Ne jamais abandonner l’espoir que porte un combat

Gabriel Gomis
Juriste, étudiant en master, Espace éthique/AP-HP

Si je pouvais donner l’espérance aux personnes dormantes, assommées par leur maladie, même résoudre ce qui les a arraché au monde habituel, si les mots devenaient magie je ne me lasserais pas de les exprimer. Si je pouvais en ces dates donner l’espoir d´être pour toujours sauvé aux personnes marginalisées par leur condition, soit par la maladie ou l’exclusion sociale, j’en ferais des couplets sans fin pour finir et lire dans leurs yeux le bonheur.
Si je lutte pour quelque chose depuis plus d’un an maintenant afin de ne pas dépendre de remèdes et d’hôpitaux, je voudrais courir pour les aider et non pas végéter. Ils sont transis de froid, d’obscurité ou de désespoir. Je ne veux que personne ne soit condamné parce que sa nature lui a joué des mauvais coups qui ne sauraient contester l’inestimable condition d’être. Les sages, les magistrats, les médecins pourront les guérir ou les juger, les décrire, les classifier, mais rien ne pourra les réduire à un néant déshumanisant.
Si j’arrache à mon être les mots, les paroles, les gestes qui me permettent avec eux de communiquer, rien ne sera éphémère et passager. Si un jour je pouvais donner à la vie tout ce qu’elle m´a offerte, mon bonheur serait à eux, et dans ce bonheur je pourrais me réjouir. Mais je parle au conditionnel, et la condition humaine demeure ainsi à travers le temps.
Un jour je suis bien, l’autre je me perds aux confins d’un univers que dont je ne veux pas qu’il soit le mien ou le leur. Pourtant les choix qui nous sont proposés sont pauvres, restreints. Je comprends que dès la prime révolte il nous faut constamment batailler. La bataille se perd dans l’obscurité et dans l’inexorable durée de la souffrance. C’est à peine si j’ai parfois le courage et la possibilité de continuer, de maintenir l’engagement. Mais tant que des paroles résonneront comme un clairon, mes actions pour encourager l’autre ne sont que l’expression d’une timide bonté. Il faut toujours recommencer, parce que même si la nuit nous submerge en plein jour par sa torride clarté, je sais combien les souffrances de toute sorte ne nous excluent pas de la vie. Elles nous obligent même à la vivre.
L´horreur d’une perspective de dépendance, de sénilité ou de mort, ces batailles confuses du jugement, tout cela n’est que poussière, résidu. Il suffit d’une particule de bonté pour combattre tous ces malheurs qui arrivent toujours et sans exception à l’heure convenue. Suivre les sentiers de la vie, accepter leur cheminement c´est apprendre toujours à perdre mais peut-être aussi à gagner en amour substantiel. J’aimerais, vie, que tu me dises où voyager pour être prophète d’espoir, mais je butte constamment sur des paroles sans pouvoir réaliser ce à quoi j’ai toujours aspiré.
Je vis dans l´ombre de la lumière, car elle me blesse lorsqu’elle me frappe, cette photophobie que mon corps a pour partenaire. Face à tous les malheurs je trouve toujours le refuge d’un recoin de bonheur, si infime et passager soit-il. Ce que l´on vit a un sens pour autant qu’on puisse l’assumer sans être obligé de le taire, le découvrir sans y renoncer. La vie est toujours un combat. Laissons venir l’avenir mais n’abandonnons jamais l’espoir que porte un combat.

Soutenir une conversation dans la chambre d’un mourant, d’un patient en soins intensifs, ou encore parler même dans le vide en ne sachant pas si cet autre nous entend, l’espoir est toujours tentant. Perdu dans la force des jours, nous devons pourtant à l’amitié ce qu’elle nous offre, une présence et un attachement. Les larmes qui coulent sur ces visages torturés par la maladie, une perte, une souffrance ressemblent au labour d’un terrain labouré avant les plantations. Ainsi se renouvelle l’existence dans le don, l’engagement d’une bataille qui peut être perdue sans pour autant anéantir une existence.

