Assistance au suicide : La situation suisse aux plans médical, éthique et légal

Expérience réunie en tant que médecin officiel et membre de la Commission nationale suisse d’éthique

Jean Martin
Médecin de santé publique, membre de la Commission nationale suisse d’éthique et du Comité international de bioéthique de l’UNESCO

« Ces questions mettent en jeu les fondements de la responsabilité interindividuelle. Qu’est-ce qu’aider autrui, lorsque ce dernier se trouve dans une situation désespérée et qu’il ne voit pour issue que la mort ? En quoi consiste le droit à une vie et à une mort librement déterminées ? Où se situent les limites du droit ? Pour les professionnels de la santé, ces questions sont situées au cœur de l’éthique médicale. Les professions de la santé peuvent-elles s’engager pour un autre enjeu que celui du maintien de la vie ? Des questions non moins fondamentales se posent au plan politique. Quels sont les cadres juridiques nécessaires pour garantir aux personnes concernées le respect et l’humanité qu’on leur doit ? Qu’entendre concrètement en l’occurrence par « respect » et « humanité » ? (préface de la prise de position 9/2005 de la Commission nationale suisse d’éthique – CNE).

Pour planter le décor

La manière dont une société voit le suicide est très influencée par les croyances et règles, dans différentes cultures, en rapport avec des thèmes fondamentaux comme les valeurs spirituelles et morales, l’honneur, le sens de la vie. Les trois religions du Livre considèrent le suicide comme une offense à l’égard de Dieu, au nom du caractère sacré de la vie. Encore que dans le protestantisme on trouve la position que la vie n’est pas sacrée mais doit être respectée. Le suicide était tenu en estime – dans certaines circonstances au moins – chez les anciens Grecs et Romains  (suicide de Socrate, de Sénèque). Au plan juridique, le suicide était souvent dans le passé considéré comme un crime (ce n’est qu’en 1961 que la loi anglaise selon quoi suicide ou tentative de suicide était un crime a été abrogée).

Inversement, au Japon, durant l’époque samouraï mais jusqu’à nos jours (suicide de l’écrivain Yukio Mishima en 1970 par exemple), le seppuku (hara kiri) jouissait de respect, qu’il soit réalisé comme manifestation d’expiation, de réparation ou au contraire de protestation. Le sati est une pratique funéraire hindoue, aujourd’hui abandonnée, qui voulait que la veuve s’immole sur le bûcher de son mari décédé (qu’elle le fasse volontairement ou y soit contrainte). Dans d’autres champs culturels, on a décrit comment les Inuits (Esquimaux) âgés, plus en mesure de suivre le groupe dans leur univers glacé, montaient dans leur kayak et partaient vers le large pour ne plus revenir. Pour avoir travaillé au début de ma carrière en Amazonie, j’ai lu avec intérêt le livre de Luis Sepulveda « Le vieux qui lisait des romans d’amour » : pour des raisons en fait comparables à celles des Inuits (environnement hostile, dans lequel on se déplace et où devoir prendre en charge des personnes très dépendantes menace le fonctionnement voire la survie du groupe), Sepulveda  décrit comment un vieillard s’enivre et est laissé dans la forêt vierge où, pendant qu’il est inconscient, il sera mangé par les termites (c’est un roman mais rien n’exclut à mon sens que cela ait été fait).

Suicide et sacrifice peuvent être proches – en termes objectifs, le sacrifice est un suicide. Mais le christianisme comme l’islam font une grande différence selon la motivation du geste : les martyrs chrétiens qui se sont sacrifiés sont considérés comme des saints, les musulmans qui le font au nom d’Allah se voient promettre de grandes bénédictions dans l’au-delà. Dans le même registre, on rappellera aussi les pilotes kamikazes japonais de la Deuxième Guerre mondiale.

Forte phrase de Montaigne : « C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut ; et que le présent que nature nous a fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille issues ».

La dignité humaine, une notion qui connaît plusieurs interprétations

La Commission nationale suisse d’éthique a discuté récemment de « culture du mourir », thème lié à la notion de dignité humaine. Dite notion est mise en cause par des éthiciens et scientifiques anglo-saxons comme un « concept inutile », mais reste fondamentale du point de vue de la Déclaration universelle des droits de l’homme et en général pour l’éthique et le droit  européens. Et elle correspond à une intuition forte.

