Pourquoi « Plus digne la vie » ?

Damien Le Guay
Philosophe, critique littéraire, auteur (entre autre) de Qu’avons-nous perdus en perdant la mort ? (Cerf, 2003), membre du Conseil exécutif de Plus digne la vie

Personne n’a le monopole de la dignité. Certaines personnes, sans vergogne, s’en emparent pour en faire une arme de combat. Toutes les occasions sont alors bonnes pour faire avancer « La » Cause, la leur, meilleure que toutes les autres. C’est ainsi que, portés par des médias complaisants, des « affaires », comme celle de Vincent Humbert ou de Chantal Sébire, sortent régulièrement. Elles mettent en avant des situations, toujours dramatiques et toujours tronquées, qui laissent à penser que « donner la mort » serait la seule solution, « l’ultime liberté », le dernier progrès. Il y aurait, comme ne cesse de le dire François de Closets, un complot « des mandarins et des cardinaux contre le peuple ». Cette élite, gangrenée de corporatisme et infusée de certitudes religieuses, laisserait souffrir les personnes en fin de vie et refuserait les « progrès » qui s’imposent un peu partout en Europe.
Cette vison des choses est solidement ancrée dans l’air du temps médiatique. Rien, d’une certaine façon ne semble pouvoir la changer. Alors, quand des commissions parlementaires se mettent en place pour écouter les uns et les autres, pour aller examiner à l’étranger la portée réelle des « progrès » en question, pour prendre du recul et faire la part des choses, quand les députés, après un énorme travail, se mettent d’accord à l’unanimité sur une loi, dite « loi Leonetti », qu’ils examinent à nouveau, le débat médiatique, pour autant, ne semble pas avoir évolué d’un iota. Dans une sorte de surdité, il revient toujours le même « conforté » par des vagues répétées et bien orchestrées d’affaires dramatiques montées en épingle et gorgée d’émotions comminatoires.
Allons-nous enfin prendre en considération les situations réelles, les acteurs réels, les cas réels pour mieux sortir des faux débats et de quelques situations trop simples pour être vraies ? Telle est la question. Question de démocratie et donc de modestie aurait dit Albert Camus.

Et si la dignité était partagée ? Partagée, nombreuse et plurielle. Et si la dignité était surtout pratiquée, de mille et une manière, par des milliers de soignants, d’aides, d’accompagnants, de médecins, de bénévoles et d’infirmières qui, jour après jour, loin de la certitude de certains ou de la paresse des médias, travaillent à soulager la douleur, à apaiser les souffrances, à prendre en charge les petites et grandes misères humaines ? De quelles misères parlons-nous ? Celles du handicap, de la mort prochaine, des maladies lourdes, des gens abandonnés au point de n’intéresser plus grand monde, des exclus, des sans-issues et des sans-voix. Ce travail là, ces gens là, ces pratiques là sont invisibles pour le reste de la société. Ces milliers de gens « du terrain » n’ont pas voie au chapitre des médias, restent ignorés du plus grand nombre. Sur les tréteaux cathodiques, les autoproclamés détenteurs de « La » dignité lancent des anathèmes contre les uns, morigènent les autres, tandis que dans les coulisses de la société, des milliers de personnes agissent, avec leurs moyens pour redonner confiance et dignité, vie et assurance à ceux qui se sentent exclu de la vie sans pour autant se résoudre à se croire en trop. Tout est là : ont-ils tort de se croire encore dignes de vivre ? Devraient-ils se résigner, d’eux-mêmes, à disparaître corps et biens ?

Cette immense et invisible société civile de la dignité, une dignité a reconquérir et à promouvoir, doit être entendue, vue, reconnue. Il le faut. Non pour relancer de furieux débats, mais pour prendre en considération la complexité sans fin des situations, pour profiter des moultitudes d’expériences accumulées, pour quitter le noir et le blanc des certitudes, mais surtout pour entendre avant tout les courageux acteurs de la dignité et d’une vie toujours à reconquérir. La vie est toujours « plus » qu’elle-même. La dignité est toujours « plus » qu’elle-même.
Nombreux sont ceux qui partagent cette lutte au jour le jour pour redonner vie à un regard, espoir à une parole, confiance à un geste. Là demeurent des gisements infinis de dignité qu’il faut avoir l’humilité de regarder, d’écouter, de prendre en considération. Individuellement ou collectivement, aurons-nous, nous tous, ce courage et cette lucidité ? Tel est le pari qu’il nous faut faire.

 

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