Auprès des malades atteints de SLA et de leurs familles : une éthique de la réalité

Nadine Le Forestier
Praticien Hospitalier Neurologue, Centre SLA Ile-de-France, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP

Depuis une poignée d’années nous organisons au sein du centre SLA d’Ile-de-France, de façon encore irrégulière, des tables rondes de discussion sur les questions éthiques soulevées régulièrement lors de nos pratiques de soignants auprès des patients souffrant de SLA. Ces réunions sont ouvertes à tous, aux soignants du centre mais aussi des unités de réadaptation fonctionnelle, des services de moyen et long séjour, des unités mobiles de soins palliatifs ou services d’USP de l’Ile-de-France, aux philosophes, juristes, socio anthropologues, familles de patients et bénévoles du monde associatif.

L’étayage de la pensée sur l’étape qu’est l’annonce diagnostique, vérité immorale déclarée, montre que la responsabilité du soignant repose sur un paradoxe : respecter le patient et sa famille en leur annonçant l’inacceptable d’une dislocation existentielle. Il ne faut pas toutefois, dans l’ambition de parfaire cette étape essentielle du soin qu’est l’annonce, et en multipliant les réflexions et enquêtes, dériver vers une chosification de la procédure pour que cela se passe bien. Au mieux, cela se passe le moins mal possible mais le plus souvent de toute façon mal. L’annonce reste un double échec : celui du patient qui est acculé à l’écoute de l’inintelligible et celui du médecin qui se doit, dans un temps fini, de tenter de faire admettre au patient ce qu’il sait déjà, à savoir sa finitude et par quoi sa finitude est déclarée. Il est donné au patient et à sa famille à penser, à cet instant, la mémoire du futur. A la sortie du bureau de consultation, après l’annonce, le patient « se souvient ce qu’il va devenir ». Cette expérience sidérante sur le devenir obnubile le présent. Une pensée emmurée dans la mémorisation perdante du physique et du faire. Et pourtant, face à cet impensable qui aliène jusqu’à la liberté la plus infime d’être là sans quête, face à cette annonce axiomatique d’une « souffrance parce que la synthèse n’est plus possible », et contre la vague immanquable et envahissante de la culpabilité « qui est une fabrique de fausse monnaie » selon Philippe Sollers, les malades survivent. Ils ont du génie : que mobilisent-ils en eux, par quel recours et comment ?

Le médecin qui s’engage dans l’annonce s’efforce de porter cette lueur d’humanité qui permet de recréer l’ouverture dans la promesse d’un non abandon et d’un parcours jusqu’où le patient veut. Il y a interdépendance dans ce compagnonnage, dans cette relation de partage mettant en exergue une éthique du quotidien. Dans l’annonce du précaire et du provisoire il faut tout de même créer du robuste, du rationnel, du signifiant. « Cette annonce est impraticable » se plait à dire Emmanuel Hirsch considérant la pratique du moindre mal à cet instant comme mission impossible. Et pourtant la dynamique de cet instant, tout en marquant les limites d‘un savoir chétif et les frontières de ce qui peut être assuré et soutenu, doit permettre de faire comprendre aux patients et à leurs proches le solide du choix de dire et de révéler en s’exposant dans le soutien de la précarité. Les vulnérabilités multiples qui s’expriment dans l’engagement des soignants sont signes d’humanité plutôt qu’indécence d’oser exhiber un fragile espoir. Le prendre soin privilégie l’indispensable, s’ajustant à chacun pour qu’il y ait encore de la vie, du désir, du souffle d’existence. Arrimer le peu d’essentiel dans une culture de l’instant et réinstaller la simplicité, ce qui par essence restitue la place de l’autre.
Il n’est pas vain de dire qu’on fait la découverte de ce que l’on est dans les extrêmes, force qui défie l’évidence. Par la bienveillance, la justesse, le respect et la loyauté les soignants et bénévoles ont la conviction profonde d’une richesse : la présence d’une liberté insoupçonnée pour ces patients et familles éprouvées. Le silence permet de reconstituer la confiance et la relation, notamment dans les circonstances qui assurent l’intégrité de part et d’autre. Qu’est ce que l’on fait ensemble pour vivre la dignité ensemble ? Les malades savent que le médecin va mal, qu’il est en pleine culture du doute, de l’humilité dans le questionnement et que cela fragilise longuement. Les malades devinent que les bénévoles sont « passés par là » et sont à présent près d’eux, non pas pour témoigner mais pour épauler, écouter, accompagner et protéger.

Il ne peut y avoir de procédure dans « l’annonce et sa suite » car empêcher de douter est une culture de l’efficience destructrice. Parce qu’il est difficile d’être dur lorsque l’on est obligé de l’être dans un moment où compassion et soin (care et cure pour les anglo-saxons) s’enchevêtrent dans un savoir à révéler, le médecin s’expose à cet interstice fragile de la rencontre de sa subjectivité dans l’objectivité de l’instant, de la pudeur dans l’impudeur. Le moindre mal est donc d’éviter le pire, le mince espace résiste pour laisser s’engouffrer un souffle d’espérance.
C’est pourquoi la multiplicité des intervenants, médecins, soignants et bénévoles, aide à cette éthique du quotidien. Une éthique de la réalité.

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