Ouvrir ou non la voie à l’euthanasie, une lecture du Rapport du CCNE sur le débat public concernant la fin de vie

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

Un exercice délicat

Le chapitre 9 sur lequel se referme le rapport « sur le débat public concernant la fin de vie » que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu public le 23 octobre 2014 est fort judicieusement intitulé : « Prendre la mesure de la complexité ». Cette compilation commentée rassemblant – dans une visée d’exhaustivité – textes, verbatim, commentaires et autres renvois de bas de page s’avère en fait d’un accès pour le moins difficile. L’exercice était certes délicat, voire incertain. Dès lors pourquoi s’y être risqué ? Rien à voir avec la qualité de l’avis n° 121 du CCNE présenté le 1er juillet 2013 : « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir. » Si l’objectif était de récapituler dans un ensemble synthétique les données issues de la concertation nationale, comment comprendre dès lors ces considérations et propositions avancées au fil de l’inventaire ? Elles ajoutent à la complexité d’un assemblage touffu des préconisations qui relèvent davantage d’un avis que d’un rapport. Il aurait été plus convaincant de présenter cette contribution comme une extension de l’avis n° 121 ainsi enrichi de cette consultation publique prolifique. Car en fait l’intérêt de ce document au statut incertain tient essentiellement à la pertinence des réflexions qu’en tirent les membres du CCNE, même si les interprétations qui en seront faites ouvrent la porte à toutes les éventualités. Avant de revenir sur les quelques points à retenir du rapport du CCNE, rappelons brièvement la chronologie de cette concertation nationale sur la fin de vie. Elle doit se conclure début décembre. La contribution du CCNE pourrait préfigurer les orientations qui en seront issues dans la perspective d’une évolution, voire d’une mutation législative.
Le 17 juillet 2012, François Hollande lance à Rueil-Malmaison une mission consacrée à la fin de vie. Il s’agissait pour lui de répondre à un engagement affirmé dans sa proposition 21 de candidat à la présidence de la République : « (…) que toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable, et qui ne peut être apaisée, puisse demander, dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. » Pour certains commentateurs, l’évolution ainsi annoncée de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie devait mener à une dépénalisation de l’euthanasie ou, du moins, à une transposition en France de la procédure du suicide médicalement assisté. François Hollande confie à Didier Sicard « un travail de réflexion, d’information, de concertation ». Il lui demande de prendre en compte une interrogation forte : « Faut-il, peut-on aller plus loin dans les cas exceptionnels où l’abstention thérapeutique ne suffit pas à soulager des patients aux prises avec une douleur irréversible ? » Le calendrier est alors serré, un projet de loi est évoqué pour juin 2013. Le rapport rédigé dans le cadre de la mission Sicard est remis au chef de l’État le 18 décembre 2012 : « Penser solidairement la fin de vie. » Si des évolutions sont proposées, elles ne concernent pas l’euthanasie. Le jour même François Hollande saisit le Comité consultatif national d’éthique. Le Comité rend son avis n° 121 le 1er juillet 2013 : « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir. » Il devait être suivi, après le détour d’une « conférence de citoyens sur la fin de vie » qui produit ses conclusions le 16 décembre 2013, par la publication d’un rapport de synthèse reprenant les principaux enseignements à tirer de cette concertation nationale dont nous avons pris connaissance le 23 octobre 2014. Une circonstance imprévue à fort impact médiatique a en effet retardé sa publication, avec l’intervention du Conseil d’État le 19 février 2014 dans le cadre d’une décision relative à l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de M. Vincent Lambert. La haute juridiction s’est prononcée le 24 juin 2014. Le processus de concertation national a été ainsi suspendu pendant quelques mois. Le 21 juin 2014, une nouvelle mission, dont tout indique qu’elle marque le terme de la consultation, est cette fois confiée à deux parlementaires. Il leur est demandé de proposer avant le 1er décembre 2014 les principes d’un texte de loi visant à « assurer le développement de la médecine palliative, mieux organiser le recueil et la prise en compte des directives anticipées, définir les conditions et les circonstances précises dans lesquelles l’apaisement des souffrances peut conduire à abréger la vie dans le respect de l’autonomie de la personne ».

 