Dans le débat de notre commission, il a été rappelé que le mot dignité est utilisé dans des sens différents. Elle peut être comprise comme « décence », non-déchéance, ou mieux estime de soi : refus de vivre une existence devenue dépourvue de ce qui faisait qu’elle avait une dignité. Un deuxième sens, souvent associé au précédent, est la dignité vue comme autonomie ; avec le droit pour l’individu de se déterminer en toute liberté sur ce qu’il fait de sa vie. On peut postuler que les trois quarts des Suisses qui, selon des sondages répétés, souhaitent que l’aide au suicide soit et reste une possibilité (même si une très petite minorité en feront usage) ont une telle opinion.

Bien différente est l’acception ontologique (liée à l’essence de l’être), métaphysique, qui estime que la dignité de l’être humain en est une donnée immuable, indépendamment de toute autre considération. Observant l’histoire des faits et des idées, nous pensons plutôt pour notre part que la dignité de l’homme est une construction progressive, de manières diverses selon les sociétés, et non accordée d’en haut. Construction humaine qui demande que constamment on la défende et on l’améliore. « La dignité est d’abord l’implication logique du devoir de respect (…) en endossant la responsabilité de faire advenir un monde de respect, l’humanité réalise sa propre dignité », lit-on dans la Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique (De Boeck, Bruxelles, 2001, p. 281-4).

L’accent sur l’autonomie du patient en éthique médicale

Au cours des dernières décennies, l’importance (la primauté) de l’autonomie, du malade dans la relation entre soignant et soigné a été de mieux en mieux reconnue. Trop souvent dans le passé, on semblait partir de la prémisse que les médecins  – ou l’équipe soignante – prenaient des décisions quasiment imposées aux patients. Aujourd’hui, la règle de leur libre détermination est bien en place ; co-substantiel de cette autonomie, il y a leur droit impératif de bénéficier d’une information véridique, complète et compréhensible sur leur situation médicale, le diagnostic, les mesures thérapeutiques envisageables, leurs avantages et possibles inconvénients, le pronostic – cette information, devoir du soignant, ayant à être fournie spontanément et sans délai.

Notre expérience initiale

Dès le début des années 1990, en tant que médecin cantonal (médecin officiel, conseiller du Ministre de la santé du Canton de Vaud), nous avons été contacté par des confrères, ainsi que par des pharmaciens et infirmières, à propos de la volonté exprimée par un malade de mettre un terme à ses jours. Ainsi, un confrère m’appelle à propos d’une personne de 85 ans, qu’il suit depuis une dizaine d’années pour une insuffisance respiratoire pénible devenue invalidante. Le rapport avec son médecin est une de ses relations significatives, elle n’est plus en mesure de se déplacer à l’extérieur mais assez à l’aise financièrement pour ne pas vouloir intégrer une maison de retraite. Membre de l’association Exit ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) et lasse de sa grande difficulté à vivre, elle demande au médecin de prescrire un médicament (pentobarbital) à dose mortelle, selon les indications émises par Exit. D’abord, mon confrère fait état de sa réticence à cette prescription et je l’assure qu’il reste entièrement libre de sa décision. Je souligne que, comme médecin officiel et dans de tels cas, j’ai à préciser la situation légale (voir plus bas) et peux apporter les considérations médico-éthiques tirées de mon expérience. NB : il se pouvait que j’émette des recommandations mais sans prendre de décision ou donner un ordre. Le professionnel restait libre de sa détermination et, en conséquence, en assumait toute la responsabilité dans la suite.

Dans le cas de la malade évoquée, et à propos des libertés d’agir respectives, nous avons noté que, comme elle ne pouvait plus quitter son domicile et avait peu de relations sociales, une non-entrée en matière par le médecin pouvait correspondre, de facto, à l’impossibilité matérielle pour elle d’exercer sa libre détermination (cas échéant de mettre un terme à ses jours). Dans le cadre d’une relation de confiance patient-médecin, une « non-aide » pouvait être vue comme un abandon, spécialement si soignant et soigné se connaissent de longue date et si la détermination en cause est bien réfléchie et compréhensible. J’ai su ultérieurement que le médecin avait accepté d’établir la prescription demandée.

