCNE ont développé dans un document de 38 pages un raisonnement d’une qualité impressionnante. La retenue, la prudence s’imposent, affirment-ils, au regard de ces situations de vulnérabilité : elles en appellent, sans la moindre concession possible, à nos devoirs d’humanité. Une affirmation tirée de cette réflexion éclaire et interroge particulièrement dans le contexte présent : « Le CCNE considère que la distinction entre traitements et soins mérite à tout le moins d’être interrogée quand il s’agit de nutrition et d’hydratation artificielles, en particulier pour une personne hors d’état de s’exprimer et qui n’est pas en fin de vie. » Pour sa part, dans sa « réponse à la saisine du Conseil d’État » le 22 avril 2014, l’Académie nationale de médecine rappelait « qu’aucun médecin ne peut accepter que le droit de la personne, qu’il a mission de soigner, à l’alimentation, aux autres soins (kinésithérapie, prévention des escarres, hygiène) et mesures appropriées à la qualité de vie, soit subordonné à sa capacité relationnelle. » Enfin, s’agissant des « observations du Conseil national des médecins », essentiellement déontologiques, la conclusion semble désormais trouver une certaine pertinence pratique, même s’il convient de se demander si au-delà des bonnes pratiques il ne faut pas être tout autant attentif au cadre dans lequel interviendrait cette sédation terminale : « Le Conseil national de l’Ordre des médecins estime devoir ajouter, au nom du principe humaniste de bienfaisance, qui est un des piliers de l’éthique médicale, qu’une fois la décision prise d’interrompre les moyens artificiels qui maintenaient la seule vie somatique, une sédation profonde doit être simultanément mise en œuvre, permettant ainsi de prévenir toute souffrance résultant de cette décision. »
Ces réflexions relatives à une approche éthique des circonstances éprouvées par M. Vincent Lambert, ainsi que d’autres personnes en état dit d’éveil sans conscience, nous sont précieuses, au même titre du reste que les considérations humanistes si justement abordées par les juges du Conseil d’État et de la CEDH. J’observe à ce propos l’argumentation substantielle et courageuse, mais qui n’a pas pu prévaloir, des juges de la CEDH qui ont refusé d’adhérer aux conclusions de la Grande chambre. Il conviendra de les reprendre demain, de les approfondir ensemble afin de mieux préciser ce que sont nos obligations éthiques, nos engagements de démocrates là où la vulnérabilité humaine vulnérabilise jusqu’à nos principes d’humanité. Car, c’est évident, nous avons le sentiment d’une fragilité supplémentaire de notre société, d’une précarisation qui s’ajoute à tant d’autres, dès lors qu’elle hésite et vacille face à l’essentiel, à ce qui lui est constitutif. C’est le cas à propos de M. Vincent Lambert, lorsqu’elle renonce à considérer que ses responsabilités peuvent aussi se penser autrement qu’en consentant, comme elle le fait publiquement et dans les conditions incertaines que l’on sait, à la mort de l’autre estimée en fait comme la solution qui s’impose, comme « la bonne solution ». Sans du reste que personne n’ait pu véritablement, je veux dire indubitablement nous assurer qu’il s’agissait du choix profond de M. Vincent Lambert. Nous sommes inquiets aujourd’hui pour ces personnes vulnérables dans le handicap et la maladie dans l’incapacité d’exprimer leur volonté. Si même elles avaient rédigé des directives anticipées favorables au maintien de leur existence, y compris en des situations extrêmes, y donnerait-on droit désormais ? Je précise que ces observations spécifiques ne concernent en rien les circonstances de fins de vie dans des état de souffrances réfractaires à tout apaisement : je comprends qu’elles justifient une assistance médicalisée telle que la prescrit la loi du 22 avril 2002 relative aux droits des malades et à la fin de vie. J’en arrive même à admettre que la loi qui dans quelques mois proposera une nouvelle conception de l’assistance médicalisée en fin de vie, devrait parvenir jusqu’au bout de la logique qui l’inspire. Il me semblerait ainsi préférable et loyal que demain soit dépénalisée la pratique de l’euthanasie, plutôt que de l’instaurer de manière subreptice au risque de dérives et de contentieux qui accentuent les défiances et les vulnérabilités.

