Fin de vie : ne plus se tromper de débat

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

Du 11 au 27 juin se tient à la Cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques le procès du Dr Nicolas Bonnemaison accusé de « sept cas d’empoisonnement sur personnes vulnérables, constitués par le fait d’administrer des substances de nature à attenter à la vie d’autrui ». De son côté, dans un contexte certes fort différent mais particulièrement sensible, le Conseil d’État se prononce le 20 juin à propos de M. Vincent Lambert. Les circonstances semblent donc réunies pour favoriser à nouveau l’expression de controverses relatives à une dépénalisation de l’euthanasie, deux ans après l’organisation par François Hollande d’une importante concertation nationale sur la fin de vie. Il conviendrait, pourtant, de ne plus se tromper de débat : les positions ont évolué à la suite de la consultation menée depuis 2012. Et l’urgence n’est certainement pas de s’enliser dans des disputations qui n’ont plus lieu d’être. Pour autant que l’on souhaite véritablement des avancées conformes aux valeurs promues par notre démocratie.

Le 17 juillet 2012, peu de temps après son élection, François Hollande a souhaité une concertation nationale sur la fin de vie. Son propos : « aborder le sujet le plus douloureux qui soit : le droit à mourir dans la dignité, j’allais dire à vivre dans la dignité, car c’est le droit de chacun de vivre pleinement sa vie. » Avec une sagesse qui a favorisé les échanges et les approfondissements indispensables, le Président de la République s’est bien gardé d’engager, sans autre forme, une consultation publique portant sur l’euthanasie : « Faut-il, peut-on aller plus loin dans les cas exceptionnels où l’abstention thérapeutique ne suffit pas à soulager les patients aux prises avec une douleur irréversible et qui appelle un acte médical assumé au terme d’une décision partagée et réfléchie ? Poser cette question c’est ouvrir une perspective qui elle-même entraîne un débat. Et les questions sont multiples. » François Hollande s’est employé depuis, en différentes circonstances, à susciter la retenue et la rigueur indispensables aux évolutions qui pourraient s’avérer opportunes, pour autant qu’elles procèdent d’un consensus national réellement attentif aux valeurs engagées.

Depuis 2012, les instances les plus compétentes ont rendu publics des rapports et des avis solidement argumentés : tous concluent au devoir de prudence et à l’exigence de discernement dans un contexte de hautes vulnérabilités humaines et sociales. Les positions discordantes, favorables à une avancée législative relative à l’euthanasie persistent encore, bien qu’affaiblies dans leurs affirmations par des propositions constructives profondément justifiées dont l’application semble s’imposer désormais. Elles relèvent, notamment, d’une prise en compte réelle de l’autodétermination de la personne malade à travers ses directives anticipées, d’une approche mieux instruite de la sédation en phase terminale. D’autres possibilités sont parfois envisagées comme le suicide médicalement assisté, non sans faire apparaître des obstacles pratiques dans leur mise en œuvre.

Au moment où certains doutent de notre démocratie, la concertation nationale sur la fin de vie atteste de la capacité de penser ensemble les domaines les plus sensibles, d’apprendre les uns des autres avec respect. Il ne saurait donc être question aujourd’hui d’accepter son instrumentalisation  au prétexte du procès du Dr Nicolas Bonnemaison qui débute le 11 juin à la cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques. Cela d’autant plus que quelques jours plus tard, le 20 juin, le Conseil d’État devra statuer, dans un contexte pourtant totalement différent, sur le devenir de M. Vincent Lambert en situation dite pauci relationnelle à la suite d’un accident de la route.

À l’encontre même des personnes directement concernées qui se refusent pourtant à devenir les propagandistes d’une cause qui n’est pas la leur, nous devrions, une fois encore, être contraints au jeu de postures, aux propos péremptoires, aux affirmations excessives, qui, convenons-en, ont pourtant perdu depuis des mois en crédibilité. Que l’exploitation de moments médiatiques significatifs relève de stratégies éprouvées depuis des années par les partisans en France d’une loi sur l’euthanasie apparaît comme une évidence. Qu’en juin 2014 nous ne parvenions pas à nous élever au-dessus de clivages périmés pour éviter les vaines controverses qui acculent à l’immobilisme serait préjudiciable à l’intérêt général. Cela constituerait même une erreur politique pour ceux qui n’ont pas encore compris que le débat non seulement mérite mieux mais pourrait mener aux quelques évolutions fondées et souhaitables. En témoigne l’accueil favorable réservé aux propositions faites à sa demande au Chef de l’État, une parfaite compréhension également des réticences exprimées au regard d’une évolution législative dont on ne maîtriserait pas les conséquences.