Les ambiguïtés d’un rapport complexe

Le « rapport du CCNE sur le débat public concernant la fin de vie » reprend, à juste titre, le « constat accablant » du non respect des droits de la personne malade en fin de vie. Non seulement la loi n’est pas respectée – et cela d’autant plus dans un contexte de vulnérabilités humaines et sociales –, mais le système de santé lui-même est inadapté aux missions qui lui sont imparties. Les maladies chroniques et invalidantes, les circonstances de perte d’autonomie, les handicaps en appellent à la dignité et à la qualité d’un soin mais également d’une sollicitude sociale. Ce cumul de négligences au regard de choix qui privilégient d’autres valeurs et altèrent nos exigences de respect et de considération aboutit à l’exclusion, voire à la mort sociale là où nos solidarités ont à être mobilisées. Cette déploration convenue ne dit toutefois rien de ce qui se réalise au quotidien dans des institutions comme par exemple les Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou les Maisons d’accueil spécialisées (MAS) qui ne relèvent de la vigilance du CCNE que pour évoquer leurs insuffisances. À vouloir ainsi ramener à des considérations générales par trop misérabilistes la diversité des circonstances trop souvent ignorées y compris dans les réflexions éthiques, on renonce à valoriser tant d’initiatives remarquables qui font évoluer les pratiques avec plus d’efficacité que des observations distancées ou de pieuses intentions. Cette exemplarité est digne d’une considération qui pourrait trouver sa place dans un texte à visée éthique.
De même, la critique du système de santé en tant que tel justifierait bien des nuances dans la mesure où les instances publiques ne sont pas, autant qu’on le laisserait entendre, réfractaires aux impulsions que soutient l’idée de démocratie sanitaire. Il est des membres du CCNE en position de responsabilité dans le champ de la santé publique ou des soins palliatifs : ils pourraient dès lors estimer judicieux de ne pas se cantonner au registre des invocations ou alors tirer à titre personnel les conclusions des inanités qu’ils dénoncent. D’autre part, on ne saurait institutionnaliser ou médicaliser à l’extrême les réponses à inventer ensemble pour mieux accueillir dans la cité les personnes vulnérables dans la maladie et en fin de vie. La mobilisation citoyenne relève d’une pédagogie de la responsabilité partagée qui procède de l’effectivité des valeurs de notre démocratie, de la réalité concrète de l’engagement solidaire. Aucun texte législatif sur la fin de vie ne parviendra à nous situer à la hauteur de cette exigence. Le risque est plutôt qu’il désinvestisse le corps social de ses missions auprès de celui qui souffre et espère de notre part une réponse sociétale autre que la légitimation d’une mort médicalement anticipée.
Le CCNE évoque avec une certaine gravité mais somme toute de manière distanciée « un profond clivage » entre les positions favorables ou non à la dépénalisation du suicide médicalement assisté ou de l’euthanasie. À cet égard ce rapport me semble permettre à l’instance d’éthique de concéder aux responsables politiques l’acceptation, certes prudente et pondérée, d’une mutation législative qui aurait paru profondément discutable s’il s’était agi de l’argumenter dans le cadre d’un avis du CCNE (il nous a été rappelé – de toute évidence à bon escient – qu’il s’agit en l’occurrence seulement d’un rapport : le législateur sera-t-il sensible à de telles nuances ?). Le rapport « Penser solidairement la fin de vie » ainsi que l’avis n° 121 du CCNE s’avèrent de ce point de vue plus rigoureux, explicites, voire courageux dès lors qu’ils explicitent sur le fond une position réticente à toute évolution qui aboutirait à légitimer une transgression. D’où l’ambiguïté de ce document complexe dans sa forme au point d’altérer l’expressivité d’une exigence éthique ou du moins de permettre d’en distinguer les repères nécessaires. Cette neutralisation de la responsabilité éthique qui apparaît au mieux comme une forme de respect du pluralisme des opinions et au pire comme une distanciation, interroge. Je ne suis pas certain que les décideurs y trouvent un avantage et que les représentations sociales de la réflexion éthique y gagnent en considération. Là où sont à ce point engagés les principes d’humanité, des droits de l’homme et du vivre ensemble, chacun attendait d’un rapport du CCNE une précision, pour ne pas dire une robustesse des propos qui semblent faire défaut. Je le regrette d’autant plus que, depuis 1983, le comité a su nous enrichir d’argumentations fortes, souvent courageuses et en tant que telles peu contestables car utiles au bien commun. Elles constituent pour moi une indispensable référence. Nous voilà bien éloignés de l’esprit et de la démarche de l’avis n° 63 du CCNE « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie » (27 janvier 2000) considérant avec beaucoup de justesse « une sorte d’exception d’euthanasie, qui pourrait être prévue par la loi, (qui) permettrait d’apprécier tant les circonstances exceptionnelles pouvant conduire à des arrêts de vie que les conditions de leur réalisation ». Il nous était alors donné de prendre en compte la véritable complexité de certaines circonstances spécifiques exposant à une transgression envisageable avec circonspection, sans pour autant la banaliser dans un texte accommodant de loi. Mais il me sera rappelé que le rapport « sur le débat public concernant la fin de vie » se veut représentatif de la diversité des débats et en aucun cas l’expression d’un avis émanant du CCNE…

 