Autre interpellation, par une responsable d’organisation régionale de soins à domicile : une de nos infirmières de santé publique, me dit-elle, suit un malade en fin de vie, avec un cancer métastatique. Il est membre d’Exit, a demandé l’aide de cette organisation et souhaite que l’infirmière soit à ses côtés au moment du départ. Situation délicate, avec l’éventualité pour la soignante d’être à la fois celle qui a donné des soins pendant des mois et est présente au moment où il se suicide. La conclusion tirée a été de dire que si l’infirmière sollicitée comprend la requête et que celle-ci ne lui pose pas de problème de conscience, il n’y a pas de raison que l’employeur s’oppose à ce qu’elle soit présente. Par la suite, l’organisme faîtier des soins à domicile a admis cette position ; l’infirmière, ou autre collaboratrice, peut être présente mais ne saurait apporter une assistance active au suicide.

Interrogé sur des souhaits de suicide de patients hébergés en établissement médico-social (EMS – terminologie suisse pour maison pour personnes âgées dépendantes), nous avons entendu des commentaires tels que : « Nous, de l’équipe soignante, voyons que cette personne a raison quand elle dit qu’elle se dégrade physiquement et intellectuellement, et réalisons avec elle que la suite va être de plus en plus lourde et difficile ; dans ces conditions, nous préférerions être à ses côtés lorsqu’elle absorbe un médicament létal, plutôt que de la laisser seule en chambre avec son problème et son geste ultime ».

En général, il convient de relever qu’on n’est pas devant une évolution « épidémique » : c’est un décès sur cent cinquante ou deux cents en Suisse aujourd’hui qui résulte d’une assistance au suicide (trois fois moins que les autres suicides).

Le suicide et l’État

Dans nos sociétés, le fait qu’il n’y ait pas lieu de punir les suicidants est aujourd’hui unanimement reconnu. On peut parler d’un droit à l’intention de se suicider et à la réalisation de cette intention ; étant souligné qu’il s’agit d’un droit-liberté et pas d’un droit-créance, à savoir : personne ne saurait requérir de la part d’autres, notamment des pouvoirs publics, qu’ils mettent à sa disposition les moyens de le faire. Il s’agit de la traduction de ce que, sous réserve d’actes illicites, l’Etat n’a pas à interférer dans la manière dont un individu doué de discernement gère son existence. Déduction de ce qu’aux Etats-Unis on appelle le right to be left alone (le droit d’être laissé tranquille), Dans ce sens, l’Etat n’a pas non plus à porter un jugement moral sur le suicidant.

Ce qui met la Suisse dans une situation particulière, c’est la disposition fondamentalement ouverte que représente l’article 115 du Code pénal, entré en vigueur en 1942, qui a la teneur suivante :

« Incitation et assistance au suicide : Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou de l’emprisonnement ». Dans sa simplicité, on voit que cet article est libéral, disposant que, hors mobile égoïste, l’assistance au suicide n’est pas punissable. Il s’applique à tous ceux qui sont en Suisse.

On peut noter que, au départ, cette disposition était pensée particulièrement dans des cas d’ « honneur perdu ». Le pénaliste Ernst Hafter écrit à l’époque : « Il serait contraire au sentiment d’humanité de punir la personne qui aide à mourir un ami humilié et déshonoré par les propres fautes commises dans le passé, et ceci indépendamment du fait qu’il s’agisse de l’assistance ou de l’incitation au suicide ». Et il ajoute, montrant qu’on imaginait aussi une éventualité semblable à ce qui se passe aujourd’hui : « Il serait contraire à la justice de punir celui qui prête assistance, par son encouragement ou la remise d’instruments, au suicide d’une personne décidée à mettre fin à sa vie, lorsque celle-ci est en phase terminale » (cité dans le rapport 9/2005 de la CNE, p. 32).

C’est surtout à partir des années1980 que, dans la foulée des potentialités médicales croissantes de prolonger la vie de patients avec une très mauvaise qualité de (sur-)vie, qu’on se réfère à la disposition susmentionnée du Code pénal dans des situations médicalisées.

Par contre, à la différence de qui vaut dans les pays du Benelux aujourd’hui, l’euthanasie, même à titre compassionnel (ce que le Code pénal appelle à son article 114 meurtre sur la demande de la victime), reste interdite en Suisse. Etant reconnu par ailleurs que la limite entre assistance au suicide et euthanasie est parfois floue, sujette à discussion, tant dans ses aspects éthiques que pratiques. Est citée la situation du tétraplégique qui ne serait absolument pas en mesure d’accomplir lui-même le geste qui administre la dose létale de barbiturique.