« Penser et assumer ensemble l’après-5 juin »

Pour conclure j’estime pour ce qui me concerne justifié, comme citoyen, d’émettre quelques propositions concrètes qui pourraient ne pas être négligées a priori par ceux qui désormais ont pour responsabilité de décider des conditions de la fin de vie de M. Vincent Lambert. Après le temps de la décision judiciaire, j’ai sollicité les trois instances nationales évoquées précédemment afin qu’elles rendent possible un temps de l’éthique. Ce moment indispensable de pause et de réflexion partagé, autre qu’une médiation, pourrait permettre à chacun d’être en capacité d’assumer et d’accepter, dans le respect et avec une certaine sérénité, la décision d’accompagnement dans la mort de M. Vincent Lambert dès lors qu’elle paraitrait inévitable. Revient, me semble-t-il à nos instances d’éthique, la mission d’être présentes, en ces circonstances, auprès de M. Vincent Lambert, de ses proches et des professionnels à ses côtés, garantes ainsi des conditions d’un processus décisionnel profondément soucieux des valeurs et des positions de chacun.
Quelques questions demeurent posées auxquelles il conviendrait de trouver des réponses fondées. Les arrêts de la CEDH et du Conseil d’État révoquent-ils l’opportunité d’une nouvelle délibération collégiale ? Tout semblerait indiquer le contraire, y compris ces deux arrêts qui éclairent, après les expertises éthiques et scientifiques, des domaines qui nécessitaient des approfondissements. D’autre part, est-il respectueux à l’égard des professionnels intervenant auprès de M. Vincent Lambert depuis des années et déjà soumis aux injonctions contradictoires de décisions de justice, d’exiger de leur part qu’après deux années de « nursing d’attente » leur revienne de surcroit la mission d’accompagner le protocole de sédation profonde et continue ? J’estime qu’on leur doit à cet égard également une considération d’autant plus impérieuse qu’ils ont maintenu des mois durant une relation de soin avec une exigence de qualité, dans un contexte à la fois délicat et limitatif. Enfin et surtout, même si désormais sa vie ne tient plus qu’au fil des derniers arbitrages qui seront rendus, ne convient-il pas de permettre à M. Vincent Lambert et à ses proches de bénéficier de l’hospitalité apaisée et confiante d’un établissement qui ne soit pas l’hôpital Sébastopol ? Là où, dans le contexte que l’on sait, se sont développées les circonstances qui nous consternent aujourd’hui, et alors que l’un des protagonistes de cette tragédie humaine affirmait sur France Info, de manière triomphale et sans la moindre retenue, qu’il considère comme une victoire de la « démocratie sanitaire » l’arrêt de la CEDH et donc la délivrance de M. Vincent Lambert…
Je veux dire, pour conclure, ma considération et ma sollicitude à celles et à ceux qui, directement ou indirectement, se sont trouvés ainsi impliqués dans un désastre dont on ne cerne que difficilement la portée. Qu’ils acceptent de comprendre que les positions que j’ai soutenues avec infiniment de respect à l’égard de M. Vincent Lambert et d’autres personnes confrontées à l’impensable et au si difficilement tolérable, sont celles que l’on se doit de tenir pour un proche en humanité. Si mes propos leurs sont apparus blessants, je leur prie de bien vouloir accepter mes excuses. J’ai le sentiment, contrairement à d’autres, que nous « avons perdu » avec cette conclusion du chapitre judiciaire, et qu’il y a urgence à analyser avec courage ce que signifie pour une société ce verdict de justice. Je suis convaincu que notre démocratie gagne à ce que l’on ne se satisfasse pas, dans un unanimisme complaisant et donc inquiétant, de résolutions qui pour le moins justifient qu’on en comprenne les justifications et les mobiles profonds. Que l’on en débatte ensemble afin de ne pas nous y enliser. Il nous faut désormais tirer les leçons du 5 juin, ne serait-ce que pour donner sens à ce temps d’attente et d’incertitudes qui, depuis 2013, a conditionné l’existence de M. Vincent Lambert aux péripéties de décisions judiciaires et d’un débat de société susceptibles d’affecter jusqu’à sa dignité même.
Avec d’autres personnes qui partagent ce point de vue nous avons décidé de prendre une initiative : « Penser et assumer ensemble l’après-5 juin ». Il nous faut avoir l’envie de renforcer nos solidarités, notre conception du bien commun, au moment où tant de signes en appellent au courage de l’engagement vrai.

 

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