Le souci d’autrui : une responsabilité éthique

Marie-Thérèse Graveleau
Professionnelle intervenant dans le champ du polyhandicap, étudiante en master Éthique, science, santé et société, Espace éthique/AP-HP, université Paris-Sud 11

Du rapport de soi à l’autre

Le souci d’autrui est il à entendre comme la préoccupation, l’intérêt que j’ai pour l’autre, le prochain, ou est-ce la préoccupation, le souci que je suscite chez l’autre en étant ce que je suis ? L’expression « le « souci d’autrui » intègre dans son énoncé un mouvement d’aller-retour qui interroge sans relâche ce lien essentiel, dynamique et continu du rapport de soi à l’autre, sans pouvoir définir ce qui est premier de soi ou de l’autre.
Évoquer autrui c’est présupposer un soi qui s’engage dans un travail continu d’élaboration personnelle et de rencontre d’autrui, rencontre à laquelle on ne peut se dérober sans courir le risque de mettre en péril sa propre humanité.
Le souci d’autrui peut être entendu comme le questionnement de cet autre qui me sollicite en tant que professionnel sur ma capacité à être dans l’engagement de soi, engagement qui me fait être auprès de lui. Le souci d’autrui peut être entendu aussi comme une dimension fondamentale de l’exercice professionnel au regard de la situation des personnes dites polyhandicapées en particulier et de leurs familles, exercice qui n’est pas premier dans la société mais qui est secondaire à l’existence des personnes concernées. Mon propos est construit en lien avec mon expérience de direction de deux structures : la direction pendant cinq ans d’un établissement accueillant des enfants et des adolescents polyhandicapés et la direction du Centre de ressources multihandicap pendant douze ans.

Il m’a semblé à plusieurs moments de ma vie professionnelle que les personnes initiatrices du service où j’exerçais me guidaient dans la découverte de l’étendue de ce que j’ignorais et m’invitaient, dans cette fraction de chemin parcouru ensemble, à me mettre au travail sur un plan théorique toujours nourri d’abord de cette rencontre riche de la complexité du souci d’autrui.
Être en fonction de direction d’une structure créé dans un projet associatif à partir des besoins des personnes identifiées comme vulnérables et dépendantes et de ceux de leurs familles, structure inscrite dans un cadre législatif et financée par un budget contrôlé par l’État, c’est être dans la responsabilité d’un cadre qui doit assurer sa mission de « prise en charge et de prise en compte de ces personnes dans le respect de la dignité de chacun ».
Cependant penser les besoins et les désirs de l’autre, avoir pour mission l’élaboration d’un projet pour lui et avec lui d’une vie bonne et heureuse, et en garantir avec sa famille, avec une équipe de professionnels et différents partenaires la réalisation la plus favorable, c’est être dans une posture dont le coté vertigineux et illusoire est immense. C’est prendre conscience que cette place occupée au nom du souci d’autrui n’a de sens que si elle s’enracine dans un non savoir de l’autre a priori et dans une écoute de l’invitation qu’il nous fait d’être à ses côtés pour lui permettre de vivre pleinement sa place de citoyen, place dont la société doit se porter garante.
C’est être vigilant au consentement qui vient valider nos propositions, consentement donné par une personne, enfant, adolescent ou adulte dont les moyens d’expression sont certes peu habituels, mais qui n’ont pas la fausse clarté de l’évidence, du même, ce qui nous ferait courir le risque d’anticipations faciles, hâtives et inexactes.
C’est faire l’expérience de la singularité et de l’étrangeté d’autrui qui nous demande de prendre la mesure du temps nécessaire à une réelle rencontre exigeant une mise au travail sans relâche dans un mouvement continuel de recherche où théorie et pratique s’interpellent et s’enrichissent. Ainsi le souci d’autrui est plus qu’un engagement une convocation qui est formulée par la personne directement concernée – initiatrice du service par sa vulnérabilité et par sa dépendance – à sa famille et aux différents acteurs qu’elle mobilise et plus particulièrement à ceux dont la responsabilité est l’encadrement d’équipe et le lien avec les différents interlocuteurs décideurs.
Ce souci d’autrui s’inscrit dans une relation où chacun de nous est interrogé dans nos fonctions, que ce soit celles de membres de la famille dont les places, à l’intérieur même de la famille, sont différentes et dont les liens ont une force et un attachement souvent inconnus, que ce soit celles de professionnels qui doivent trouver leur juste place à partir de leur capacité à construire une présence attentive, compétente. Ce souci d’autrui n’est pas la construction et le déroulement d’une suite de relations entre deux individus, c’est une appétence continue à vivre le risque de la relation à l’autre multiple et diversifiée, à l’image de la pluralité des relations sociales dont chacun est construit.
S’inscrire dans le souci d’autrui c’est « faire l’expérience de l’altérité comme constitutive de l’ipséité elle-même non pas soi même semblable à un autre mais soi même en tant qu’autre » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre). Ceci demande à chacun de se questionner sur sa capacité personnelle à être dans le souci de soi. Comment pouvoir penser le souci d’autrui dans notre relation à l’autre sans s’arrêter sur ce que l’on est, en tant qu’être en devenir, c’est à dire sur ce que sont nos désirs, nos aspirations, nos valeurs, nos difficultés ? Comment prendre la mesure de notre attachement à l’autre dont notre projet et d’en prendre soin, sans entrer dans un questionnement et une réflexion auxquels notre responsabilité de professionnel nous convoque sans relâche individuellement et collectivement ?

