« Dès qu’on se sait atteint par cette maladie, on se sait condamné… »

Mireille Depadt
Philosophe

Si l’on m’avait demandé, il y a quelques années, comment je souhaiterais que ma vie se termine, j’aurais certainement répondu : sans que je m’en aperçoive, sans que j’aie le temps de souffrir, en pensant autant à la souffrance morale de la dépendance qu’à la souffrance physique et l’idée d’une fin de vie relativement programmée par une maladie dégénérative me serait sans doute apparue commet une des pires éventualités, puisqu’à la déchéance et aux souffrances physiques devait s’ajouter l’angoisse d’une attente désespérée.
Et puis, cette maladie est arrivée. Peu après que j’aie eu 70 ans, on a diagnostiqué ce qu’on m’a dit être une « maladie des motoneurones », qui était en fait la SLA.

Elle a arrêté tout net ce qu’était notre vie, une vie de parents et de grands parents comblés, de retraités bien occupés, bien insérés dans le tissu associatif et culturel de la ville où nous vivions. Tout cela, brutalement, s’est effondré. Il ne restait plus que la perspective d’une évolution inexorable.
Une maladie grave, à cet âge, ce n’est pas un scandale. Il était normal que je me prépare à la fin. Mais la SLA, ce n’est pas « seulement » si l’on peut dire, une maladie grave qui peut amener à une issue fatale. C’est une maladie neurologique dégénérative, une maladie réputée « terrible », qui suscite l’effroi parce qu’elle s’annonce avec un pronostic « sombre » : mortelle à moyen terme et qu’elle condamne le malade et ses proches à vivre la déchéance physique dans l’absence de tout espoir. D’emblée, on sait qu’on ne guérira pas, que rien ne pourra réparer ce qui s’est détérioré et que les efforts pour lutter contre sa progression, non seulement ne serviront pas à grand chose, mais peuvent même produire l’effet inverse. Dès qu’on se sait atteint par cette maladie, on se sait condamné. Et, autour du malade, tous le savent.

Je n’ai jamais oublié le jour où mon mari a vu entrer dans son bureau, à l’hôpital, un collègue qui était aussi un ami, lui dire qu’il était « foutu » ; il venait d’apprendre qu’on lui avait diagnostiqué une SLA !
Si l’on m’avait dit, au moment des premiers signes, ce que serait ma vie quelques mois plus tard, j’aurais pensé, comme cet ami, que pour moi, « c’était foutu » ! Que je n’avais plus qu’à attendre la fin dans l’affaiblissement et la disparition progressive des fonctions de la vie.

C’est peut-être la raison pour laquelle je n’aime pas qu’on me rappelle ma maladie. Quand le nom de la SLA ou de la maladie de Charcot est avancé, c’est cette image sinistre qui vient avec elle. Or, dans cette image, je ne me reconnais pas, je ne me sens pas « malade » en ce sens.
Il ne s’agit pas de déni. Je sais bien que je suis atteinte de cette maladie terrible et que les aides qui me sont apportées sont les conditions de ma survie. Mais ma vie ne ressemble pas à ce que laisse penser la description de la maladie ; elle ne ressemble pas à ma propre anticipation de ce que je me voyais condamnée à subir.
Si j’avais imaginé au début, la vie qui est la mienne aujourd’hui, j’y aurais surtout vu le désespoir d’un bonheur perdu. J’aurais vu l’ombre sinistre de la maladie « mortelle à moyen terme » s’étendre tout autour de moi, et rendre douloureuses les relations avec ceux que j’aime, et puis j’y aurais vu toutes les incapacités, tous les handicaps qui me sont advenus comme une telle succession de pertes et de défaites. J’aurais eu du mal à y reconnaître une vie qui vaille la peine d’être vécue.

Les événements prévisibles sont en partie arrivés. Aujourd’hui, je ne peux plus parler et je suis hydratée et alimentée par une sonde gastrique. S’ajoutent à cela, une altération progressive des mouvements, des difficultés respiratoires et des étouffements qui me laissent parfois pantelante, comme vidée de toute force.
Les événements étaient prévisibles, mais pas la vie qui serait la mienne sous l’effet de ces événements, et qui n’est pas ma vie d’avant plus le poids de tous ces handicaps ou moins les capacités que j’ai perdues. Mais une vie différente.

Une amie très proche, qui est aussi atteinte d’une maladie neurologique, m’a posé il y a quelque temps cette question apparemment absurde : « si, par un coup de baguette magique, ou disons par une découverte extraordinaire de la médecine, tu pouvais effacer ta maladie, redevenir celle que tu étais avant elle, est-ce que tu le souhaiterais ? » et elle ajoutait : « réfléchis bien avant de me répondre. »
Qui, atteint, d’une SLA, ne souhaiterait pas retrouver la santé perdue ? Souvent je rêve que je parle, que je mange et que je bois normalement. Bien sûr que je « rêverais » comme on dit, de retrouver toutes les capacités que la maladie m’a ôtées.
Mais je sentais bien que cette réponse simpliste ne suffisait pas. Mon amie m’avait prévenue : « réfléchis bien » !
Et en y réfléchissant bien, je me suis rendue compte que la réponse n’était pas si évidente, et même qu’il n’y avait pas de réponse à cette question, que c’était une fausse question. Bien sûr que je souhaiterais être libérée de la maladie, qui ne souhaiterait pas être en bonne santé plutôt que malade ? Mais la maladie n’est pas un fardeau que je traînerais derrière moi et dont je pourrais être délivrée, pas plus qu’elle n’est un ennemi intérieur qui se serait insinué en moi et qu’il suffirait d’expulser pour que je me retrouve inchangée, telle que j’étais avant elle.

