Vincent Lambert : leçons éthiques et politiques du Conseil d’État

Emmanuel Hirsch

Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

Les valeurs de respect et de solidarité que prône notre démocratie

Depuis quelques semaines, les stratèges des controverses publiques portant sur la fin de vie étaient parvenus à imposer un discours ne portant plus que sur l’indécence des conditions de survie de M. Vincent Lambert et sur l’inconstance du dispositif législatif actuel. En état de crise, il convenait donc de le révoquer dans l’urgence, sans plus attente. En attestait, de surcroît, la multitude d’appels désespérés, adressés nuit et jour, nous disait-on, à une association qui proposait l’enregistrement informatisé de directives anticipées comme un viatique indispensable au salut ou encore un acte suprême de dignité et de liberté !
Alors que la concertation nationale sur la fin de vie initiée en juillet 2012 par François Hollande se conclura dans quelques semaines sur un rapport du Comité consultatif national d’éthique qui devrait être représentatif d’avancées mesurées mais significatives, ce dernier combat idéologique revêtait un intérêt stratégique indiscutable. Au mépris même de ses conséquences délétères pour les 1700 personnes en état dit végétatif chronique (EVC) ou pauci relationnel (EPR). Sans autre forme de procès, leur existence découverte de manière fortuite au détour d’une actualité douloureuse, n’inciterait en effet qu’à revendiquer pour soi une « mort dans la dignité » et même à consentir sans le moindre état d’âme à ce que cette position puisse tenir lieu de norme…
Le fait même d’avoir à recourir à une appellation comme celle d’EVC ou d’EPR en dit long, du reste, de notre difficulté à se représenter humainement cet impensable que certains ont décidé d’emblée – sans même avoir été auprès de ces personnes lourdement handicapées ne serait-ce que par sollicitude et afin de mieux comprendre – de considérer insupportable, voire « indigne d’être vécu ». Un médecin réanimateur avait même considéré ces personnes comme des « intermédiaires entre l’animal et l’homme », provoquant le 24 février 1986, à la suite de ses expérimentations dans des conditions éthiquement irrecevables, un avis de Comité consultatif national d’éthique en devoir de préciser : « Ce sont des êtres humains qui ont d’autant plus droit au respect dû à la personne humaine qu’ils se trouvent en état de grande fragilité. »
Le Conseil d’État apporte le 14 février 2014 un démenti flagrant à ces discours hâtifs, catégoriques, pour ne pas dire expéditifs, qui ont consisté pour l’essentiel à instrumentaliser la douleur émanant de cette situation singulière pour exprimer une position dogmatique sur le droit au suicide médicalement assisté et à l’euthanasie. Un simple détour « coté vie » auprès de ces personnes en état de conscience altérée aurait sans aucun doute changé la teneur de tels discours, tant leurs proches et les établissements qui les accueillent sont loin de donner le sentiment de s’acharner à maintenir abusivement en vie des mourants. Car c’est bien à des personnes en vie, à des membres de notre cité, certes en situation de vulnérabilité comme d’autres le sont, que s’adressent ces signes de sollicitude et d’affections dans le quotidien et la justesse d’un soin digne des valeurs de respect et de solidarité que prône notre démocratie.
Le Conseil d’état évoque, avec une rigueur et une prudence qui manquaient au débat, les enjeux propres à cette situation singulière : une réalité humaine « de grande fragilité », sensible, délicate car si spécifique ; l’approche médicale et scientifique qu’elle appelle : complexe, incertaine, irréductible aux positions péremptoires et définitives ; l’environnement au sein duquel les circonstances évoluent et qui, lui aussi, justifie une grande pondération. Il convenait d’implanter de la dignité et de l’intelligence dans des disputations qui dérivaient de manière pernicieuse, sans émouvoir apparemment les instances nationales en charge de la réflexion éthique. Elle sont désormais, elles aussi, sollicitées afin de préciser et de rappeler solennellement les valeurs d’humanité et de liberté sur lesquelles une démocratie ne transige pas, sans pour autant s’exonérer d’une exigence de compassion.