Reconnaître l’autre au cœur des pratiques professionnelles

Être professionnel, c’est être soi même dans une fonction, c’est aussi s’être construit dans une histoire familiale, dans une histoire personnelle faite de rencontres, dans une histoire professionnelle où théorie, pratique et questionnement ont toujours été étroitement liés.
C’est témoigner de la tension continue qui sous-tend le rapport à soi même ; le rapport de soi même à l’autre dans une relation individuelle avec l’enfant, l’adolescent, l’adulte initiateur du service, avec les membres de sa famille, avec le professionnel directement concerné ; le rapport de soi même aux autres groupes constitués, que ce soit l’équipe de professionnels de la structure, les partenaires hospitaliers, sociaux, les organismes de contrôles et les pouvoirs politiques.
Si le souci d’autrui est une convocation, un élan qui fait suite à l’appel de l’autre du fait de sa fragilité, de sa vulnérabilité pour imaginer et garantir la prise en compte de ses besoins, de ses désirs au nom de son bien, comment y répondre ? Comment lui assurer que je serai en mesure d’être à l’écoute de ce qu’il s’exprime, avec les moyens dont il dispose pour formuler sa demande ? Comment serai je en capacité de mesurer l’écart entre ce qui m’est demandé par la personne elle-même et sa famille, et ce que je lui propose ? Comment alors, à partir de cet écart, pourrai-je identifier ce qui est de mon impossibilité à répondre du fait de l’organisation, de l’ignorance ou de la frilosité des partenaires ? Ceci ne peut en aucun cas alors être résolu ou balayé par une non reconnaissance de la légitimité de la demande.
Ainsi, la temporalité des activités, l’organisation des différents temps rythmant la vie en collectivité, les demandes des familles quant au moments de rencontre avec leurs enfants dans les établissements ou de venues à domicile constituent des événements parmi d’autres qui viennent perturber le bon fonctionnement de l’établissement décrit dans le projet et rappelé dans le règlement intérieur. Cependant que de telles demandes puissent être exprimées témoigne de leur importance et de la nécessité de les accueillir comme premier élément d’une mise au travail pour construire un échange.
Pouvoir y répondre immédiatement ou en différer la satisfaction, ou encore ne pouvoir acquiescer à la demande ne peut contester en rien la réalité de cette demande et son bien fondé pour celui qui l’exprime. La nature de la réponse illustre la limite de l’organisation quant à la prise en compte de la spécificité individuelle et de l’expression du désir dans un fonctionnement collectif qui par ailleurs proclame la nécessité du projet individualisé au plus près des besoins de la personne concernée. Et si les raisons économiques ou organisationnelles évoquées étaient des leurres qui dispensent les acteurs décideurs d’une réelle mise au travail dans une responsabilité partagée ?

