Vincent Lambert : ce que pourrait signifier la décision administrative d’interruption de sa vie

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

 

« Chaque décision de justice doit être mise à l’épreuve de l’intérêt général. » Cette forte affirmation, sur le site du Conseil d’État, pourrait faire écho au questionnement que pose avec une intelligence et une pertinence remarquables le Comité consultatif national d’éthique : « Comment prendre une décision irréversible en situation de profonde incertitude ?[1] » Le rapporteur public  du Conseil d’État, Rémi Keller, a pour sa part tranché ce matin. L’équipe médicale du CHU de Reims devrait pouvoir réengager le processus d’interruption de l’alimentation et de l’hydratation de M. Vincent, jusqu’à ce que mort s’en suive.

Il n’est pas encore l’heure de tirer les conséquences de ce que pourrait être la position des 17 juges du Conseil d’État qui auront à décider s’ils considèrent, comme le rapporteur public le fait aujourd’hui, que la vie de M. Vincent Lambert doit être abrégée sur décision administrative. Il semble quelque peu vain de revenir sur les positions présentées par les instances publiques[2] sollicitées par le Conseil d’État afin d’éclairer sa réflexion : toutes ont incité à la plus grande prudence dans l’approche si complexe des circonstances extrêmes de la vulnérabilité humaine. Les experts médecins désignés pour contribuer par leurs observations à une plus juste compréhension de ce que vit M. Vincent Lambert et donc des positions à adopter à son égard, témoignent, eux aussi, de l’exigence de retenue dès lors que l’existence d’une personne ne saurait se justifier ou se contester à l’aune d’une appréciation complexe de son état de conscience même dite « minimale »[3].

Toutefois, dans l’inventaire qu’on pourrait dresser, dès à présent, des controverses alimentées par un esprit partisan, instrumentalisant la réflexion éthique à des fins idéologiques, apparaît de toute évidence une forme de négligence, de renoncement, pour ne pas dire de violence au regard des vulnérabilités humaines qui défient nos certitudes et interpellent nos responsabilités politiques. Il s’agit là d’un signe de plus qui inquiète dès lors qu’il révèle, lui aussi, une conception délétère des valeurs que porte une certaine idée de la démocratie. Déjà les proches de personnes malades ou handicapées, des professionnels se demandent douloureusement de quelle manière sera compris, après une telle sentence, leur engagement profond auprès de personnes vulnérables. Celles-là mêmes, alors  qu’elles vivent déjà une précarité existentielle qui les incite parfois à douter de tout, sont de surcroit menacées, dans leurs existences, par des disputations et des jugements parfois sommaires auxquels on ne survit pas. Ces controverses  qui semblent dévoyer un principe de précaution appliqué sans autre forme à la gestion administrative d’une décision de fin de vie, défigurent progressivement l’image même de la personne humaine, abolissent ces expressions de la sollicitude et de la solidarité qui constituent le fondement même du respect de l’autre et du vivre ensemble. Qu’en est-il  du sens même de l’exercice d’une responsabilité préoccupée, avant toute  autre préoccupation plus immédiate, de la minutie du dispositif mis en œuvre pour abréger l’existence d’une personne lourdement handicapée, dans des circonstances aussi incertaines, voire énigmatiques, réfractaires en fait à toute conclusion probante, telles celles qui sont publiquement discutées à propos de M. Vincent Lambert ?

Je ne suis pas de ceux qui mettent en cause une décision de justice et limite mon expression publique à en évaluer les conséquences possibles. D’une certaine manière, comme pour d’autres circonstances fortement médiatisées et ramenées au débat sur « le droit de mourir dans la dignité », le grand absent est M. Vincent Lambert dont, de fait, on ignorera tout de ce qui aurait été son aspiration profonde. Au-delà de sa personne et de ses proches auxquels je tiens à exprimer ma sollicitude, d’autres éprouveront, si elle est confirmée dans le sens de l’argumentation présentée par son rapporteur public, la décision du Conseil d’État comme une insulte à l’égard de la relation qu’ils maintiennent, au nom de valeurs respectables, avec une personne y compris entravée dans ses capacités relationnelles. Il sera demain plus délicat encore, de faire valoir la signification d’approches humaines, sensibles au quotidien d’existences malades fragiles, démunies de toute capacité d’exprimer la moindre revendication,  ainsi affaiblies dans leur légitimité par une décision qui fera non seulement jurisprudence mais sera transposée à d’autres circonstances pourtant totalement différentes.

Alors que la notion d’obstination déraisonnable a fait l’objet de tant de controverses ces derniers mois, j’ose penser qu’elle permet parfois de mieux comprendre certaines argumentations, bien discutables sur le fond, développées dans des domaines autres que le seul champ des pratiques médicales. J’en tire une conclusion qui m’apparaît évidente à l’instant présent. Il faut en finir avec la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Dès lors qu’elle peut s’appliquer, dans les conditions que l’on sait, à des personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie, c’est à la fois sa forme et son fond qui ont perdu leur pertinence et plus encore leur justification. La concertation nationale sur la fin de vie décidée par le président de la République en juillet 2012 devrait désormais se fixer comme objectif non pas d’aménager la loi qui a démontré ces derniers temps non seulement ses limites mais désormais ses paradoxes, mais apporter, dans le cadre d’une nouvelle approche législative, un cadre juridique repensé. Pendant des années, j’ai été de ceux qui défendaient les valeurs et les principes rappelés dans cette loi dont force est de constater qu’ils peuvent être mis en cause selon des arguments juridiques tels que les présentent le rapporteur public du Conseil d’État. Il nous faut maintenant clarifier les positions, nous ne pouvons plus nous satisfaire des disputations de tribunes ou des postures médiatisées. François Hollande a tenu depuis 2012 un discours de prudence. Il est conforté par la grande qualité des réflexions présentées par les instances éthiques associées à la concertation nationale et tant d’autres positions exprimées ces derniers mois. Les conditions sont réunies pour affirmer dans un texte de loi que les droits des malades en fin de vie sont aussi respectables que les droits des autres malades exposés aux circonstances redoutables et si douloureuses d’une existence qui en appelle à davantage de sollicitude et peut-être à moins de compassion. En fait, ne conviendrait-il pas de rédiger un texte de loi qui prolonge et enrichisse la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ? De telle sorte qu’on évite, une fois pour toutes, de ramener à des procédures d’exception les quelques circonstances extrêmes et complexes de fin de vie dont on estime qu’à elles seules elles justifieraient de repenser nos principes démocratiques.

Voilà quelques considérations susceptibles de contribuer, dès à présent, aux travaux de la mission parlementaire qui nous est annoncée pour déterminer une nouvelle approche législative de la fin de vie.

 



[1] « Observations du CCNE à l’attention du Conseil d’État », CCNE, 5 mai 2014.

[2] Académie nationale de médecine, Comité consultatif national d’éthique, ordre national des médecins.

[3] Emmanuel Hirsch, « Vincent Lambert : reconnaître d’autres droits à la personne malade », Le Huffington Post, 16 janvier 2014.

 

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