Maintenant que tout sommeille, que l’obscurité enveloppe ma nuit, j’égraine le chapelet de mes prières. Ces neuf ans passés dans la précarité m´ont enseigné à aider, car si l´on donne ne pas de soi-même quelque chose périt dans notre être. Et me voilà confronté moi-même à la maladie, à la chirurgie. Plus que tout je lutterai inlassablement en malade et pour les malades. Ils nous transmettent l´espoir et mobilisent nos ressources dans la volonté de préserver la vie.
Dès que j´engage une conversation je me découvre seul et démuni, parce l’autre, en dépit de son exigence, ne peut comprendre ce qu’est notre souffrance. Le monde bruisse de calamités et me voilà inerte, dans la pénombre, ne sachant plus que faire et demandant, quémandant une aide. L’espoir avant tout. Je suis en phase palliative, sachant que cette circonstance ne peut perdurer moralement et durer physiquement. J’ai subi le parcours des médecins spécialistes et aucun n’ose intervenir sur l’opération réalisée précédemment par un autre neurochirurgien. Je me bats de toutes mes forces pour parvenir malgré tout à une issue qui ne soit pas l’acceptation du renoncement.

Je traverse des moments où les maux de tête, invisibles, m’immobilisent. Je cherche en vain les paroles et parfois l’intensité de leur manque m’accable au point de douter de tout. Prostré, je me réfugie dans cette part intime de moi-même à laquelle je ne peux renoncer. Au fil des jours je perds la force de porter la torche du combattant qui braverait la terreur et les assauts de la maladie. Les mots ne se substituent pas toujours aux maux, et la parole se dissipe dans une fiévreuse lumière. Je me découvre face aux combats menés par d’autres malades, j’entends leurs cris de douleur. Je pense à ces malades ravagés, dévastés par la maladie et à l’héroïque patience des gestes de sollicitude témoignés par leurs soignants. Les cauchemars peuplés de leur espoir et de leur force me rendent si proches d’eux, de cet entremêlement de souffrance et de confiance.

Sur mon bureau s’empilent des livres, des images. Un verre d’eau à côté de toutes ces seringues pour antalgique ou antiémétique, ces traces de ce que les jours éprouvants signifient pour moi. Drogues parfois illégales pour atténuer le carnage que j’éprouve en moi.
La maladie est en même temps faiblesse et forteresse. Comment en abattre les murs ? Ils sont chaque fois plus hauts ou me le semblent. Et les proches qui souffrent comme nous, victimes de ces secrets dangers que dissimule la nature. Et les mots, jamais à niveau de ce que l’on souhaiterait qu’ils disent.
J´ai perdu aujourd´hui une amie dévastée par la maladie, jeune, belle, 35 ans. On s´est soutenus l’un et l’autre pendant tout l’été. Mon cœur désespéré a voulu se dissimuler à ce soleil qu´elle ne verra plus, à ses paroles disparues dans une étoile. Je ne pensais pas que j’allais la perdre, alors que pendant de longues semaines nous discutions comme si de rien n’était, en ignorant l’échéance.
Elle est partie et m’a confié son témoignage, je suis le légataire de ces paroles exprimées dans cette incertitude du vivant. Sa maladie a été foudroyante mais elle a su la vivre avec une ténacité indescriptible. Curieusement, le temps de la maladie semble nous rendre une liberté avant de la confisquer définitivement.
Je me révolte, dans un silence respectueux. Maintenant que j’ai observé cette mort, je me rends compte que chaque mort est semblable et différente. Semblable dans sa réalité physique, différente s’agissant de la personne qui en quelque sorte s´échappe par la porte du jour, portant avec elle son histoire, insolite et mystérieuse.
Les mots me pèsent, apaisant toutefois mon esprit souvent trop confus pour exprimer et restituer ce qu’il éprouve.

 

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