En fait, cette maladie n’est pas distincte de moi. Plus exactement, elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est ce que je suis aujourd’hui, avec les handicaps et les faiblesses qui ne me sont pas seulement arrivés, mais qui m’ont changée. Je ne dis pas que j’aime ce que je suis devenue, mais seulement que c’est ma vie, ou plus exactement que c’est la vie pour moi, telle qu’elle est aujourd’hui et que l’idée que la maladie serait seulement un poids qui nous ralentit, un empêchement à être nous-mêmes, n’est pas une idée juste.

Il arrive qu’une amie qui m’a fait part de ses malheurs ou de ses souffrances, se reprenne en me disant : « je ne devrais pas me plaindre devant toi. Tout cela n’est rien auprès de ce que tu vis ! ». Ces mots me touchent par le souci d’attention dont ils témoignent, mais ils m’assignent le statut d’une exception tragique dans laquelle je ne me reconnais pas. Cette maladie ne nous met pas hors la vie.

Quand le diagnostic a été avéré, mon seul désir a été de me rapprocher de nos filles, de nos petit- enfants. Je savais que les déplacements deviendraient de plus en plus difficiles et je ne voulais pas être privée du bonheur de les voir aussi souvent que possible. Je savais qu’elles m’accompagneraient, que nous pouvions, mon mari et moi, compter sur leur aide. J’ai essayé au début de leur cacher la nature exacte de la maladie. L’idée de vivre ensemble le désespoir d’une évolution inexorable m’était insupportable. Mais elles ont très vite appris ce qu’il en était et nous sommes passées de la tristesse et de l’isolement, où chacune essayait de cacher aux autres ses angoisses, à la joie d’être ensemble dans une lucidité partagée. Aujourd’hui les choses sont claires entre nous, plus claires qu’elles ne l’ont jamais été. Nous vivons dans l’ouverture du présent, quel qu’il soit et, dans cette ouverture, plus proches que nous l’avons jamais été les unes des autres.
Personne ne peut souhaiter une telle maladie. Mais elle m’a donné à vivre des moments de grâce, des moments où plus rien ne me sépare de ceux que j’aime, où les nuages de la peur ont disparu, où l’air est clair et léger et où le temps même ne pèse plus.

Il m’arrive de penser que cette maladie – je parle de celle que je connais, la mienne -, dispose d’elle-même les conditions de la vie intérieure, de la spiritualité.
La violence de la secousse a fait tomber tout ce à quoi nous étions attachés, tout ce qui nous occupait. Elle a fait le vide. Mais dans ce vide, on voit bientôt apparaître une question qu’on ne s’était jamais posée, ou jamais avec cette nécessité et cette urgence : la question de ce qui fait la vie digne d’être vécue.

Hannah Arendt, au 20eme siècle, a repris la réponse de Socrate : « une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue ». J’ai souvent réfléchi à cette réponse et j’ai toujours pensé qu’elle me convenait. La maladie ne m’a pas fait changer d’avis, et pourtant tout a changé pour moi. Je croyais que la pensée, l’effort pour se comprendre soi-même ou ce qu’on vit était l’essentiel, ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. Mais quand j’ai appris que j’étais atteinte de la SLA, je n’ai eu ni le désir ni la force d’essayer de comprendre ce qui m’arrivait. J’étais « sonnée », comme on dit des boxeurs qu’un coup trop dur a mis à terre. Et puis, j’ai entendu des mots qui m’ont touchée. Ils disaient cette chose toute simple, cent fois entendue : il faut vivre au présent. Mais ils m’étaient dits par le médecin que je voyais pour la première fois à la Salpêtrière et là, dans la clarté du diagnostic et la confiance d’une relation empreinte de bienveillance et d’humanité, je les ai vraiment entendus.
Ce n’était pas une révélation, mais ils m’ouvraient une nouvelle voie où la vérité devenait ce dont je faisais l’épreuve dans le moment où je le vivais et où l’attention à ce qui m’était donné devenait la seule règle. J’ai fait connaissance avec le mot, aujourd’hui rebattu et malmené, mais pour moi nouveau, de méditation et avec ce pas de côté, la vie a repris, autrement.
Je sais bien que les difficultés ne peuvent que s’aggraver, que l’évolution est inexorable, mais je sais aussi que la maladie, c’est encore la vie, et que la vie est par définition capacité de produire du nouveau, de l’imprévisible. A tout moment et dans toutes les circonstances.

 

Laisser un commentaire