Vincent Lambert : « on ne peut faire l’économie de la dignité humaine »

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

Dans un avis du 26 octobre 2006, le Comité consultatif national d’éthique affirmait : « On ne peut faire l’économie de la dignité humaine, à moins d’accepter et d’assumer l’indignité. » Quelques années plus tôt, le 24 février 1986, cette même instance peu discutable dans la pertinence des positions qu’elle rend publiques rappelait à un médecin qui les considérait comme « des intermédiaires entre l’animal et l’homme », que les personnes malades en état végétatif chronique « sont des êtres humains, qui ont d’autant plus droit au respect dû à la personne humaine qu’ils se trouvent en état de grande fragilité ».

La décision rendue par le Conseil d’État mardi 24 juin 2014 est pesée, pondérée et circonstanciée. Elle procède d’une expertise médicale assortie d’un examen approfondi des points déterminants de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Pourtant, d’emblée des interprétations en sont tirées pour expliquer, de manière péremptoire, que ces conclusions juridiques feront désormais jurisprudence et pourront être transposées à d’autres circonstances estimées analogues.

Les observateurs feront apparaître plus tard les significations profondes de ce qui s’est joué hier sur la scène publique avec, il convient de l’admettre, une certaine indécence. À juste titre, le président de la République avait souhaité le 17 juillet 2012 une concertation nationale sur la fin de vie, susceptible de favoriser un débat serein et de parvenir, ensemble, à un consensus juste. Les différentes compétences impliquées, à la demande de François Hollande, dans une réflexion ouverte, attentionnée et sage avaient, semble-t-il, apaisé les controverses et permettaient d’envisager sans a priori dogmatique les quelques évolutions indispensables dans un domaine à la fois intime et complexe. Il n’est pas dit que l’instrumentalisation de circonstances humaines douloureuses à Reims ou à Pau ne contribue pas à un point de rupture de cette pédagogie de la responsabilité voulue par le chef de l’État, et n’incite pas aux dérives dont certains consentent, volontairement ou non, à être les cautions.

Je n’ai aucune légitimité à mettre en cause les compétences impliquées dans la chaîne décisionnelle médicale qui, de fait, impose la contention, pour ne pas dire l’enfermement, à une personne dont l’existence tient aujourd’hui au fil d’une décision administrative. Apparemment les modalités pratiques du processus d’interruption de son alimentation et de son hydratation émeuvent davantage que ses conditions de vie actuelles : certains les assimilent à une forme de maltraitance.

Je n’ai aucune légitimé à contester l’interprétation, pour le moins discutable, que le parlementaire auteur de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie a développée hier après-midi sur BFM lorsque je me suis autorisé à lui demander s’il ne convenait pas de modifier le titre même de la loi, dès lors qu’elle peut s’appliquer à des personnes qui, de fait, ne sont pas en fin de vie. La loi, selon lui concerne les malades et la fin de vie, et non les malades en fin de vie, distinction aussi subtile et convaincante qu’il a établi pendant des années entre faire mourir et laisser mourir. De telles confusions contribuent à bien des ambivalences constatées sur le terrain du soin, avec les conséquences extrêmes ces derniers jours dans les enceintes judiciaires. Ce même parlementaire, en charge, à nouveau, d’une mission d’évaluation et d’adaptation de sa loi, expliquait dans la foulée que lorsque la personne, dans l’incapacité de le faire valoir, aurait exprimé oralement un choix concernant son refus d’une obstination déraisonnable, il est incontestablement recevable. De même, en référence à l’actualité, il soutient que la famille n’a pas à être directement impliquée dans une prise décision qui relève, avant toute autre considération, de la collégialité médicale. On comprend mal dès lors son attachement aux directives anticipées, au rôle de la personne de confiance et à la prise en compte de l’intérêt supérieur de la personne malade, qui peut, en certaines circonstances, être mieux reconnu en tenant compte du témoignage de ses proches (ce qui est du reste le cas s’agissant par exemple des prélèvements d’organes). Que ce parlementaire puisse interpréter la loi relève peut-être d’une autorité qui ne se conteste plus. Le code de la santé publique est toutefois rédigé en des termes sans équivoque : « Lorsqu’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin peut décider de limiter ou d’arrêter un traitement inutile, disproportionné ou n’ayant d’autre objet que la seule prolongation artificielle de la vie de cette personne, après avoir respecté la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale et consulté la personne de confiance visée à l’article L. 1111-6, la famille ou, à défaut, un de ses proches et, le cas échéant, les directives anticipées de la personne. Sa décision, motivée, est inscrite dans le dossier médical. » Le même article 9 de la loi du 22 avril relative aux droits des malades et à la fin de vie confirme qu’elle concerne explicitement la personne en fin de vie, puisqu’on évoque la notion (certes elle-même discutable) de « mourant » : « Le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10. » Au cours des auditions que ce parlementaire ne manquera pas d’organiser dans les prochains mois, il pourrait être intéressant que soit approfondie la notion de fin de vie et sa transposition aux personnes dans l’incapacité, à un moment donné, d’exprimer avec discernement leur préférence. Qu’en sera-t-il, par exemple, de la prise en compte des droits de la personne en phase évoluée d’une maladie neurologique dégénérative ?

Je n’ai pas plus de légitimité, enfin, à évoquer le sentiment de violence éprouvé par des personnes malades, lourdement handicapées ou leurs proches. Menacées dans leurs droits et dans leurs choix par des positions péremptoires qui en appellent à l’urgence de décisions politiques favorables à une gestion administrative de la fin de vie, elles s’inquiètent qu’une même préoccupation ne concerne pas l’existence au quotidien de personnes davantage en demande d’une solidarité dans la vie que d’une mort compassionnelle. Il importe qu’au plus vite des clarifications permettent de résister à cette tentation d’une « solution idéale » dont on sait qu’elle n’est concevable que dans une approche infiniment respectueuse de la personne, insoumise aux idéologies, aux arbitraires ou à l’esprit de renoncement.

Notre démocratie ne peut pas se permettre la défaite d’une abdication là où ses valeurs essentielles sont engagées. C’est du reste à un cheminement dans la dignité et le courage que nous invitait François Hollande en juillet 2012. Pour ma part c’est celui que je poursuis depuis, sans concession mais avec pour souci le bien commun.

Ma seule légitimité, peut-être, tient à ma conception de l’idée de fraternité telle qu’elle est exprimée dans notre devise républicaine. Je ne saurais davantage comprendre et admettre qu’une personne vulnérable, handicapée comme on le sait, confiée aux soins d’une équipe médicale, demeure plus longtemps l’otage de controverses et de disputations administratives. Si l’attente se poursuit désormais, sa vie étant suspendue pour partie à la décision du la Cour européenne des droits de l’homme, la dignité de son existence ne saurait lui être confisquée. Il m’apparaît indispensable que toute la clarté soit faite sur la dignité des soins qui lui sont prodigués dans un contexte profondément respectueux et attentif à son seul intérêt. Notre obligation à l’égard de Vincent Lambert tient à l’exigence de fraternité. « La dignité humaine, les droits de l’homme et les libertés fondamentales doivent être pleinement respectés. » La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme, (UNESCO, 19 octobre 2005) pose en des termes sans équivoque ce que sont nos responsabilité immédiates auprès de lui et de ceux qui lui sont proches.

 

Laisser un commentaire