A propos de prévention du suicide

Il est clair que la médecine et la santé publique ont parmi leurs missions, autant que possible, de faire œuvre de prévention du suicide. C’est un problème auquel le système de santé, les professionnels en son sein et les décideurs doivent consacrer des ressources humaines et matérielles et qu’il faut étudier plus avant par la recherche scientifique.

Cela étant, comment nier qu’il y a des différences significatives entre le geste suicidaire de l’individu jeune ou adulte qui a potentiellement devant lui, au plan social, professionnel et de son entourage, un avenir statistiquement long et prometteur (malgré les difficultés qui peuvent assombrir ponctuellement sa situation), et l’envie de voir sa vie se terminer d’une personne qui a bénéficié de l’essentiel des potentialités de l’existence et pour qui le futur est fait de grande dépendance, de douleur et souvent de perte des repères relationnels et de solitude ? Comment refuser que la détermination d’aller alors vers un « suicide-bilan » peut être rationnelle et compréhensible ? Qui serait mieux placé pour en décider ? Quelle autre personne ou instance serait-elle légitimée à s’opposer à l’autonomie du patient capable de discernement et à vouloir « faire son bonheur » contre son gré ?

Une prise de position du Gouvernement du canton de Vaud sur l’assistance au suicide

Suite à une interpellation d’un député au Parlement cantonal, le Gouvernement du canton (que nous dénommons Conseil d’Etat) a donné en 1999 une réponse dont nous citons des extraits ci-dessous :

« Les professionnels de santé notamment soulignent qu’il est faux de rejeter les défis que lance à l’Homme, depuis toujours, le mystère de la mort ; et ce n’est pas la meilleure manière de vivre que d’en occulter l’idée, le cas échéant de ne pas vouloir s’y préparer. C’est dire, s’agissant d’établissements dans lesquels la moyenne d’âge des résidents est nettement supérieure à 80 ans, qu’il est judicieux d’accepter, si on est ainsi sollicité, de discuter la problématique du décès. Refuser d’entrer en matière vis-à-vis de patients qui parlent de leur mort (ou de celle des autres) voire expriment le souhait de la voir survenir, n’est pas répondre aux préoccupations  de ces personnes et leur montrer du respect. C’est une sorte d’échappatoire.

« S’agissant de l’autorité sanitaire (Ministère cantonal concerné), le Conseil d’Etat relève qu’elle ne peut que faire preuve de réserve avant, le cas échéant, d’émettre des directives autoritaires qui stigmatiseraient des actes qui ne sont pas illicites (…) Les institutions sanitaires doivent être et rester des lieux de vie, il ne saurait être question de donner l’impression qu’on y encouragerait l’idée de mettre volontairement fin à ses jours. Mais que penser d’une acceptation (non active) de tels gestes ? Le Conseil d’Etat relève que les enjeux lourds discutés dans la présente réponse ne seront pas résolus par des diktats ou des anathèmes. Il est utile que les citoyens débattent de ces sujets délicats. L’écoute de l’autre, les respect de ses opinions (sous réserve de ce qui est pénalement condamnable) et l’ouverture au dialogue sont des composantes nécessaires à la vie en communauté ».

L’assistance au suicide peut-elle être une activité légitime du médecin ou d’autres soignants ? La position d’instances éthiques suisses

Selon l’article 115 du Code pénal, prêter assistance sans motif égoïste à un suicide n’est donc pas punissable en Suisse. Au plan pénal cette disposition vaut pour un professionnel de santé comme pour toute autre personne. Ici, une précision importante : la loi pénale régit dit ce qui dans un pays est permis, ou toléré, et ce qui ne l’est pas et est par conséquent puni. Mais le Code pénal n’a en aucune manière pour objectif de dire ce qui est bien ou bon. Le fait qu’il dispose que l’assistance au suicide n’est pas punissable ne signifie donc en rien une caution morale ; l’appréciation à cet égard est faite librement par chacun pour ce qui le concerne.