La réflexion éthique à l’épreuve de ses limites

Comme dans un puzzle composé d’éléments qui ne trouvent leur cohérence et leur expressivité que lorsqu’ils ont été reconstitués dans la forme qu’ils devaient prendre, le rapport du CCNE juxtapose des préconisations disparates qui, sans évoquer explicitement le terme, pourraient aboutir in fine à des pratiques assimilables à une forme d’euthanasie. Le caractère « contraignant » des directives anticipées dans les conditions qui sont mentionnées ainsi que « le droit à une sédation profonde jusqu’au décès » ramènent en toute logique à des procédures que certains associent à une euthanasie dissimulée dont ils dénoncent l’hypocrisie. Comment comprendre du reste la signification, voire l’acceptabilité de ce temps de sédation avant que la mort advienne, dont il nous est dit qu’il n’a rien à voir à ce que serait une euthanasie lente en cela distincte d’une lente agonie ?
Certes le CCNE insiste sur une conception renouvelée de la « procédure collégiale » qui doit relever d’un « processus décisionnel » afin d’être garant à la fois du respect des formes et des modalités d’arbitrage de la décision. Chacun appréciera la nuance ou la rhétorique, notamment à l’analyse des commentaires publics apportés par certains membres du CCNE parmi les plus compétents en ces domaines. De leur point de vue, l’inconditionnel respect de l’autonomie de la personne en fin de vie doit être promu comme valeur supérieure, au même titre qu’un dogme sur lequel on ne saurait transiger. On constate pourtant sur le terrain les effets parfois délétères de ce qui relève aujourd’hui d’une obstination idéologique, notamment à l’égard des personnes les plus vulnérables parmi nous, souvent démunies de tout recours pour éclairer un choix. Une même opiniâtreté s’affirme à propos du devoir imparti à tout médecin de mettre en œuvre les directives anticipées qui deviendraient opposables, sans être reconnu dans sa faculté de discernement ne serait-ce que par souci de justice dans un contexte parfois extrême où s’accentuent les fragilités humaines et sociales. À cet égard le droit à une clause de conscience pourrait même être discuté…

À vouloir manipuler ainsi les paradoxes et les arguties, la complexité devient telle qu’il semble urgent d’y mettre de l’ordre et de la loi ! Qu’en est-il de plus de la prise en compte de l’ambivalence des positions, de l’impossibilité de se représenter l’imminence de la mort sans être entravé dans sa faculté de jugement ? De telles simplifications inquiètent là où précisément la singularité et la complexité des circonstances sollicitent une attention et une prudence inconciliables avec des protocoles que l’on aspire à systématiser sous couvert de légalité.

Que l’on me comprenne bien : je limite mon propos à une lecture immédiate d’un texte du CCNE certes difficile d’accès mais qui a pour ambition de synthétiser les points essentiels d’une concertation qui touche à nos valeurs d’humanité. Mon désappointement est à la hauteur de ce que j’attendais d’une démarche instruite par le CCNE. Rien ne manque pour autant dans le rapport du CCNE en termes de compilation des formules obligées, de mise en cause des manquements et des incompétences, d’hommage aux soins de support et aux soins palliatifs (qui devraient être reconsidérés dans la continuité des soins), de rappel des multiples préconisations restées lettres mortes alors qu’elles auraient pu contribuer à une meilleure implémentation sociétale de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, etc. Rien n’est omis des formules attendues, des considérations de toute nature et de tous statuts à ce point sollicitées dans un souci d’exhaustivité que les positions en deviennent parfois indistinctes jusqu’à se neutraliser. Si tel était l’objectif de ce rapport, cet inventaire reprenant avec minutie ce qui doit être retenu de ces deux années de concertation s’avère aussi concluant qu’un acte notarié. Du reste chacun aura la satisfaction d’y puiser ce qu’il cherche et même d’être conforté à titre personnel dans sa résolution initiale… Ceci explique, je le pense, que ce document n’ait pas suscité la moindre réaction significative au-delà des commentaires de membres du CCNE. Sa prudence – s’il s’agissait d’une stratégie – est de ce point de vue couronnée de succès.
Depuis deux ans, à l’initiative de François Hollande, les réflexions partagées dans un cadre public favorable à une compréhension réciproque nous ont permis de mieux prendre conscience des enjeux majeurs jusqu’alors trop souvent étouffés par des disputations idéologiques peu conséquentes ou alors des débats entre spécialistes. Les positions se sont rapprochées, témoignant d’un même souci à la cause de la personne qui souffre, trop souvent bafouée dans ses droits et ses valeurs, isolée voire reléguée socialement, négligée et moralement affectée au terme de sa vie. À juxtaposer selon un ordonnancement incertain des données diffuses alors qu’ils auraient pu viser à dégager une certaine cohérence et contribuer à mieux faire apparaître quelques lignes de fond, les membres du CCNE rendent une copie que certains considèreront soigneuse, honnête, voire « objective », neutre et donc recevable. Cette conception de l’exigence éthique ne me semble pas correspondre aujourd’hui à ce que l’on attend d’une instance qui aurait pu affirmer – fidèle à sa tradition – les principes inaliénables et les repères indispensables, et ainsi mieux contribuer à ce que seront les choix politiques désormais attendus.
Il nous reste à faire confiance aux responsables politiques, à notre représentation nationale pour être en capacité de concevoir, d’affirmer, d’assumer et de défendre les valeurs de la démocratie là où la proximité de la mort en appelle à une authentique sollicitude. Puisqu’il s’agit, on l’aura compris, d’ouvrir ou non la voie à l’euthanasie.

 

Laisser un commentaire