 

Loyauté, compétence et clarté

Avec le dispositif d’instruction qu’il impose pour les prochains mois, le Conseil d’État affirme la singularité et la complexité de la situation de M. Vincent Lambert. Elle doit désormais relever d’une expertise appropriée qui tienne compte des compétences les plus actuelles dans le champ des neurosciences et permettre ainsi de disposer de données factuelles indispensables à une prise de décision d’une telle gravité. Le caractère emblématique et extrême des circonstances justifie les clarifications qui font défaut afin d’envisager un arbitrage fondé sur une argumentation solidement étayée. Cette décision s’avère d’autant plus sage qu’elle nous fait comprendre de manière pédagogique qu’un tel dispositif est rarement mobilisé et devrait donc constituer un référentiel applicable dans d’autres circonstances analogues. Les avancées des techniques de réanimation ont induit des circonstances dites limites qui ne bénéficient pas toujours des modalités les mieux ajustées à des prises de décisions complexes, même si la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie a permis à cet égard des évolutions significatives.
Lorsque dans le cadre d’une formation dite collégiale, une équipe médicale se prononce à propos d’une limitation ou d’un arrêt de traitement, il serait en effet important d’être assuré de la valeur du consensus décisionnel obtenu à la suite d’une délibération à la fois loyale, juste, et donc argumentée sur la base de principes clairement établis. Le Conseil d’état exprime à cet égard une exigence dont certains estimaient à tort qu’elle n’avait plus à être rappelée. Il saisit l’Académie nationale de médecine, le Comité consultatif national d’éthique et l’Ordre national des médecins afin de recueillir leurs définitions de notions comme celle d’obstination déraisonnable ou de maintien artificiel de la vie. L’analyse de ces concepts, au même titre que d’autres déterminants d’ordre médico-scientifique, est requise dans des prises de décisions qui concernent près de 100 000 arrêts de traitement chaque année.
À n’en pas douter nous disposerons ainsi dans quelques mois de repères qui s’avèrent indispensables à cette haute instance, ce qui interroge, malgré tout, certains critères de décision privilégiés jusqu’à présent. Encore conviendra-t-il d’être assuré de la qualité des compétences et des procédures mises en œuvre une fois ces définitions validées. Les services hospitaliers concernés ne font pas apparaître de manière homogène une même expertise qui relève d’une culture et d’une rigueur méthodologique exigeantes.
Le Conseil d’État sollicite également, et cela me semble significatif, le point de vue de Jean Leonetti. Ce choix n’est pas anodin dès lors qu’il réaffirme la place déterminante de la législation dont il est l’auteur dans le contexte présent. Depuis des mois en effet la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie est soumise aux assauts constants des propagandistes d’une loi favorable à l’euthanasie. Le Conseil d’État considère d’une part que cette loi est applicable à une personne qui se trouve dans un état de maladie ou de handicap dont l’irréversibilité est caractérisée, et d’autre part que le dispositif législatif incluant la loi du 09 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, et la loi du 04 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, apportent les modes de négociation les plus ajustés à des situations qui pourraient même ne pas être directement assimilées à la période de fin de vie. De telle sorte qu’il ne faudrait certainement pas trouver dans les circonstances présentes la justification à une évolution législative.
Pour autant, nous ne pourrons pas nous exonérer d’une réflexion délicate mais nécessaire portant sur les personnes dans l’incapacité d’exprimer un choix personnel (ne serait-ce que parce qu’elles n’ont pas souhaité rédiger des directives anticipées) qui, bien que n’étant pas en situation de fin de vie, suscitent les questionnements délicats relatifs au maintien artificiel de leur vie. À cet égard les trois instances consultées devront être attentives aux conséquences de leurs conceptions au regard de personnes atteintes par exemple de maladies neurologiques, évolutives ou non, à impact cognitif.

 

