Auprès de la personne en situation de handicap

Manuel Col
Parent d’un garçon polyhandicapé

Batailler contre le renoncement

Voir ‘Actualités’ : « Journée l’enfant polyhandicapé », 4 octobre 2013

Récemment, la question posée dans le cadre d’un atelier de réflexion éthique tournait autour de l’apport à son entourage et à la société de la personne polyhandicapée. Je m’étais d’abord étonné que l’on nous interroge à ce propos car si je n’avais pas été père d’un fils polyhandicapé à quel moment aurais-je eu répondre à répondre à cette question ? Imaginez que chaque parent ait à répondre à cette question sur leur enfant « normal »… Dans mon cas, qu’est ce qu’un enfant de 12 ans apporte à son entourage et à la société ? Ne serait-ce que par rapport à l’adolescence que j’ai vécue, j’aurais bien de la peine à trouver quelque chose de concret ou positif…
Mais après avoir dépassé ce questionnement, j’ai réfléchi à ce que mon fils a fait naitre chez moi : un sens de la responsabilité envers lui, mais cela est un standard pour tout parent même si l’on peut débattre de ce que l’on entend dans la responsabilité, la culpabilité pouvant se trouver à proximité.
Mais la qualité particulière que mon fils m’a apporté, c’est d’avoir exacerbé mon combat contre l’injustice, contre l’incompréhension de l’autre, la bataille contre le renoncement, d’essayer de contribuer à améliorer la société. La difficulté de vie due à l’état de santé des personnes polyhandicapées devrait par nature créer des solidarités avec les valides, ne serait-ce que par fraternité. Au lieu de cela, j’ai pu constater chez certains de mes au mieux de l’indifférence, au pire du rejet et de la moquerie. Je ne généralise pas, tous ne sont pas comme ça mais avant que ces derniers deviennent solidaires et impliqués pour une société inclusive il me faudra continuer à éduquer et démontrer à mon niveau que nous avons beaucoup plus en commun que la différence perçue au premier regard. Mon fils me force à avancer car je n’admettrai jamais que sa différence constitue une fin de non-recevoir à son acceptation dans la société.

Il est vrai aussi pour moi que ma capacité à être patient a dû augmenter, par rapport à mon fils évidemment mais surtout celle envers nos institutions. Concrètement, avoir à remplir tous les 2 ou 3 ans les documents de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). dans lesquels il est demandé un projet de vie (rien que les mots de projet de vie ont résonné longtemps dans ma tête la première fois que je les ai lus sur des documents officiels) pour mon fils, des questions nombreuses où l’on noircit toujours la même colonne « ne sait pas, ne peut pas… ». Ce rappel continu des incapacités de mon fils… Ces démarches pour créer des structures d’accueil pour les personnes polyhandicapées où les décideurs, tout en rappelant la légitimité de nos revendications, nous signalent leur impossibilité de couvrir ces besoins en dépit des lois existantes…
Il me semble qu’Albert Camus avait énoncé qu’une société se jugeait à l’état de ses prisons… Moi, je pense qu’une société peut être évaluée à la place qu’elle accorde aux personnes les plus fragiles dont notamment les personnes handicapées, ces dernières étant exclues de la norme par nature. L’intégration ne peut se faire qu’à condition d’une réelle volonté de la société, à l’heure où des réflexions sont en cours pour édulcorer les principes d’accessibilités, mes remarques pourraient prêter à sourire, si ce n’était pas si triste.
Pour conclure, mon fils m’apporte par ses sourires lorsqu’il veut me montrer qu’il a compris une phrase que j’ai prononcée et qui le concerne, par son naturel « câlin » (à 12 ans c’est rare !), par ses petits progrès qui nous semblent à chaque fois d’immenses avancées. Si j’osais dire tout le bonheur que sa présence m’apporte, la MDPH pourrait considérer ne plus avoir à me verser une allocation…