Se risquer à l’écoute de l’autre

Ce paradoxe convoque l’organisation sous la responsabilité de la direction à une mise au travail continue avec les personnes accueillies, avec leur familles, les associations gestionnaires, les pouvoirs administratifs et politiques pour accueillir ce qui met à mal, ce qui déroute, ce qui bouscule comme des invitations à créer des lieux d’échange, d’élaboration du quotidien. Ce travail permet alors la construction de propositions qui seront guidées par le respect et la reconnaissance du caractère inaliénable de cet autre au nom duquel le service est déployé.
Cette capacité d’écoute des personnes les plus vulnérables et les plus dépendantes ne peut exister que si chacun des professionnels s’inscrit dans le projet collectif en tant qu’acteur légitime, c’est à dire qu’il puisse mobiliser ses compétences et s’engager dans l’exigence du risque de l’écoute d’autrui. Cette écoute de l’autre demande une présence réelle entière dans un temps précis et avec une distance suffisamment bonne pour reconnaître la singularité de la demande et avancer une proposition qui permette à l’autre de l’accepter ou non en le signifiant par ses réactions plus ou moins élaborées.
Il s’agit d’un travail exigeant qui ne peut être mené par les professionnels que s’ils ne se malmènent pas les uns les autres et s’ils ont l’assurance d’une reconnaissance de la complexité de leur pratique. Ceci suppose que leur responsabilité soit sollicitée non pas tant sur le registre du permis ou de l’interdit mais dans un engagement éclairé vis à vis de l’autre, ce qui leur permet d’être dans une vrai disponibilité pour une rencontre toujours nouvelle au nom du souci d’autrui.
Cette dimension de travail continu d’élaboration de la pratique et d’apport de références théoriques n’est possible au quotidien que si l’ensemble de l’équipe de direction en est le moteur et le garant.
Comment alors s’inscrire dans ce quotidien complexe et difficile à une place de direction ? La mise en jeu de cette fonction, de cette responsabilité s’inscrit dans un rôle d’interface entre les différents partenaires, rôle dans lequel il est nécessaire de veiller à la lisibilité du cadre construit validé et dans lequel il convient de s’appuyer sur la dynamique du quotidien qui permet de reconnaître la personne accueillie dans son rôle d’initiateur de la dimension créatrice de la pratique des professionnels.
L’évolution des associations qui pour beaucoup sont à un tournant de leur histoire avec la préoccupation de la continuité de leur mission et éventuellement la relève dans leur présidence contribue à rendre parfois moins identifiables la dimension d’aventure et leur rôle fédérateur en interne. Ceci peut contribuer à rendre difficile pour certaines directions l’inscription de la pratique quotidienne dans un projet dynamique. Ces difficultés conjoncturelles si elles sont peu ou pas travaillées privent alors les acteurs de la co-construction d’un avenir de veille et de réflexion.
Enfin les instances politiques décisionnelles ont du mal à se saisir des propositions de recherches appliquées concernant en particulier l’éducation et le développement des capacités des personnes concernées par ces services, comme la nécessité de prendre en compte l’importance cette dimension de responsabilité qui traverse toute la pratique des différents acteurs. Or ceci n’est rien d’autre que le respect de la dignité de la personne, et cela correspond à sa responsabilité envers tout citoyen au regard de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Le souci d’autrui est une exigence, un fondement de cette humanité qui nous constitue, il n’est pas d’emblée inscrit dans le respect d’autrui et le souci de soi, il est une des composantes de notre lien à l’autre qui doit nous maintenir en vigilance continue.
Le souci d’autrui, dimension fondamentale dans l’exercice professionnel est avant tout un questionnement personnel sur notre propre capacité à être dans le souci de soi. Ainsi on peut considérer que la personne en grande vulnérabilité et dépendance par son existence mobilise un réseau relationnel qui peut s’étendre de la famille, aux amis et aux professionnels mais cela ne dit rien de la qualité de la mobilisation ni de la qualité de la place où elle est attendue. Cependant la place qui lui est assignée questionne assurément le souci de soi de celui qui l’a définie.
Le souci d’autrui est lié au « souci de soi qui ne s’inscrit pas dans un exercice de la solitude mais dans une véritable pratique sociale » (Michel Foucault, La culture de soi. Histoire de la sexualité III). Cette pratique sociale est l’affaire de chacun mais aussi de l’organisation en tant que collectif. L’engagement et la responsabilité de ses membres contribuent à garantir à chacun l’exercice du souci d’autrui au risque du souci de soi ou peut être l’inverse.

 

Laisser un commentaire