Les circonstances ont permis d’aller plus avant encore dans la concertation nationale sur la fin de vie, en bénéficiant de surcroit de l’intervention inattendue, jusqu’à présent remarquable, du Conseil d’État. Dans sa décision du 14 février 2014 à propos de M. Vincent Lambert, il a en effet sollicité différentes instances ou personnes représentatives de la réflexion éthique afin d’être en mesure de préciser ce qui relevait d’une obstination déraisonnable et du maintien artificiel de la vie dans la loi du 22 avril 2005 relative au droit des malades et à la fin de vie. Il convenait ainsi d’ajouter à la complexité d’approches en aucun cas réductibles à des considérations générales ou compassionnelles, l’intelligence d’un questionnement supplémentaire. Cette initiative devrait, pour le moins, inciter à l’humilité dans nos décisions, y compris lorsqu’elles relèvent d’une procédure collégiale elle aussi estimée trop souvent aléatoire, dès lors qu’elle identifie ces imprécisions, voire des carences, qui jusqu’alors n’inquiétaient que peu de personnes. En fait, jusqu’à présent des décisions de limitation ou d’arrêts de traitements ont été prises sur des bases parfois approximatives, ou du moins qui auraient justifié des définitions rigoureuses et certainement davantage de transparence. Tant d’équivoques ne peuvent qu’accentuer notre vigilance et notre réticence à l’égard de toute mesure hâtive, pour ne pas dire irrémédiable.

Les « observations » transmises au Conseil d’État par les différentes instances saisies auront, c’est évident, un impact fort sur notre compréhension d’enjeux souvent oubliés ou négligés par ceux-là mêmes qui assumaient jusqu’à présent la discussion publique. Elles font apparaître des aspects inédits dans une réflexion qui s’avérait encore par trop lacunaire, ce qui n’a pas empêché certains d’invoquer l’urgence à légiférer. Comme en témoigne, lui aussi, l’important « Guide sur le processus décisionnel relatif aux traitements médicaux dans les situations de fin de vie » proposé par le Conseil de l’Europe en mai 2014.

De telle sorte qu’en ce mois de juin, l’opportunité me semble davantage relever d’une synthèse de la concertation nationale menée depuis 2012 et enrichie par les conclusions attendues du Conseil d’État, que d’une nouvelle montée en puissance de controverses que l’on ne saurait plus comprendre. Il y a urgence à passer le cap des débats d’hier dans lesquels se complaisent ceux qui en font un prétexte idéologique, une manière d’affirmer une autorité bien dérisoire, voire une posture éthique pourtant inconsistante. Car ce qui est attendu, et notamment des responsables politiques, c’est qu’ils puissent désormais engager une réflexion sur les conditions de vie au quotidien des personnes vulnérables dans la maladie grave ou le handicap lourd. Une fois encore, leurs si justes revendications à une sollicitude humaine et sociale dans le long court de leur vie et de celle de leurs proches devient inaudible, et pour certain indécente, quand il n’est plus question publiquement que de déterminer les conditions de leur mort. C’est ce combat qu’il convient de mener au nom de notre démocratie et non celui, bien dépassé, du droit de mourir euthanasié.

Les circonstances sont réunies pour inventer et instaurer ensemble une autre approche de ce temps de la vie menée jusqu’à son terme, dans la dignité, respecté de tous. Il faut savoir désormais oublier les concepts et les mots qui nous détournent et nous exonèrent, sans plus véritablement convaincre, de nos obligations à l’égard des plus vulnérables parmi nous. C’est ce véritable courage qui est attendu dans les jours qui viennent.

 

Laisser un commentaire