Au plan déontologique (de la morale et des usages professionnels), le fait pour le médecin de rédiger une ordonnance permettant à un patient de mettre fin à ses jours n’est pas assimilable à l’euthanasie active directe (où le praticien fait lui-même le geste, injection par exemple). Dans l’assistance au suicide, le malade reste maître de la décision jusqu’au dernier moment puisque c’est lui qui agit.

L’Académie suisse des sciences médicales, tout en refusant l’euthanasie active, s’est déterminée – modifiant ainsi une position antérieure – de la manière suivante : « L’ASSM considère aujourd’hui que, dans certains cas, l’assistance au suicide peut être considérée comme faisant partie de l’activité du médecin : un soutien compétent et compréhensif sur la voie vers le dernier grand pas de la vie à la mort. Ce pas, le mourant ne le délègue pas au médecin, mais l’effectue lui-même selon son libre choix » (ASSM, 2002).

La Commission cantonale neuchâteloise d’éthique avait une orientation comparable dans une prise de position de 2001 : « L’éthique impose toutefois aux soignants de ne pas rejeter un patient qui défend une position contraire à la leur. Dans ce sens, l’idée qu’un patient soit renvoyé d’une institution et ‘prié d’aller se suicider ailleurs’ n’est pas tolérable » .

Il y a à cet égard des différences d’appréciation, entre autres par référence au serment d’Hippocrate (tel qu’il nous est parvenu), où la prohibition de causer la mort apparaît. On relève toutefois qu’il a été rédigé à une époque où l’espérance de vie d’une personne très affaiblie ou gravement handicapée était de toute manière très courte ; de plus, l’autonomie de l’individu malade n’avait pas du tout à l’époque la place première qu’elle a aujourd’hui (elle est absente du serment d’Hippocrate). La prohibition en question pouvait être liée à l’éventualité de participer à un empoisonnement, comme il est aujourd’hui demandé que les médecins n’apportent pas leur collaboration en cas de torture ou d’exécution.

Si dans son esprit le serment d’Hippocrate est d’importance pour la médecine occidentale, il convient aussi de rappeler aussi que certaines de ses dispositions ont été écartées sans grands débats (ainsi l’interdiction de l’opération des calculs vésicaux ou de la prescription de moyens contraceptifs – et Hippocrate recommande d’abandonner le patient incurable !). Nous notons encore que, en Suisse, ce serment n’a aucun statut officiel.

La Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine (CNE) a publié deux rapports substantiels (9/2005 et 13/2006) sur l’assistance au suicide.  A relever dans le document 9/2005 :

Recommandation 8 – Hôpitaux et établissements médico-sociaux
a. Institutions de long séjour : Dans la mesure où un résident demande le suicide assisté et qu’il ne dispose pas d’un lieu de vie autre que la dite institution, il devrait pouvoir accomplir son acte en ce lieu, si cela est possible.
b. Hôpitaux de soins aigus : Chaque institution doit se déterminer clairement quant à l’éventualité d’admettre le suicide assisté. Cette institution doit pouvoir justifier son choix envers les patients.

Recommandation 9 – Professionnels de santé
« Les médecins ainsi que le personnel soignant font face à un conflit d’éthique professionnelle du fait que leurs professions impliquent un engagement pour la vie et  non pour la mort. Lorsque les médecins pratiquent néanmoins l’aide au suicide, ils le font de leur propre chef (…) Les professionnels de la santé ne doivent encourir aucune désapprobation morale ni aucune sanction professionnelle du fait de leur détermination, en conscience, en faveur ou contre l’assistance au suicide. Les professionnels de santé doivent être adéquatement formés aux soins en fin de vie. Cette formation devrait traiter des questions éthiques et des dilemmes que posent les situations de suicide et de suicide assisté ».

En résumé sur ce point, on se trouve dans l’assistance au suicide dans une de ces situations (dont la fréquence va en augmentant) où entrent en tension, et parfois en contradiction, la mission/vocation de bienfaisance du soignant, d’une part, et d’autre part l’autonomie du patient doué de discernement, qui garde à tout moment le droit strict d’accepter ou de refuser les soins qu’on lui propose.

Le médecin/soignant agit-il comme professionnel strictement ou comme « confrère en humanité » ?