L’exigence d’une pensée politique

Le Conseil d’État se réfère à l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour rappeler que « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (…). » Mais simultanément il consacre une autre liberté fondamentale : celle d’être reconnu dans le droit de ne pas subir une obstination déraisonnable. Cette position ne fait que renforcer à cet égard la pertinence de loi du 22 avril 2005 qui proscrit toute obstination déraisonnable. À ce propos l’approche à la fois humaine et responsable de la sédation en dit long des évolutions profondes qui sont intervenues depuis des années dans la relation de soin : elles semblent rendre caduques certaines controverses d’arrière-garde.
Reste posée de manière entière la question si délicate à aborder d’une personne qui n’est pas en capacité d’exprimer son refus d’un traitement, y compris d’une hydratation et d’une alimentation puisque le Conseil d’État considère que, dans certaines circonstances, il pourrait s’agir d’un maintien artificiel de la vie. Il paraît évident que ces aspects si particuliers du respect du droit des personnes malades justifieraient une approche qui ne relève pas d’un dispositif de fin de vie. Cela d’autant plus que les proches des personnes en situation d’EVC ou d’EPR en parlent comme s’agissant de grands blessés. Ils portent sur eux un regard et leur témoignent une prévenance de chaque instant, attentifs au moindre signe de présence. Ces « grandes fragilités » se croisent, se partagent et se surmontent dans l’acte de soin vécu auprès de la personne comme un acte de vie, l’expression d’une résistance qui engage des valeurs si essentielles qu’y renoncer compromettrait une certaine idée que l’on se fait de la dignité humaine.
S’impose donc une pensée politique de réalités humaines qui défient nos représentations de la vie, de l’existence humaine, de nos responsabilités individuelles et sociales à l’égard de personnes qui éprouvent autrement un parcours de vie dont il me semble a priori irrecevable de discuter la légitimité. L’exigence de liberté pourrait relever du souci de démédicaliser notre approche de ces existences ainsi fragilisées et de tout mettre en œuvre pour leur conférer une part de sociabilité. Une telle visée impose d’emblée une réflexion relative aux conditions d’accueil et de suivi de ces personnes, à leur environnement personnel et familial, aux soutiens apportés à leurs proches et aux professionnels intervenant auprès d’eux. Les controverses actuelles ne sauraient dénaturer ces responsabilités qui nous incombent, sans pour autant renoncer à affronter, dans le cadre d’une concertation digne, les dilemmes provoqués par une existence qui se poursuivrait sans qu’on ne parvienne plus à être assuré de la signification qu’elle aurait pour la personne. À cet égard la réflexion à la fois politique et éthique doit être approfondie, sans quoi s’accentuera le risque d’être tenté de plaquer d’inacceptables réponses sur des questions, certes redoutables, mais que l’on ne peut pas pour autant négliger. Soucieux des libertés individuelles, le Conseil d’État déploie pour servir la cause supérieure de M. Vincent Lambert un dispositif minutieux. On sait d’évidence qu’il n’est certainement pas appliqué avec tant de rigueur lorsque, de manière quotidienne et trop souvent routinière, se prennent certaines décisions collégiales cruciales. Il importerait que les sociétés savantes concernées accordent une grande attention à cette intervention éclairée du Conseil d’État dans une sphère trop souvent confinée dans des logiques ou des certitudes médico-scientifiques. On est bien loin des caricatures d’une intrusion des « robes noires » dans l’espace où interviennent les « blouses blanches » dès lors que prime l’intérêt supérieur d’une personne vulnérable à protéger dans son intégrité, voire dans son droit à la vie.

Dans la sagesse et la justesse des décisions qu’ils ont adoptées pour protéger les droits de M. Vincent Lambert, les membres de la section du contentieux du Conseil d’État nous éveillent à un sens de la retenue et de la responsabilité qui devrait s’imposer à nous en situation d’incertitude et d’exposition à des défis qui engagent nos valeurs.
Nous devons donc à M. Vincent Lambert comme à ses proches, mais également aux autres personnes dans une situation qui le justifierait, une approche singulière, pondérée, soucieuse dans le respect et la discrétion, de leurs droits fondamentaux. Ces personnes ne sauraient être réduites de manière indifférenciée à des catégories, ou devenir l’otage de causes qui les instrumentalisent dans un combat qui dénature une fois encore les véritables enjeux.
Lorsque, dans quelques mois, les expertises médicales permettront de produire de manière incontestable les conclusions indispensables à une décision médicale fondée pour M. Vincent Lambert, encore conviendra-t-il d’être assuré qu’une même rigueur s’imposera désormais dans tout processus décisionnel collégial. Car la décision que rendra alors le Conseil d’État concernera une personne en particulier et ne saurait donc faire jurisprudence. Mais ses modalités de mise en œuvre et le souci accordé à la sollicitation des compétences les plus légitimes dans l’arbitrage devront viser une même exigence. Il y va de leur recevabilité d’un point de vue démocratique.

 

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