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud

Notre pays s’est efforcé à travers les trente dernières années de mettre en œuvre une politique moins indifférente que par le passé à la cause des personnes handicapées. Des acquis en attestent, et pourtant le contexte présent s’avère à cet égard plus incertain et fragile que jamais tant semblent s’imposer d’autres priorités sociales, d’autres urgences politiques, dans un contexte de désinvestissement de l’État, de crise économique et d’atomisation de la société à travers des revendications individualistes bien souvent peu préoccupées du bien commun.
Au-delà des traitements médicaux, des si pénibles tentatives de réadaptation, de rééducation, du suivi au long cours dans le soin au domicile ou en institution, accompagner la personne et ses proches dans le parcours du handicap ne peut se comprendre qu’en termes d’exigence et de revendications politiques. Par quelles approches et quelles évolutions dans nos mentalités et nos pratiques, parvenir en effet à reconnaître une citoyenneté, une appartenance et une existence dans la cité à des personnes si habituellement contestées en ce qu’elles sont, exclues des préoccupations immédiates, acculées à un statut approximatif et précaire, survivant à la merci d’une condescendante charité publique ou d’initiatives associatives elles-mêmes vulnérabilisées par des arbitrages économiques contraints ? Cette absence d’un regard, d’une attention vraie — si ce n’est dans l’espace relativement confiné du domicile ou d’instances spécialisées propices à une hospitalité vraie, assumée ensemble par des professionnels engagés et des proches vigilants — est révélatrice d’une incapacité à saisir la richesse que recèlent ces existences — autant de faits d’humanité dont la valeur et la signification ne peuvent que renforcer un souci exigeant du bien commun dès lors que cette intelligence du réel, cette expérience dans sa singularité même peuvent nous enrichir là même où la modernité nous a appauvri.
Les réalités du handicap sollicitent ainsi une prévenance qui trop souvent s’avère carentielle. Comment comprendre l’accueil, la reconnaissance, la position parmi nous de personnes inattendues en ce qu’elles révèlent de notre humanité, indispensables dans ce dont témoigne leur présence parfois énigmatique ? Notre considération à leur égard sollicite d’autres registres que ceux des conventions établies ou des protocoles organisationnels qui délimiteraient a minima un cadre d’intervention. À contre-courant des évidences sommaires, des résolutions incantatoires ou des procédures réductrices, s’impose à nous une nécessaire capacité de dissidence, une position de contestation propices à une faculté d’intervention soucieuse de l’expression rebelle de ces personnes inquiètes à chaque instant, quand elles le peuvent, de la continuité d’un fil de vie, revendicatrices d’un espace de liberté, d’expression de soi au-delà de ce que sont les entraves, les limites oppressantes. Y compris lorsque les mots sont indicibles, murés dans l’immobilité et le silence, parfois évoqués par un regard qui ne trompe pas et révèle l’étrangeté d’une sagesse défiant nos certitudes.
La personne affectée d’un handicap est trop habituellement révoquée en ce qu’elle est, et ramenée à la condition péjorative du “handicapé”, en quelque sorte déqualifiée ou disqualifiée. Là même ou nos responsabilités humaines sont les plus fortes à l’égard de personnes dont l’existence tient pour beaucoup à la sollicitude qu’on leur témoigne, c’est en termes de parcimonie, de négligences et parfois de renoncements que dans nombre de circonstances nous leurs concédons une attention dédaigneuse.
Je demeure fasciné par ce que des personnes handicapées, leurs proches et aussi ceux qui maintiennent une présence vraie auprès d’eux, affirment d’un attachement à l’existence, d’une confiance et d’une résolution irréductibles aux expériences du mépris, à la détresse que suscitent les circonstances de la solitude, la sensation d’être en quelque sorte déplacé, « de trop » dans une société mystificatrice et, plus qu’on ne l’admet, discriminatrice. Cette posture d’engagement, pour les personnes qui trouvent en elles les ressources d’un véritable combat, ce parti pris de vie et de dignité ainsi défendu au quotidien m’impressionne. Ils révèlent une conviction humaine, un courage qui si souvent nous manquent.

La position de cette personne qui peut être entravée dans sa possibilité d’exprimer — selon les modes qui nous sont habituels — ce qu’elle recèle de richesse intérieure ainsi que son besoin d’existence et d’intense partage, tient pour beaucoup à l’espace qu’on lui confère auprès de nous, dans nos existences. Qu’avons-nous à vivre avec elle si l’on estime que rien ne nous est commun, que l’étrangeté de sa manière d’être la condamnerait à demeurer étrangère à ce qui nous constitue ? Déplacée, imprévisible, en dehors des normes et déjà hors de notre temps, parce que vivant dans sa vie la dimension concrète d’un handicap qui l’assujettirait à une condition de dépendance, cette personne en deviendrait comme indifférente. Son existence ne nous importerait pas, ne nous concernerait pas. Elle n’existerait pas, si ce n’est, à bas bruit, dans l’invisibilité et aux marges de la société, dans la réclusion, là où rien ne saurait déranger nos convenances et solliciter la moindre prévenance. Dans un « entre soi » évité et négligé, au sein de familles ou d’institutions repoussées dans cette extériorité qui les dissimule à la visibilité, à une authentique sollicitude sociale.
Il nous faut inventer des possibles, renouer avec l’humanité, reconquérir des espaces de vie, édifier ensemble un avenir, susciter des relations, vivre la communauté d’un espoir, exiger de chacun d’entre nous la capacité et la subtilité d’une attention. Il nous faut défier les préventions et les peurs — elles font de ceux qui semblent nous être différents ces étrangers qui nous deviennent indifférents, lorsqu’ils ne suscitent pas, dans des affirmations extrêmes, une hostilité portée jusqu’à leur contester le droit de vie.
Apprendre l’autre, le découvrir, le reconnaître dans sa vérité et sa dignité d’être, c’est aussi envisager la rencontre inattendue avec ce que nous sommes au-delà des postures convenues ou des renoncements désastreux.

 

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