On a relevé plus haut comment, adoptée en son âme et conscience, la décision du professionnel de participer ou pas à un accompagnement au suicide ne saurait à notre sens être sanctionnée ni au plan moral, ni au plan corporatif ou administratif. A relever le propos, tenu lors d’un symposium à Zurich en 2004 (Rehmann-Sutter et al., 2006), du Prof. S. Beloucif, membre du Comité consultatif national français d’éthique : « Comme médecin, je ne pourrais pas participer à une euthanasie ou une assistance au suicide ; mais comme être humain, il se peut que j’accepte de pratiquer une euthanasie, sur leur demande, vis-à-vis de ma mère, de mon épouse, de mon enfant ».

Dans une optique comparable, l’éthicien genevois Alexandre Mauron a écrit : « Face à une telle demande – d’assistance au suicide -, le médecin et son patient sont d’abord renvoyés à leur commune humanité plutôt qu’à des rôles sociaux pré-déterminés ». Et, dans son rapport 9/2005 (p. 15), la CNE dit : « Il sera donc nécessaire de garder à l’esprit dans toute réflexion sur le suicide assisté que chaque professionnel de la santé de même que son patient, dans leur rôle et leur fonction respectifs, partagent de plus une humanité commune ».

Assistance au suicide : chemin de crête entre liberté de la personne et responsabilité de la société

La personne a un droit fondamental de gérer son existence comme elle l’entend, même si ses choix apparaissent discutables ou sont réprouvés moralement par certains, et aussi funeste que sa détermination soit. Sous réserve des mesures souhaitables de prévention du suicide, partie d’un mandat général des pouvoirs publics de protéger la vie et la santé (voir plus haut), l’Etat n’a pas à interférer.

Cela étant, il importe de discuter la dimension institutionnelle, publique, de la problématique de l’assistance au suicide. En établissement médico-social (maison de retraite médicalisée) ou en hôpital, le suicide assisté diffère de la démarche limitée à deux acteurs et quelques proches qu’il est à domicile – même si le principe est que les personnes ont les mêmes droits où qu’elles se trouvent. En institution sont forcément concernés des responsables (comité, direction), les soignants, les co-résidents. Ces aspects doivent être évalués en tenant compte à la fois de l’autonomie de l’individu et du respect dû aux autres. Dans les cantons de Vaud et de Genève notamment, les associations d’établissements médico-sociaux et les hôpitaux universitaires ont émis des documents qui ont demandé un certain courage ; documents qui, dans la clarté et dans un cadre défini, admettent que le suicide assisté y soit possible.

Question importante : une réglementation détaillée représente-t-elle une légitimation par la société du suicide assisté ? Si les pouvoirs publics ou des instances mandatées par eux émettent des textes à ce propos, pensera-t-on dans le public qu’ils en cautionnent formellement la pratique ? Alors que l’unanimité se fait pour dire que, même si elle est non punissable, il n’est pas question d’en faire la promotion. Tout en respectant la liberté des personnes, il importe qu’institutions et pouvoirs publics évitent toute démarche susceptible d’être interprétée comme une caution du suicide, voire une propagande!

« Tourisme du suicide/de la mort »

On sait l’acuité de cette problématique dans la région de Zurich, où une organisation particulièrement, Dignitas, offre à des personnes venant de l’étranger de les aider à se suicider. Se pose la question de savoir si, du point de vue éthique, il se justifie d’avoir une attitude différente pour les résidents suisses, d’une part, et d’autres venant d’ailleurs, des « touristes », d’autre part. Or, il est difficile de dégager des critères proprement éthiques qui accréditeraient une différence de traitement. Quant au principe, un étranger de passage bénéficie des mêmes droits fondamentaux et garanties constitutionnelles que le résident du pays.
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Cependant, il est légitime de vouloir s’assurer, vis-à-vis d’étrangers venant en Suisse avec l’objectif d’y mettre fin à leurs jours, qu’ils se trouvent dans une situation correspondant à ce que l’on demande pour juger acceptable une assistance médicalisée au suicide. Il est donc logique de demander que ces personnes produisent un dossier médical convaincant, et de s’assurer que leur détermination de mourir est réitérée et constante sur une certaine période.

Surveiller la pratique de l’assistance au suicide par les professionnels – Comment ?

Au sein de la Commission nationale suisse d’éthique (CNE), l’opinion majoritaire est que la formalisation d’une surveillance par les pouvoirs publics est souhaitable. Pour ce qui concerne les professionnels, prévoir des normes, des critères de diligence (rapport 13/2006 de la CNE) se justifie, notamment parce que la relation thérapeutique inclut toujours une part de dépendance ; il faut rester conscient des potentiels d’influence – le cas échéant critiquable – que comporte la relation soignant-soigné. Il faut à cet égard garder à l’esprit que les rapports de soins sont caractérisés par leur confidentialité et que la démonstration d’éventuelles manoeuvres « intéressées » est rendue plus difficile.

Au plan du rang juridique des dispositions à élaborer, la CNE a émis l’avis qu’il n’y a pas lieu d’envisager de modification du Code pénal lui-même. Il conviendrait plutôt de prévoir des directives de nature éthique et pratique. Il est clair qu’on souhaite être certain que des soignants ne vont pas apporter une aide au suicide au jeune homme ou à la jeune femme déprimé(e) parce qu’il/elle a raté ses examens ou a un chagrin d’amour… ou à telle autre personne présentant un problème de santé sérieux mais transitoire. Une aide au suicide par un soignant peut se justifier dans des situations où l’existence de la personne est marquée par une difficulté à vivre majeure – douleur, absence d’espoir d’amélioration, issue funeste. La recommandation 4 de la CNE  (prise de position 9/2005) insiste sur le fait qu’une décision d’aide au suicide est toujours liée à une situation personnelle et particulière et à l’examen approfondi de celle-ci. Etant rappelé que le malade doit être complètement informé et jouir de la capacité de discernement. De plus, des alternatives de traitement, soins palliatifs notamment, doivent avoir été discutées avec lui et, dans la mesure où il le souhaite, les démarches nécessaires mises en oeuvre.

Actualité 2011 en Suisse : vers une modification légale ?

En octobre 2009, le Département (Ministère) fédéral de justice a mis en consultation un projet en vue de réglementer plus précisément l’assistance organisée au suicide (celle offerte par des organisations comme Exit ou Dignitas). Noter donc que le fond de l’article 115 du Code pénal n’est pas changé, le principe est maintenu selon lequel l’assistance au suicide n’est pas réprimée si l’auteur n’est pas poussé par un mobile égoïste. La démarche proposée se justifie en soi dans la mesure où l’assistance organisée au suicide est différente de l’aide apportée entre deux personnes qui se connaissent bien, deux amis, ou par un médecin à son patient de longue date qui a une fin de vie particulièrement douloureuse. Une organisation s’adresse elle à des personnes qui ne lui étaient préalablement pas connues. Cela justifie au sens de la CNE (voir son rapport 13/2006) d’appeler à une surveillance plus précise par les pouvoirs publics.
Parmi les principes à considérer à cet égard, il y a  -  enseignement d’une carrière engagée de médecin officiel et serviteur public – la réalité qu’il y a des choses que ni l’Etat ni la loi ne savent bien faire. C’est le cas pour les situations personnelles ou familiales tout à fait privées, qui demandent doigté, compréhension, empathie, cas échéant expérience professionnelle dans les soins ou le social. L’Etat (que j’aimé servir) ne saurait pas rendre justice à la dimension intime d’une fin de vie, touchant aux relations d’un malade et de ses proches, et avec son médecin. La loi introduit des règles standard qui peuvent être indûment rigides – et des conséquences bureaucratiques, avec des risques quant à la protection de données personnelles sensibles.
En rapport avec ce point, une suggestion qu’il ne faudrait pas suivre : en février 2010, les média faisaient état de la proposition du Britannique Terry Pratchett d’instituer des « tribunaux » pour autoriser ou non l’euthanasie. NB : il parle d’euthanasie, sujet différent de l’assistance au suicide, mais des idées de ce genre surgissent aussi pour cette dernière. De telles instances auraient forcément un caractère public, seraient instituées par l’Etat ; c’est ce qu’il ne faut pas faire parce que cela donne une caution au suicide. Une législation détaillée – comme l’hypothèse évoquée de « tribunaux », ou de commissions officielles  – sera vue, qu’on le veuille ou non, comme une légitimation du fait d’envoyer son prochain ad patres.

Il importe aussi d’éviter que, sous prétexte de protection de citoyens qui sont dans leur bon sens – dans le cas de l’assistance au suicide on ne parle que de personnes capables de discernement -, on en vienne à mettre sans raison suffisante des obstacles ou délais disproportionnés à l’exercice par ces personnes de droits fondamentaux : leur liberté d’action, y compris celle de prendre des décisions sur leur propre vie. Tout de même, la personne qui évalue son existence présente et future (probable) n’est-elle pas la mieux légitimée – en tout cas la moins mal placée – pour se déterminer ? Etant entendu qu’il est très souhaitable qu’elle puisse dialoguer avec des personnes compétentes et de confiance à ce sujet. Il faut se garder de l’idée que l’Etat ou ses agents savent mieux que l’individu concerné ce qui est bon pour lui.

Il est possible d’exercer une surveillance tout en maintenant le rôle et la place de l’éthique médicale. En général comme dans le cas particulier, on ne doit pas craindre de mettre l’accent sur l’éthique et la déontologie du médecin, dont c’est le métier d’avoir à prendre des décisions qui mettent en jeu la vie et la mort (y compris dans des euthanasies directes qui restent confidentielles mais existent, en en Suisse, en France et ailleurs). Sachant que le médecin prescripteur d’une substance à dose létale assume seul sa participation à une assistance, la qualité – et la « vérification » – du caractère acceptable de l’acte seront meilleurs que si, par hypothèse, un deuxième médecin, des juristes ou des fonctionnaires interviennent. Il convient aussi ici de rappeler que tout suicide est une mort non-naturelle qui exige en Suisse l’appel au Ministère public (procureur), qui doit se convaincre que les circonstances de la mort démontrent qu’il s’agit d’un suicide voulu et réfléchi. Contrôle a posteriori c’est vrai, qui a sa valeur néanmoins.

La tension entre soins palliatifs et assistance au suicide

L’amélioration de la prise en charge des personnes en fin de vie a été un grand objectif des vingt dernières années, en particulier par le développement de soins palliatifs et de la lutte contre la douleur. Comment faire au mieux, pour le confort et l’accompagnement du malade, et la relation avec lui, quand il n’y plus rien à faire dans le sens d’une guérison ? A la suite de la Fondation Rive-Neuve, à Villeneuve, pionnière en la matière, des services de soins palliatifs ont été développés dans plusieurs établissements, et le canton de Vaud puis la Suisse tout entière ont mis en place des programmes structurés de soins palliatifs.

Dans les discussions à ce sujet, il arrive que les acteurs mettent en opposition frontale soins palliatifs et l’éventualité d’une assistance au suicide. On peut le comprendre moment. Il nous parait toutefois qu’une co-existence respectueuse de ces deux visions et pratiques est possible. Une fois de plus, il n’est pas question, à aucun moment, de promouvoir le suicide. Mais il ne convient pas non plus de que les palliatologues se sentent dévalorisés parce que,  après avoir bénéficié de soins palliatifs, une personne déciderait que sa vie reste néanmoins trop lourde à porter et sollicite une assistance au suicide. A l’inverse, il importe que les intervenants d’Exit s’assurent dans leurs conversations avec des suicidaires que ces derniers sont complètement informés sur toutes possibilités de vivre mieux sans recourir au suicide, par exemple grâce aux soins palliatifs. L’objectif n’est-il pas de rendre aussi pleine et rassérénée que possible la dernière phase de l’existence, fût-ce dans quelques cas (rares) en mettant un terme à cette existence de propos délibéré et en en fixant le moment ; étant entendu que, dans tous les cas, c’est la volonté du patient bien informé qui est déterminante.

Références principales:

Académie suisse des sciences médicales (ASSM). Directives médico-éthiques pour la prise en charge des patients en fin de vie, 2004 (www.samw.ch).

Commission nationale d’éthique. L’assistance au suicide. Prise de position no. 9/2005 (www.nek-cne.ch).

Commission nationale d’éthique. Critères de diligence concernant l’assistance au suicide. Prise de position no. 13/2006 (www.nek-cne.ch).

Rehmann-Sutter C., Bondolfi A., Fischer J., Leuthold M. (Hrsg). Beihilfe zum Suizid in der Schweiz. Berne: Peter Lang Verlag, 2006.

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Dans la même perspective, une formule qui pourra surprendre en fonction d’une conception traditionnelle des déontologies, mais qui doit être attentivement considérée : « Dans la relation de soins, la religion/morale qui compte, c’est celle du patient plutôt que celle du professionnel ».

 

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